Vers la fin de la première année de notre retraite, Olivier me tend un exemplaire de « Réforme » : « Lis cette annonce. C’est pour toi » : « Église huguenote de Berlin cherche pasteur bilingue pour sa communauté francophone ». Je ne me suis pas décidée tout de suite. Je pensais mériter la retraite après douze ans en Afrique, quatre enfants, près de trente ans d’enseignement au Bénin et en France et cinq ans comme pasteur de paroisse en Gardonnenque. Et j’avais commencé à cultiver mon jardin dans notre nouvelle maison.
Mais à bien réfléchir, je trouvais quand même interessant de retourner dans ma ville de natale ; ville où ma mère avait passé sa jeunesse et où je n’avais vécu que quelques mois après ma naissance et à l’occasion des naissances de mes frères et sœurs les plus rapprochés. Je n’y étais revenue que quelques jours à l’occasion d’un Kirchentag au début de mes études – avant la construction du mur – et lors d’un voyage scolaire beaucoup plus tard.
Je me suis donc décidée à poser ma candidature. Olivier allait partager le travail. Nous avons été acceptés par la paroisse malgré ma brève pratique pastorale. Ce fut un temps de découvertes et de rencontres qui nous fit redécouvrir des pans d’histoire de l’Église mais aussi de notre vie privée.
Un exemple : À la fin de mon culte d’installation une dame de mon âge s’approche de moi : « Hildegard, tu me reconnais ?… Mörfelden ». Mörfelden est un village, d’origine huguenote au Sud de Francfort, où nous avions fait connaissance en 1946, sa famille pastorale venant de l’Est, la mienne revenant d’Autriche. Nous prenions le train ensemble pour aller au Lycée à Francfort, un train essentiellement rempli d’ouvriers de l’usine Opel située entre les deux villes, surchargé comme tous les trains de l’époque. Les ouvriers soulevaient gentiment les gamines que nous étions, nous passaient par la fenêtre et nous installaient dans les filets à bagages. J’étais émue de retrouver Marie-Louise et son frère que j’avais perdus de vue depuis l’âge de 14 ans.
Un autre exemple : Je reçois un coup de téléphone : « Vous vous appellez Roux. Est-ce que vous êtes parent avec le pasteur André Roux ? » – « Oui, c’est mon beau père ». « Je suis le pasteur Weckerling. Je l’ai connu en 1932-33, à Londres. Nous étions boursiers à l’école de Théologie Méthodiste de Richmond près de Londres et nous nous destinions l’un et l’autre à travailler en Afrique. Comme continentaux nous étions, cette-année-là, particulièrement préocupés par la situation politique dans nos pays respectifs. Les anglais nous percevaient comme les meilleurs amis du monde. Nous nous sommes par la suite rencontrés à plusieurs reprises ». Évidemment nous avons invité le pasteur Weckerling. Pour décrire le personnage, à 92 ans, ce diable d’homme a tenu à venir nous voir à bicyclette, à plus de vingt kilomètres de chez lui … Il s’est avéré par la suite qu’il connaissait aussi mon grand-père, pharmacien à Eltville sur le Rhin chez lequel il cherchait des médicaments pour ses parents lorsqu’il fréquentait le lycée du village voisin. Ce jour-là nous l’avons transbordé chez lui en berline automobile.
Les repas mensuels
Au départ la communauté francophone était principalement constituée de familles de militaires et de quelques étudiants africains. Avec la chute du mur il a fallu repenser la forme que prendrait la communauté qui fut confiée à la CEEEFE. Le pasteur Feuillie avait consacré deux ans à la mise en place d’un nouveau modèle de fonctionnement en lien étroit avec l’Église française de Berlin. Dans les années 2000, date de notre passage, les étudiants africains étaient majoritaires et parmi eux les camérounais, et encore parmi eux les bamilékés. De nombreuses personnes seules participaient régulièrement aux cultes et nous avions décidé de partager un repas de midi une fois par mois. Ce fut l’occasion d’une des premières rencontres spontanées entre les huguenots et les francophones.
Quelques souvenirs
La table en bois. Le double poste pastoral accordé par l’Église de Berlin-Brandebourg à la minuscule communauté huguenote ne se justifiait aucunement au vu des innombrables paroisses de la très grande Eglise-Unie dont chaque pasteur avait à gérer au bas mot des fichiers de cinq mille membres chacun. L’Eglise-Unie avait donc très officiellement demandé aux huguenots de mettre à leur disposition leur temple tous les dimanches à 9 ou 10 heures, les huguenots devant s’arranger pour gérer leurs cultes après. L’opération supposait que les luthéro-réformés arrivaient avec leur crucifix, divers objets liturgiques et en particulier ce que les huguenots appelaient à l’époque des bougies, pour que la table accède au statut de « table sainte » ou d’ « autel ». Entretemps, avec l’EPUdF nous concédons nous-mêmes des cierges … Une huguenote, membre du conseil presbytéral, Madame Maresch-Zilesch, très âgée et très repectée, juriste de profession, avait déclaré : « et vous leur direz bien que c’est une table en bois et pas un autel ».
