Récits

Récit de Christiane Schloesing sur son parcours de vie, de foi et d’engagement

ECOUTER -TEMOIGNER

« Souviens-toi de ton Créateur aux jours de ton adolescence »

« Il y a un temps pour chaque chose » (L’Ecclésiaste)

Le temps de la division, à l’écoute de mes parents

Le temps des premiers témoins ; une foi qui se construit dans les rencontres

Le temps d’un partage privilégié, ensemble témoins de l’Evangile

Le temps d’une écoute-témoignage implicite

Le temps venu d’une écoute en Aumônerie, de l’implicite à l’explicite, un va-et-vient subtil et nécessaire

Le temps d’aujourd’hui : « témoins d’une confiance contagieuse en l’autre, en demain »

 

Le temps de la division, à l’écoute de mes parents

Une mère protestante, engagée dans une Eglise locale vivante mais silencieuse sur sa foi, aux côtés d’un père hostile à ce qu’il appelait des « bondieuseries » qui le révoltaient, en butte avec la représentation d’un dieu sadique, jouant avec l’homme livré au mal comme avec une marionnette… Quel soulagement et quelle libération pour moi plus tard quand des théologiens ouverts aux sciences humaines ont explicité et reconnu les méfaits d’une croyance en un dieu pervers, tout-puissant, omniscient, tyrannique : celui qui, confondu avec un surmoi tyrannique, alimente honte, culpabilité et révolte. Une même parole n’a pas les mêmes effets : » Dieu te voit, Dieu connait tes pensées, Dieu sait tout ce que tu fais » peut inquiéter voir terroriser l’enfant un peu trop sensible et soumis.

En somme une bonne école pour penser une foi enfantine, qui n’avait pas le temps de s’endormir sur les questions de l’existence de Dieu et de l’existence du mal …des questions qui faisaient mal, des repas familiaux tendus, chargés pour moi d’incompréhension, de vaines argumentations… d’un désir énorme de me faire entendre, d’entendre et de faire entendre autre chose mais avec quels mots ? Comment choisir le dimanche matin, entre un culte avec les catéchumènes, et la découverte d’un musée avec mon père ? La compétition, la lutte d’influence entre deux centres d’intérêt, la négociation hebdomadaire avec mes parents et d’une partie de moi avec moi ne manquaient pas de sel, nourrissaient à la fois une certaine pugnacité et une division… douloureuse.

Le temps des premiers témoins : une foi qui se construit dans les rencontres

Les paroles entendues ailleurs, dans un climat plus serein, en avaient d’autant plus de poids. Des études bibliques entre jeunes où l’on me donnait la parole, les grandes questions de l’adolescence explorées dans le cadre de la FEDE, la place que me faisait en son sein l’Aumônerie catholique de la Faculté de Nanterre dont celui qui allait devenir le Cardinal Danielou remplissait les amphis en 68 !!, tout cela était enthousiasmant pour celle qui cherchait à nourrir et à exprimer sa foi « protestante » avec d’autres. LES AUTRES, les premiers AUTRES auxquels me confronter, c’était les Catholiques ; très peu politisée je perdais chemin faisant un ami étudiant devenu marxiste, un amoureux qui se disait sioniste… nos convictions, nos idéologies -matérialisme contre idéalisme- déjà nous séparaient. On se séparait « pour la bonne cause », en pressentant que les orientations de nos vies étaient déjà tracées, avec de l’inconciliable.

A l’abri et au contact de l’euphorie subversive de Mai 68 ce fut le temps transgressif d’une amitié amoureuse avec un prêtre… haïtien : un autre, doublement autre : nous crûmes très fort, dans le sillage tout frais et exaltant de Vatican II, que le temps du mariage des prêtres était proche …et je fus invitée à partager avec ses collègues de l’autre bout du monde des eucharisties qui ne pouvaient être que bénies par un Dieu commun et compatissant.

Le pasteur bienveillant de mon adolescence (Alfred Richard-Molard) et l’ami prêtre idéaliste ( le Père Hubert Constant qui deviendra Archevêque en son pays) m’ont mise en chemin. Deux figures tutélaires, protectrices et aimantes, deux témoins de l’Evangile dans une forme de radicalité puisqu’ils y consacraient l’un et l’autre leur vie. La décision de commencer des études de théologie à Montpellier, au risque de la déception paternelle, s’est prise dans la foulée …et j’ai rencontré Louis dont je partagerai 33 ans la vie et le ministère. Comme le dit plaisamment Michel Dautry dans Réforme au sujet de sa passion de l’orgue « on croit faire des choix mais les choix sont faits … ».

