Éthique Théologie

Rencontre avec Philippe Kabongo Mbaya

On est surpris de te savoir dans cette commission. Comment t’es-tu retrouvé dans la CRR ?

Trois voies m’ont conduit à la CRR à travers mes liens avec Antoine Garapon. La première tient à mon engagement dans l’affaire du squat de la Cité Universitaire de Cachan, en 2006. J’y étais avec le curé de Cachan, Marc Lulle. Ensemble nous avons joué un rôle de médiation. La Cité U était alors squattée par un millier d’individus et de familles venant de l’Ouest africain. Quand l’affaire a été résolue, nous avons publié avec Marc Lulle un ouvrage d’entretiens. Kofi Yamgnane a rédigé la préface. Pour la postface, j’ai demandé à Antoine Garapon de la rédiger. Il avait accepté très rapidement. Depuis cette époque, Antoine Garapon connaît mon engagement dans la justice restaurative, une justice à l’écoute des victimes.

La deuxième voie ?

Au début des années 2000, on m’avait demandé de faire un travail sur les droits de l’Homme et sur la possibilité d’éradiquer les violences politiques en Afrique. J’ai fait cette étude qui a été publiée dans la revue Alternatives non violentes. Récemment, des amis d’Antoine qui sont à la revue Esprit, m’ont demandé d’écrire un article sur le thème de la médiation pour un numéro d’Esprit consacré à l’Afrique. J’ai repris ce même texte en l’actualisant. Je sais qu’Antoine a apprécié ce travail. 

Tu parlais d’une troisième voie ?

C’est Ricœur. Antoine est un proche de Ricœur, un de ses fils spirituels. J’ai été moi-même proche de Ricœur lorsque j’étais pasteur à Chatenay. Cela nous a beaucoup rapprochés.

Tu as donc été appelé à la CRR en tant que spécialiste de la médiation ?

Exactement.

Comment est constituée cette CRR ?

Nous sommes entre 25 et 30 commissaires, hommes et femmes presqu’à parité et avec une composition très variée. Il y a des anciens magistrats, des avocats en fonction ou retraités, des anciens DRH, des psychologues, des psychothérapeutes, des gens venant des disciplines des sciences humaines, historiens, anthropologues, sociologues. 

Et toi, tu comptes parmi les théologiens ?

Pas exactement. Je suis compté comme quelqu’un qui vient des sciences sociales à cause de mes travaux en anthropologie. Toutefois, mes collègues savent bien que je suis un pasteur retraité. Quand la Fédération Protestante a sorti sa plaquette sur les violences sexuelles, j’en ai rendu compte.

Comment rencontrez-vous les victimes ?

Nous sommes toujours à deux pour recevoir les victimes. Parmi les deux, il y a toujours un référent. Le dossier de la victime nous est ensuite communiqué. Une instruction est réalisée. Lorsqu’elle est terminée une proposition de rencontre est faite à la victime. Dans l’entretien, le référent rappelle le pourquoi de la rencontre, il donne ensuite la parole à l’intéressé et lui demande de décrire son histoire. 

Cela doit être dur d’accueillir cette parole ?

Ce sont des moments très, très difficiles. Les femmes et les hommes que l’on rencontre dans ces entretiens sont des personnes en miettes. Raconter ce qui est arrivé, c’est le revivre. Les personnes qui ont vécu ces traumas les ont vécus comme une humiliation suprême. Beaucoup ont gardé ce qu’ils ont vécu par devers eux et le contact avec la CRR est l’occasion de mettre des mots sur ce trauma et de le revivre. C’est très éprouvant. 

Que faîtes-vous de cette parole reçue ?

