Histoire Théologie

Olivier Roux : « On ne saura plus que faire de l’expression « étant ressuscité » et on la supprimera ».

Marc 6, 45 : Et aussitôt, étant ressuscité, il obligea ses disciples à remonter dans la barque et à le précéder sur l’autre rive.

Matthieu

Jean Luc

Marc

14,22-36   La marche sur l’eau (6,16-25         La marche       sur l’eau) 6,45-56  La marche sur l’eau              MP-1

Prologue                     

6,52 : lien rédactionnel avec pain aux 5000

15,1-20     Le pur et l’impur 7,1-23     Le pur et l’impur                   MP-2

 

15,21-31    La Syrophénicienne 7,24-30  La Syrophénicienne               MP-3

 

7,31-37    La guérison d’un sourd

Amplification 120                         

15,32-39   Le pain aux 4000 8,1-10      Le pain aux 4000                MP-4
16,1-4 – 5-12 Le nouvel enseignement

16,1-4 Les signes des événements

8,11-12    LE SIGNE REFUSE

8,13-21   Les maîtres rejetés                  MP-5

8,22-26 La guérison d’un aveugle

Amplification 120                         

                                                                                                                 MP 1 à 5 : Mémoires de Pierre

La Tob, comme l’ensemble de nos traductions et éditions des Évangiles, propose pour Marc 6,45 le texte : Aussitôt Jésus obligea ses disciples à remonter dans la barque et à le précéder sur l’autre rive.

La consultation de Swanson (New Testament Greek Manuscripts) montre que le Codex de Bèze a « Et aussitôt, étant ressuscité, il obligea ses disciples … » et que c’est le seul manuscrit grec à avoir cette mention. Les synopses montrent que ce début de phrase appartient à l’épisode de la marche sur l’eau qui a un parallèle dans Matthieu mais pas dans Luc. Un complément johannique en reprendra le thème à la rédaction finale des Évangiles mais dans ce cas ce n’est pas ce qu’on appelle d’habitude un récit synoptique. Le récit de la marche sur l’eau de Marc n’appartient pas, lui non plus, à l’ensemble qu’on appelle ordinairement, dès le catéchisme, les récits synoptiques, un ensemble de quarante récits qui apparaissent dans le même ordre dans les « Évangiles synoptiques », Matthieu, Luc et Marc.

Ce qui frappe les yeux avant toute recherche sur le contenu du texte c’est aussi la disposition d’un ensemble de cinq épisodes qui se suivent dans Marc et qui ont leur parallèle dans le même ordre seulement dans Matthieu, voir la synopse ci-dessus). On voit aussi que Marc présente deux guérisons, d’un sourd et d’un aveugle, qui sont absentes de Matthieu. Tous les étudiants en théologie connaissent les parallèles Mt-Mc et Mc-Lc. Mais qu’en faire ?

En isolant les épisodes de Marc qui ont des parallèles Mt-Mc et Lc-Mc, Amphoux en dénombre 22 et constate alors plusieurs sous-groupes :

  1. Douze épisodes de cet ensemble sont repris par Luc. Le reliquat des 10 restants présente des caractéristiques qui amènent Amphoux à voir encore deux ensembles différents.
  2. Une suite de cinq récits ordonnés de manière identique chez Marc et Matthieu, c’est l’ensemble de la synopse ci-dessus, ouvert par l’épisode de la marche sur leau.
  3. Cinq épisodes qui ont la particularité de rapporter 7 paroles de l’Évangile selon Thomas actuel (114 paroles). A l’époque il s’agit encore de l’Évangile des Hellénistes, d’Alexandrie (70 paroles qui reprennent dans un autre ordre et une perspective sotériologique différente la collection de paroles de Matthieu.

Or il se trouve que Morton Smith(1) découvre en 1958 dans des conditions rocambolesques, des feuilles utilisées pour la reliure d’un livre imprimé au XVII° siècle. Le texte, une lettre de Clément d’Alexandrie sur l’Évangile secret de Marc, recopié sur ces feuilles est d’une main du XVIII°. Le texte est publié en 1973, puis repris avec de premiers doutes sur son authenticité, par Kaestli (2) dans les Écrits apocryphes chrétiens de la Pléïade. Il corrobore les travaux d’Amphoux.