Le temps d’un partage privilégié, ensemble témoins de l’Evangile

Mai 68 était passé par là et venait irriguer l’utopie évangélique : repenser le monde et les évènements c’était refaire le monde avec les étudiants et jeunes travailleurs du CENTRE AGAPE naissant ( à Clermont-Fd ) dont Louis était l’ aumônier, aumônerie partagée avec les collègues dominicains ô combien précieux et éclairés. Mai 68 et l’Evangile : on n’y voyait pas d’opposition, des aspirations communes exaltantes au contraire : subversion, créativité, inventivité, dimension communautaire plus égalitaire, l’occasion d’ouvrir tout grand la porte du bureau pastoral et d’accueillir en couple, de découvrir ensemble les interrogations des uns et des autres, dans une écoute et une porosité chaleureuses : philia, agapê et éros faisaient souvent bon ménage, les traces de la division primordiale devenaient fécondes. C’est avec les plus agnostiques d’entre eux que nous célébrons une première veillée de Noël, sous la Croix, avec des textes et des prières de tous les horizons … dont la lecture dialoguée -devant des paroissiens étonnés- nous fait du bien et nous relie au-delà du visible. Entre nous, on est sacrément culottés ! et on prend des risques, ensemble, pour inclure dans nos rencontres et notre famille en devenir des jeunes adultes soignés en psychiatrie ouverte (temps de l’antipsychiatrie)

Quelle richesse d’habiter sur place, quelle cohérence aussi pour le ministère : les cultes théologiques et décapants du pasteur Alphonse Maillot à l’étage, un café parlotte ouvert en permanence sous nos pieds, dans de petits locaux en sous-sol, le tout inondé par les concerts d’orgue et les cantates de Bach.

Toujours dans le Souffle de Vatican II, des eucharisties sont régulièrement partagées sur le campus avec les étudiants et nos amis dominicains. Quelle liberté de ton et de pratiques !!

Mon expérience de l’Eglise et le monde se sont encore élargis grâce au CENTRE HUIT, à Versailles, dont Louis sera l’animateur à temps plein pendant 7 ans. Je ne suis plus seule à ses côtés. Le centre Huit est une ruche foisonnante dont 15 « permanentes » assurent l’accueil, chacune témoin à part entière avec sa personnalité et ses compétences. Travail biblique et actualité politique, sociétale s’interpellent et se tiennent par la main. Je ne donnerai que quelques exemples : organisation d’une permanence juridique pour les chômeurs, présence du planning familial, tables rondes hautes en couleurs avec, par exemple un ex-prisonnier, son ancien maton et un juge, une exposition avec des Cambodgiens à l’heure du génocide des Khmers rouges, la création d’un groupe « jeunes femmes » avec des mamans du quartier, un Festival Immigrés annuel et ça ça n’est pas rien à Versailles, côté Mairie …le tout coordonné par un Conseil d’Administration largement œcuménique parmi lesquels je compte, ainsi qu’au Centre AGAPÊ, mes plus fidèles amis d’aujourd’hui. Le ministère de Louis bénéficie pleinement de cette époque d’éducation populaire où des centres, adossés aux paroisses, expérimentent un peu, beaucoup, passionnément un espace nouveau hors temple, une liberté ouverte à la rencontre des autres (grâce à une équipe pastorale soudée).

Vous me donnez ici l’occasion -que je saisis- au sens de KAIROS- de rendre grâce pour l’ouverture combative et tolérante, la persévérance, la prise de risque (les murs du Centre ont été taggués par les militants fascistes de Renouveau Occident Chrétien) et la foi d’une poignée d’hommes et de femmes convaincus, grâce et par-delà leurs appartenances confessionnelles, mûs par une intranquillité inventive. Quelle joie, quelle grâce d’avoir été leur témoin, d’avoir pu témoigner avec eux d’une force et d’un souffle qui peut vaincre les méfiances, venir à bout des immobilismes et des préjugés, susciter des rencontres étonnantes. J’en rends témoignage aujourd’hui, ils ont élargi l’espace de leur tente et la mienne tout ensemble.