Après l’entretien, on prépare un rapport de synthèse. Ce rapport est communiqué à l’intéressé qui peut y apporter des précisions. Les commissaires se tournent ensuite vers la congrégation où a été identifié l’infracteur pour l’informer qu’en telle année, un de ses membres a eu une conduite déviante à l’égard d’une personne que la CRR a rencontrée. On demande au responsable de la congrégation s’il accepte de poursuivre la relation avec la CRR en vue d’une réparation à l’égard de la victime. Dans le même temps, un questionnaire d’auto-évaluation est remis à la victime. La question principale consiste à savoir si elle souhaite une réparation. La CRR reconnaît alors que la personne est victime. Cette reconnaissance est validée par une réparation qui peut être symbolique mais qui est le plus souvent numérique, financière. Cela peut aller de 5 000 € à 60 000 €.

La réparation matérielle remplit-elle les attentes de la victime ?

Il n’y a pas de réparation s’il n’y a pas de volonté d’être réparé. La réparation financière n’est que le prolongement de la reconnaissance. 

Comment expliquer le caractère systémique de ces comportements ? C’est quoi qui explique tout cela ?

C’est la question majeure et centrale. Quand nous débriefons entre nous, trois choses apparaissent :

 1 – La prégnance de l’inceste dans la société française. Beaucoup de ces événements qui se sont passés dans les écoles et partout où il y a des enfants, se sont déjà passés dans les familles. L’attaque sexuelle en Église a suivi ce qui se passait en famille. Il faut dire que l’Église elle-même, dans sa théologie et dans sa pratique, se considère comme la famille parfaite. Il n’est donc pas surprenant que ce qui se passe en famille se passe de la même façon en Église. On n’en parle pas en famille pour éviter qu’elle ne saute en éclats, de la même manière on n’en parle pas en Église.

2 – L’emprise. Ceux qui ont commis des abus sur des enfants sont ceux à qui on a confié les enfants comme à des autorités. L’autorité de tel enseignant, de tel directeur ou religieux sur l’enfant a favorisé la disposition de l’enfant à faire telle chose. L’autorité a permis une sorte d’envoutement de l’enfant. Elle est amplifiée par le phénomène de sacralisation. Le père abbé est sacralisé, il a une auréole de sainteté. Certains sont allés jusqu’à dire aux enfants : « c’est la grâce. Ce que je fais avec toi, je te transmets la grâce ». Ils ont expliqué leur geste fautif par des arguments pseudo religieux.

 3 – Il y a un troisième élément qui fait qu’aucune religion, aucune institution, n’est à labri, c’est la fascination. C’est valable pour les écoles, pour les Églises protestantes, pour les sectes, c’est valable pour toutes les personnes qui sont en contact avec les autres. Celui qui est médecin, qui est pasteur, qui est professeur ou éducateur, génère quelque chose que lui-même ne contrôle pas sur la personne qui est en face. La fascination est une chose qui n’est pas très bien travaillée dans la CRR, ou dans le rapport de la Ciase. On a beaucoup insisté sur l’emprise parce que cela correspond au modèle de l’ecclésiologie catholique. Mais il y a quelque chose qui émerge et qui surgit du bas fond de nos fantasmes et qui fait que la personne qui incarne une autorité devient l’objet d’une fascination obsessionnelle.

Dirais-tu que l’Église permet ou autorise ces violences systémiques ?

Dire permettre et autoriser, c’est comme s’il y avait une volonté. On ne peut pas dire qu’il y a une volonté bien claire. Il est vrai que quand ça se produit l’institution réagit dans le but de se protéger Pourquoi ? Parce que si l’organisme ne se protégeait pas, c’est l’organisme lui-même qui serait foutu. Mais je crois qu’il faut nuancer. Violences systémiques ? Oui, mais je serais enclin à penser qu’il y a à l’intérieur du grand système que représente l’Église un autre système qui se produit et s’alimente lui-même. C’est un système dans le système. Ce système n’est pas contrôlé. Les uns et les autres le subissent, et peut-être aussi en profitent. C’est complexe !

Propos recueillis par Alain Rey

À propos de l'auteur

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Alain Rey

Directeur de la publication Hier & Aujourd'hui
Pasteur de l'EPUdF
Études à Montpellier, Berkeley et Genève
Pasteur à Fleury-Mérogis, Mende, au Defap et à la Cevaa

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