En effet Clément d’Alexandrie nous dit :

1. Que Marc a d’abord réuni des « Actes du Seigneur » à Rome, ce qu’Amphoux appelle la catéchèse romaine de Marc, rédigée du vivant de Pierre, vers 64, à Rome.

2. Puis que dans un second temps, fuyant l’incendie de Rome de 65 il incorpore à Alexandrie des « Mémoires de Pierre » (connus de Justin) à cette catéchèse.

3. Enfin qu’il termine sa rédaction avec cinq épisodes contenant 7 paroles tirées d’une collection de paroles qu’il trouve à Alexandrie.

On ne peut pas se satisfaire d’une position qui revient en force dans les communautés évangélques et qui va jusqu’à peser sur les choix éditoriaux du texte qui nous est donné à lire aujourd’hui et qui veut que le texte biblique dicté par Dieu est celui qu’Érasme a reccueilli pour construire tant bien que mal son « texte reçu », d’origine byzantine, au prétexte que c’est le texte que traduiront les Réformateurs.

On ne peut pas se contenter non plus, bien qu’il y ait aujourd’hui un large accord œcuménique sur lui, du texte du Codex Vaticanus, le meilleur témoin de la tradition du texte « alexandrin » de la fin du II° siècle sur papyrus égyptiens que reproduit en gros le Nestlé-Aland.

Pour expliquer notre variante, surprenante, il faut prendre en compte l’ancienneté du texte du Codex de Bèze. Il est vrai que le texte du Vaticanus que nous lisons tous est très proche du texte des plus anciens témoins du texte alexandrin. Mais il ne faut pas confondre l’âge du support et l’âge du texte. Amphoux a montré que si le Vaticanus (support et texte) date du second quart du IV° siècle et reprend un texte de la fin du II° siècle sur un support égyptien des années fin II° siècle, le texte du Codex de Bèze (support début V° siècle) est le seul que connaissent les premiers pères de l’Église et les écoles romaines du milieu du II° siècle. On le retrouve par ailleurs dans les Vieilles Latines africaines qui sont de manière erronée à l’origine de son nom, le « texte occidental », alors qu’il vient d’Asie Mineure et que les traductions de Carthage en particulier sont bien occidentales. Le support du Codex de Bèze, du début V° siècle, porte un texte qui a des témoins déjà dans les années 150.

Les deux compléments de la catéchèse de Marc rédigés à Alexandrie le sont vers 65, en tout cas avant la guerre juive et la chute du Temple en 70. A cette époque les collections narratives qui déroulent le ministère terrestre de Jésus, de son baptême à sa mort et résurrection, en 24 épisodes dans Jean puis en 40 épisodes dans Mt-Luc-Mc ne sont pas encore rédigées. Elles datent de vers 80 et 90, après la chute duTemple.

Quand Marc rédige sa catéchèse puis y incorpore les Mémoires de Pierre et les sept paroles, il s’attache à décrire la vie de la première génération chrétienne à partir de la foi en la résurrection qui est un commencement : il l’a fait dans sa catéchèse dont les contenus allusifs sont à lire en clair dans des textes parallèles dans les 14 premiers chapitres des Actes. Et Amphoux a montré que « passer sur l’autre rive » ne renvoie pas au rendez-vous céleste du verset le plus employé dans les chroniques nécrologiques protestantes du Midi Libre mais au passage de la prédication du monde judéen en langue araméenne au monde romain en langue grecque.

La catéchèse romaine de Marc présente un tryptique remarquable qui, par allusion, renvoie à la gouvernance de Pierre à Jérusalem dans les années 30 à 41 et aux ouvertures vers le monde auxquelles elle conduit :

Les trois épisodes sont reliés de manière remarquable par la même expression : allons, passons … « sur l’autre rive » aux vv. 4,35 ; 5,1 et 5,21.

Catéhèse de Marc Lecture en clair Parallèles dans Actes
1. 4,35-41 La tempête apaisée La dissidence des Hellénistes (32) Ac 4-6
2. 5,1-20 Le démoniaque de Gérasa La conversion de Paul (32) Ac 9,1-30
5,21-43 L’hémorroïsse et la fille de notable La préséance de la foule (35) Ac 9,32-43

 

Le Christ céleste trouve une solution à la crise causée par les Hellénistes avec la conversion de Paul et le développement de la christologie à partir de 56. Un retournenement de préséance se produit : le récit de guérison de la fille du notable juif qui devait être guérie en premier est interrompu par la guérison d’une païenne anonyme de la foule qui obtient la guérison la première.