Le temps d’une écoute-témoignage implicite

Louis a été mon plus proche prochain, j’ai été le plus proche témoin de sa foi, d’une foi qui mettait les autres en mouvement, en appétit de vivre, de donner, de partager. Louis avait écrit son mémoire sur la Communauté des premiers Chrétiens et n’était pas homme à en rester aux idées… Il m’a aussi permis de refaire des études… de psychologie !

La question de l’écoute est au cœur des études de psychologie clinique (au chevet du malade). A l’hôpital, terre laïque, le psychologue doit taire ses convictions intimes. Et pourtant, apprendre à écouter l’autre, ses défenses et sa fragilité, son altérité et son étrangeté, son humanité souffrante et jouissante, ses révoltes, sa peur de vivre …c’ est d’abord lui offrir un cadre sécurisant où sa confiance puisse se déployer et… tendre l’oreille : devenir une oreille témoin. D’emblée témoigner que dans la parole, au fil de la parole, hésitante, ruminante, contestataire, désespérée, la force du désir souvent méconnu peut se dire : de l’autre est possible, un possible différent, renouvelant, inattendu qui permet d’exister.

«Parlez-moi, me disait une patiente consciente de ses troubles cognitifs, parlez-moi pour que j’entende autre chose que ce que je dis », elle demandait à sortir de son soliloque, de son appauvrissement langagier, de la confusion, du tohu-bohu de son âme. « J’aime bienvous avez toujours … » elle cherchait le mot « la pièce pour répondre », et c’était son mot à elle pour dire la dimension symbolique de notre échange. Malgré les déliaisons mentales, son adresse, sa supplique signaient les pulsions de vie, sa soif de rencontre.

Je pense à cette déclaration d’un autre malade, perdu dans le temps, que je rencontrais le plus régulièrement possible : « je ne sais pas si je vous ai connue à 0 ou à 10 ans, au début au milieu ou à la fin de ma vie mais c’est comme si je vous avais toujours connue », témoignant ainsi de sa mobilisation psychique, de son désir de retrouvailles, de continuité et de permanence dans une vie psychique pleine de trous.

Un autre, dont les forces s’amenuisaient de jour en jour, m ‘attendait pour me faire des récits de… bateau, de permis et de partie de pêche, un vieux rêve qu’il allait concrétiser dès qu’il irait mieux. « Qui mène-t-il en bateau ? » me disais-je. « Vous voyez, je rêve pour de bon » finit-il par déclarer. Entre rêve et réalité, que l’illusion est bonne, et bonne à partager, jusqu’au bout.

Comment, au chevet du malade, être suffisamment patient soi-même, comment trouver les mots qui touchent la psychè endolorie de l’autre, ceux qui vont peut-être lui faire signe, l’inviter à sortir de son repli, à dévoiler ses croyances, à reprendre le fil de ses démêlés intérieurs, de ses incertitudes, des histoires qu’il se raconte …jusqu’au bout.

La parole est à la fois écoute, adresse à l’autre et silence. La parole fait tiers entre soi et soi, soi et l’autre. Elle aide à sortir du chaos, elle met de l’ordre intérieur, elle désigne peu à peu un chemin, un sens possible… Dans le tréfonds de mon âme, des murmures et des bruissements bibliques, la résonance des sédiments fondateurs : le récit de la création comme parole qui sépare, qui différencie le ciel et la terre, la nuit et le jour, «La parole faite chair », OUI la parole façonne et humanise. Tout se passe comme si, au chevet du malade, Christ me désignait une place. Je dois me taire mais dans ce que je tais, Il est là, Présent- Absent, dans nos mots humains qui cherchent un sens et échouent à dire toute la vérité.

Ce témoignage implicite ne l’a pas été -implicite- pour un de mes chefs de service, chrétien catholique qui ne cachait pas ses convictions. C’est à la psychologue protestante et épouse d’un pasteur qu’il a demandé d’animer une session d’aumônerie catholique sur… l’écoute du visiteur…

Le temps venu d’une écoute en Aumônerie, de l’implicite à l’explicite, un va-et-vient subtil et nécessaire

L’appel à assurer des cultes en tant qu’équipe d’aumônerie nous oblige à un salutaire retour aux sources, aux Ecritures, et à une relecture chaque fois étonnante, nourrissante. Il s’agit en vérité de chercher-trouver des textes, prendre appui sur eux, les laisser nous parler.