L’installation de la pastourelle.
Nous avons eu la chance de participer à l’installation d’une pastourelle dans le minuscule temple huguenot d’un village perdu au nord-est de Berlin à la frontière de la Pologne, région particulièrement délaissée par l’Allemagne récemment réunifiée. C’était un mois de décembre. Un vrai tableau de Brueghel : une fôret clairsemée, des boules de granit parfois de plus d’un mètre de diamètre, tout droit venues des glaciers de Scandinavie, posées là où les lois de la gravitation les avaient laissées en plan, le village était constitué de maisons éparpillées au milieu de tout cela, pas de rue, pas de plan d’ensemble apparent. La liturgie se déroule comme il faut mais est ponctuée à plusieurs reprises de sonorités et de vocables français réputés intraduisibles : … « die « Confession de foi de la Rochelle » … « Le Consistoire » hat beschlossen, dass »… (a décidé que …), ou encore, écrit en français, « die « Discipline » mais avec une prononciation à l’allemande « dis-tsipline ». A la fin de la cérémonie une membre du conseil presbytéral donne la parole à son mari, le jeune maire du village, qui de toute sa vie n’a connu que l’idélogie marxiste-léniniste. Il nous déclare que « nous, les huguenots » nous avons l’honneur de vous inviter à un vin de l’amitié à la mairie.
Échanges pastoraux
Le directeur des archives, Robert Violet, qui ne parlait pas un mot de français, connaissait ses archives par cœur. Il nous a montré un jour la correspondance ordinaire et fournie entre deux collègues huguenots, l’un de Berlin, l’autre de Memel, près de Koenigsberg aujourd’hui Kaliningrad. Le collègue de Berlin avait entendu parler de risques de contaminations par les luthériens de cette petite poche huguenote isolée dans le grand nord est. Il rappelait à son collègue « la confession de la Rochelle, seulement la confession de la Rohelle ».
Dans la forêt de hêtres
Dans mon imaginaire le Buchholz – la forêt de hêtres – était une colonie attribuée à des huguenots pouvant venir de nos Cévennes et rebelles aux rythmes de la ville. Les habitants avaient donné des noms de huguenots et de places fortes huguenotes à leurs rues puis était venue la RDA qui avait tout rebaptisé en rue n° 1,2,3 … On peut voir sur google map que les noms d’origine huguenote sont revenus : Jean Calas-Weg, La-Rochelle Strasse… Les noms qui n’étaient pas d’origine huguenote ont gardé leurs numéros : strasse 74, 75…
Le dermatologue marocain
L’ambassade de France m’avait fourni une liste de dermatologues comprenant le français et mon choix s’était porté sur celui qui le parlerait le mieux, un marocain autrefois bénéficiaire d’une bourse d’études de la RDA. Il s’était installé à Berlin-Est parce qu’une allemande de l’Est qu’il prenait pour une prussienne sans histoire s’était éprise de lui. Puis il s’était retrouvé citoyen de la RFA à son corps défendant. Trois ou quatre semaines après la dernière consultation, je le vois arriver à notre culte avec son fils. Il m’explique que sa femme, marxiste-léniniste depuis son enfance, s’est rappelée, à la suite de notre rencontre, qu’elle avait des origines huguenotes et il voulait que son fils sache d’où il venait.
La laïcité
Un groupe de membres de l’Église-Unie engagés dans la prédication et la diaconie, tous ex-membres de la RDA, avait demandé à Hildegard comment elle avait vécu cette laïcité « à la française » qui les intéressait beaucoup. Même eux, qui avaient vécu pendant des années une situation de séparation de l’Église et de l’État, sont restés totalement imperméables moins à l’idée du salaire des pasteurs que compte tenu de l’énormité des implications financières des activités diaconales en Allemagne et à l’étranger que leur confiait et que finançait l’état. Ils voyaient bien que la séparation de l’Église et de l’État leur ferait perdre ce financement.
Ces deux années à Berlin, et nous sommes persuadés que tous ceux qui ont vécu cette expérience partageront nos avis, nous ont permis de repartir plus jeunes dans la retraite que nous accorde notre bonne église quand elle sait bien nous utiliser.
Hildegard et Olivier Roux
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