Le récit de guérison double d’Actes 9,32-43 (à lire comme un seul épisode, à la différence de la présentation de la TOB) présente les mêmes caractéristiques : un homme du nom d’Enée est guéri en premier, son nom est choisi pour qu’il n’y ait pas de doute sur son origine non juive, il porte le nom du fondateur mythique de Rome puis une femme dont il est précisé qu’elle est une disciple est guérie seulement ensuite : ici la priorité est donnée à la mission de l’Église. On voit aussi le lien avec le récit de la fille de notable et l’hémorroïsse de Marc : la femme-disciple s’appelle Tabitha, la gazelle ; dans nos traductions qui suivent le texte alexandrin nous lisons « Talitha Qoum, fillette, lève-toi » mais le Codex de Bèze a bien « Tabitha koumi, Tabitha, lève-toi » repris par les Actes.

Les Mémoires de Pierre reprennent cette histoire à leur manière. C’est le Christ ressuscité, céleste, unique grand prêtre sans successeur, qui ordonne à ses disciples témoins devenus apôtres et non à des successeurs familiaux (qui est ma famille ?) de « passer au-delà ». C’est l’époque du départ de Pierre et de Paul pour leurs voyages missionnaires.

La marche sur l’eau est ce moment où Jésus ne marche plus sur les chemins de sa Judée. Le refus du pur et de l’impur ouvre la voie à la conversion d’une païenne, la syrophénicienne et le pain partagé avec les « 4000 » est l’image de la prédication offerte à l’humanité et non plus seulement aux « 5000 » judéens. C’est bien comme cela que nous interprétons ces textes mais pourquoi ne pas respecter l’intention du premier rédacteur qui rapporte allusivement les premiers pas décisifs de l’Église naissante.

Vers 120, lorsque Polycarpe de Smyrne (3) rédigera le tétraévangile dont nous retrouvons le contenu dans le Codex de Bèze, dans l’ordre Mt-Jn-Lc-Mc, il entremêlera les deux collections narratives de Marc et de Luc qui rapportent le ministère céleste de Jésus, « grand prêtre, à la manière de Melchisédek », pendant la première génération de l’Église avec les récits du ministère terrestre de Jésus, les récits synoptiques. On ne saura plus que faire de l’expression « étant ressuscité » et on la supprimera.

Mais les apparats critiques et les livres comme le travail sur les manuscrits néotestamentaires de Swanson la citent honnêtement. Les éditions successives de Nestlé-Aland la mentionnaient aussi ; la dernière, la 28ème, ne la cite plus. La TOB, qui signale quelques fois des variantes du Codex de Bèze ne la cite pas. On peut le regretter parce que cette variante est l’une des plus importantes pour faire le départ entre les deux collections narratives.

Olivier Roux
Pasteur retraité

  1. Morton Smith, né à Philadelphie le 28 mai 1915 et mort à New York le 11 juillet 1991, est un prêtre épiscopalien, helléniste, philologue et professeur d’histoire de l’Antiquité à l’université Columbia.
  2. Jean-Daniel Kaestli, Professeur honoraire de la Faculté de théologie et de sciences de religions, a assuré de 1980 à 2007 la direction de l’Institut romand des sciences bibliques. Ses domaines d’enseignement et de recherche sont les littératures intertestamentaire et apocryphe, ainsi que le Nouveau Testament.
  3. Polycarpe, en grec Πολύκαρπος, polykarpos, né vers 70 et mort en 155 ou en 167, était un disciple direct de l’apôtre Jean et second évêque de Smyrne, aujourd’hui Izmir en Turquie. Mort martyr pour la foi, ce saint et Père apostolique est commémoré le 23 février selon le Martyrologe romain.

À propos de l'auteur

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Alain Rey

Directeur de la publication Hier & Aujourd'hui
Pasteur de l'EPUdF
Études à Montpellier, Berkeley et Genève
Pasteur à Fleury-Mérogis, Mende, au Defap et à la Cevaa

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