La question de la confiance, par ex : le sommeil de Jésus à fond de barque dans la tempête, aussi décalé et surprenant que le murmure du vent du Dieu du Premier testament, est pour moi le symbole de sa Présence – à cœur battant !- au cœur de l’adversité et de nos tourments. Jésus dort. Il partage avec nous ce besoin si humain. Il nous rappelle le bienfait vital de renouer avec « un espace intime, intériorisé, un espace de grâce et de liberté, de solitude et d’abandon, de prière et de secret », nécessaire pour ne pas être engloutis par ce qui nous assaille au-dehors comme au-dedans. Dans le repli du sommeil, Il puise un regain de forces, une disponibilité renouvelée pour ses disciples affolés, une détermination, une parole qui apaisera le cours des choses de façon aussi inattendue que l’a été la tempête. Son sommeil nous montre le chemin d’un abandon confiant, quoi qu’il arrive, à ce qu’il advient et qui ne dépend ni de Lui ni de nous.

L’accueil de la souffrance, le silence et la parole :

Un autre texte soutenant : le récit de l’enfant possédé, nous dirions aujourd’hui épileptique, dans Marc 9 : quelques jours après la Transfiguration, sur une haute montagne, le vêtement blanc de Jésus, un temps de fulgurance, d’éblouissement, un temps hors du temps que les disciples aimeraient, à n’en point douter, prolonger, comme nous dans des moments de joie et de communion intense, Jésus reprend sa marche, c’est la brutale replongée dans notre monde. Un père vient à lui, c’est lui qui est au cœur du récit, un récit qui met en lumière son courage, celui de parler sans tabou de son fils, de son aliénation, de son insupportable comportement déshumanisé et déshumanisant. Ce dont il souffre le plus c’est de l’absence de parole : « il a un esprit muet », rien en lui qu’il puisse déchiffrer, entendre, rien auquel il puisse répondre. Un fils qui n’habite pas son corps, un fils auxquels les mots sont étrangers.

Et voilà que Jésus le relance, le prend au sérieux « depuis combien de temps cela lui arrive-t-il ? ». IL lui donne la force de raconter encore l’enfermement, les crises qui se répètent et le renvoient à son impuissance. Le père parle pour son fils muet. Il le fait exister. Juste après que Jésus lui-même a entendu sur la montagne la voix de son père : « Voici mon fils bien-aimé, écoutez-le ».

Nos rencontres en Aumônerie, souvent difficiles, émouvantes, angoissantes peut-être, appellent les textes, font qu’on s’arrête sur certains d’entre eux. On croit les choisir, ils nous choisissent. Ils se mettent à briller dans notre nuit spirituelle. C’est eux, en retour, qui nourrissent et éclairent nos rencontres.

Quelles représentations se font les malades d’un visiteur d’aumônerie ? d’un psychologue ? Il peut nous arriver d’être accueilli par un « je n’ai rien à vous dire, je n’y crois pas, de toute façon vous ne pouvez pas me guérir ». Au commencement, il y a souvent du mal – entendu (en écho au tohu-bohu intérieur, à nos maladresses langagières…). Permettre qu’un peu de repos intérieur, qu’un climat de confiance entre dans la chambre, apprendre à accueillir sans trop d’inquiétude tout ce qui s’y dit -ou pas- et s’y vit, comme ça vient, sans savoir dans quoi on se laisse embarquer …c’est un premier pas prometteur et fécond.

Marie-Hélène Boucand, médecin qui se découvre atteinte d’une maladie génétique rare, écrit dans un beau livre à plusieurs voix : « TOUS FRAGILES, TOUS HUMAINS » « je suis fondamentalement dépendante des autres, d’un Autre dont j’ai reçu la vie, et sa Présence se manifeste le plus souvent par la présence, très simple et dépouillée, d’un autre en humanité ».

Le temps d’aujourd’hui : « témoins d’une confiance contagieuse en l’autre, en demain »

C’est à une confiance contagieuse, en l’autre et en demain, que Laurent Schlumberger nous invite. Notre société conteste le rôle instituant des Eglises, son impact sur nos consciences, mais elle a besoin de témoins, d’hommes et de femmes qui, dans des rencontres risquées, exposent et s’exposent, simultanément. L’Église existe pour ceux qui n’y sont pas et n’ont pas reçu l’Évangile, elle est appelée hors d’elle-même, c’est en se décentrant qu’elle se recentre, c’est à la marge, à la périphérie, dit-il, qu’elle est dans le mille. En cela, je témoigne que mon Eglise est fidèle, dans la continuité, dans la succession des générations. Témoin auprès des autres, avec d’autres, c’est ce qu’elle essaie d’être et de faire, jour après jour, pas moins aujourd’hui qu’hier.

Quelques exemples : A Babel café, grâce à la Banque Alimentaire, partenaire indispensable, et aux locaux du Centre Social Gammes, on prépare et offre le dimanche matin des petits déjeuners aux sans-abri et aux plus précaires (entre 200 et 300 personnes ) : les bénévoles, une cinquantaine, se relaient et mettent en commun énergie, persévérance et gaieté : ils sont pour moitié chrétiens de différentes Églises aux côtés d’autres, sans appartenance religieuse, mobilisés par les hommes, les femmes et les enfants oubliés de la société.

Le Carrousel n’a ni toit ni mur, son existence repose sur la foi obstinée de quelques-uns. Ceux-ci arrivent à susciter des rencontres entre ceux et celles qui, distancés ou ignorants de l’Eglise, engagés associatifs ou entrepreneurs, acceptent de répondre à un appel : innover, co-construire dans le champ de l’économie sociale et solidaire.

En Aumônerie, la confiance instaurée avec les soignants peut ouvrir des portes à des demandes inattendues, les signalements dits »protestants » diminuent, mais l’isolement, l’angoisse existentielle de nos frères et sœurs en humanité n’ ont pas disparu et peuvent être aussi signalés et accompagnés « gratuitement ». La formation régionale de l’Aumônerie (Hôpitaux, Cliniques, Maisons de Retraite et de Soins confondus) est l’occasion d’avancer pas à pas, à tâtons, notre spiritualité pleine de questionnement anthropologique y est nourrie par l’apport et l’écoute de théologiens, de sociologues, de philosophes et aussi de soignants invités à témoigner à leur tour de leur expérience humaine dans un cadre qui n’est pas le leur. Nous nous interpellons mutuellement sur une dimension existentielle et spirituelle possible.

Mais notre Eglise est confrontée à de nouvelles donnes : celle d’un monde en deuil de récits fondateurs, de grandes utopies galvanisantes, un monde « plein » où l’hospitalité est en souffrance et exige un nouveau sens de l’accueil, une véritable conversion : chez soi on est désormais et on sera de plus en plus chez l’autre. Un monde où l’accélération technique, sociale rend difficile de se tenir à un projet dans la durée. Un monde où chacun d’entre nous peut être rattrapé par la précarité et la solitude. Un monde sur ses gardes, fasciné par la violence du fanatisme, ferment de toute religion quand elle est assoiffée d’absolu. Un monde soumis à l’effacement du religieux, considéré comme reste d’une pensée archaïque incompatible avec l’ Avènement et le Règne de la Raison et des Sciences.

Et voilà que me revient le récit de la Tour de Babel : Il n’est rien dit d’une colère ou d’une punition divine. Dieu descend et voit, il regarde, c’est dire qu’il nous garde, nous garde de nous-mêmes. La parole entendue comme venant de Dieu intervient comme une alerte, un frein, un cadre contenant. Dieu n’a rien contre nos aspirations, hors la démesure qui déshumanise. Il n’est pas question de destruction mais bien plus d’inachèvement : Il dit « brouillons leur langue et ils cessèrent de bâtir » : comme s’ils prenaient conscience qu’à force de regarder dans une même direction et toujours plus haut ils se perdaient de vue et ne se comprenaient plus. Ce que d’aucuns entendent comme une punition, Erri de Luca, agnostique pétri de bible, « témoin indirect » comme il aime à se présenter, l’interprète comme le don mystérieux d’une richesse infinie : « Voici qu’avec la multiplicité des langues se multiplient les horizons. Il ne fallait pas monter au sommet du ciel pour survivre, il ne fallait pas se retrancher dans une défense, mais se lancer à l’aventure du monde ».

L’inachèvement de la Tour de Babel, c’est la promesse de tout ce que recèle la rencontre de l’altérité, à hauteur d’hommes, c’est aussi la découverte de la finitude, justement : « consentir à la limite, l’accueillir, non comme une épouvantable frustration (celle qui mobilise des chercheurs de tous horizons pour s’assurer les conditions de l’immortalité), mais comme une bénédiction qui rend à nouveau la vie possible en l’ouvrant à l’inaccompli » nous dit Laurent Schlumberger. « Consens à la brisure » nous dit François Cheng, le poète.

En guise de conclusion

Je n’aurais pas témoigné ainsi de ma foi sans l’appel d’un frère en Christ, en la personne de Jean – Pierre Julian. Je n’aurais pas su non plus comment articuler des éléments bien disparates sans l’aide d’un autre témoin, d’un ami, Michel Bertrand, qui m’a donné à lire de magnifiques articles et certains de ses textes sur « Vivre et témoigner de la Parole ». Des repères suffisamment riches et solides pour me donner envie de me lancer à mon tour, avec mes mots à moi. Un témoignage personnel : vous avez entendu, je l’espère, comme il se soutient du témoignage des autres, de tous les autres que la vie, que Dieu a mis sur ma route. Comme une nuée de témoins …la nécessaire dimension communautaire dans le protestantisme : « Le chrétien a absolument besoin des autres chrétiens …il lui faut la présence d’un frère dont Dieu se sert pour lui porter et lui annoncer sa parole de salut » écrit Bonhoeffer.

J’ai essayé de parler autour de moi de ce travail d’écriture qui rende compte de ma foi, mais j’ai bien senti mon malaise, ma gaucherie, mes stratégies d’évitement devant des proches incrédules. Sans doute ne suis-je pas tout à fait libérée du silence maternel et de la révolte paternelle. Et si, conjoints plutôt que disjoints, ils ne m’aidaient pas, au fond, à plus d’ouverture, de disponibilité ? « je crois, viens au secours de mon incrédulité »supplie le père de l’enfant possédé. A me tenir sur le seuil, dans l’entre-deux interpellant de la foi et du doute mais aussi de la fidélité et de l’indifférence, de la croyance et de son rejet, de la tolérance et de l’intolérance ? J ‘ai souri d’apprendre que deux accueillis de Babel Café, assis sur un banc public se disaient : « c’est bien Babel Café, au moins là-bas ils nous foutent la paix avec leurs bondieuseries », ça me les a rendus d’emblée sympathiques !

Mais quel travail spirituel, langagier, quel engagement cohérent cela demande pour faire un sort à ces « bondieuseries » !! C’est elles, en grande partie, qui encombrent nos contemporains et font écran à la parole incarnée, vivante du Dieu biblique, Dieu de Jésus-Christ. Ne pas séparer le Dieu intime et le Dieu social, souffle Laurent Schlumberger, rendre au monde sa mémoire biblique, souffle Michel Bertrand, vivre la liberté et la joie, souffle James Woody …

J’ai essayé de dire devant vous ce qui, à la lumière de l’Evangile, a été et est important pour moi, les évènements qui ont compté pour moi, et qui continuent à donner du sens à ma vie. Je m’y suis autorisée, pour cela il a fallu que je me défasse de la crainte de vous agacer, de vous ennuyer, de vous donner l’impression de vous imposer quelque chose. Le témoignage a toujours un visage, je suis heureuse de rencontrer les vôtres et attends de votre écoute la joie d’un partage, de paroles vraies, dans la réciprocité.

Je crois que dans l’échange de parole inachevé, ouvert, Dieu se tient et s’incarne, car rien n’est clos.…

Christiane Schloesing,

Beauvoisin – Fête des engagés

17 Mars 2018

Articles in Etudes Théologiques et Religieuses (ETR), Tome 87 2012/3

Benoît Bourgine : L’avenir d’une subversion. L’humanisme évangélique à l’heure de la modernité liquide

Laurent Schlumberger : Témoins d’une confiance contagieuse

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Christiane Schloesing

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