Éthique Théologie

Michel Bertrand : « Déraison d’espérer ? »

Galvaudée, usée, l’espérance peut perdre de sa saveur lorsqu’elle est utilisée à la façon d’une compensation facile face à l’adversité. Implanter, réimplanter cette notion au cœur de nos vies inquiètes, endeuillées et parfois confrontées à des drames, lui redonne alors tout son sens et sa valeur

 

Espérance, espérance… Le mot est, en ce moment, sur toutes les lèvres et au cœur de bien des messages, notamment, mais pas seulement, en cette période des vœux. Au point que le président de la République lui-même a souhaité que 2024 soit l’année de l’espérance. Comme si on avait d’autant plus recours à ce terme que sa réalité concrète se dissipe, effacée par les incertitudes et les peurs, les inquiétudes légitimes et les dangers supposés. Comme si le mot pouvait conjurer l’absence.

Certes, on connaît le caractère performatif de la parole, mais elle peut aussi devenir une incantation inopérante. Ainsi quand jadis les Églises ont réduit l’espérance à une consolation dans l’au-delà des misères terrestres. Ce fut également le cas des utopies séculières qui, au nom d’un « avenir radieux », ont laissé dans l’histoire des blessures inguérissables. L’actualité nous le rappelle. Ce sont, aujourd’hui, dans certains courants « spirituels » ou « psychologiques », les injonctions insistantes à « garder le moral », à « rester positif », à « tourner la page », à « rebondir », au mépris de la peine ou de la douleur. Au cœur de l’épreuve, notamment celle de la perte, ces mots sont inaudibles et ne sont rien moins que des impostures face à la détresse. On comprend pourquoi la notion d’espérance a pu être légitimement interrogée, soupçonnée, et même disqualifiée comme une consolation illusoire, un cache-misère trompeur, voire une méthode Coué spirituelle.

Tragique condition humaine

Serait-ce alors déraison d’espérer ? L’espérance ne serait-elle toujours qu’une vaine chimère démentie par le choc du réel ? Pour sortir de cette impasse, il importe d’abord de ne pas considérer l’espérance comme une facile et tranquille évidence. Elle a, en effet, pour terreau la réalité du malheur, l’indicible de la souffrance et l’énigme du mal, le tragique de la condition humaine. Non pour s’y enfermer et s’y perdre, non pour s’en évader artificiellement, mais pour les traverser vers un autre à venir possible. L’accueil de l’espérance passe donc par la reconnaissance de notre finitude, la prise au sérieux de nos fragilités et de nos limites, à rebours des idéologies de la performance et de la toute-maîtrise.

La Bible témoigne de ce caractère paradoxal de l’espérance qui précisément se manifeste dans les fractures de l’existence et les blessures de l’histoire, quand s’ouvre, sous les pas des humains, la pente glissante du désespoir. Ainsi, c’est au cœur de son exil à Babylone que le peuple déporté reçoit du prophète Jérémie la promesse incroyable : « Je vais vous donner un avenir et une espérance » (Jr 29, 11). On pense également aux Psaumes, où l’espérance se dit dans le cri même de la souffrance endurée : « Car le pauvre n’est point oublié à jamais, ni l’espérance des malheureux perdue pour toujours » (Ps 9, 19). Bien sûr Job, témoin de la révolte contre le mal inexpliqué et de l’espérance inexplicable. Dans le Nouveau Testament, on retrouve ce paradoxe. Au lendemain de la Nativité, la folie meurtrière d’Hérode rappelle cruellement la fragilité de l’espérance (Mt 2, 1-18). Au matin de la Résurrection, « il fait encore sombre » et Marie « pleure » (Jn 20, 1 ; 2, 11). Les compagnons d’Emmaüs désemparés, parlent au passé : « nous espérions… » (Lc 24, 21). C’est pourquoi, lors de la mort d’un être cher, demeure toujours cette part d’inconsolable, qu’aucune espérance, même celle, pour le chrétien, de la résurrection, ne peut effacer.

Le futur et aussi le présent

L’espérance est d’autant moins évidente qu’elle ne repose sur aucune preuve, sur aucun savoir objectif ou raisonnable. Son seul fondement réside dans une promesse ; celle reçue de Dieu pour le croyant. Une promesse en laquelle on croit et qui entraîne un changement radical. À l’image d’Abraham qui s’en va, « espérant contre toute espérance » (Rm 4, 18). Ainsi, écrit le théologien Paolo Ricca, « espérer, c’est partir vers un ailleurs promis. La promesse est le moteur de l’espérance. On ne s’accommode plus de la réalité, on la met en question au nom de l’espérance, on veut la dépasser. Espérer, c’est aller au-delà, franchir le seuil de ce qui existe au nom de ce qui n’existe pas encore 1 ».

C’est pourquoi, contrairement à une idée reçue, le temps de l’espérance n’est pas seulement le futur, c’est aussi et d’abord le présent. Espérer, c’est vivre d’une promesse donnée, dont la pleine réalisation est encore à venir, mais qui suscite déjà du neuf et inscrit l’inespéré dans nos vies. Une promesse sur laquelle on ne peut mettre la main. Comme le suggère l’écrivain Frédéric Boyer, « le geste de l’espérance est de recevoir sans posséder 2 ». C’est pourquoi l’espérance emmène au-delà de ce que l’on peut imaginer, dépassant la réalisation des seuls espoirs humains. Loin d’être une évasion, une fuite en avant ou un rêve à bon marché, elle est la force créatrice qui ouvre à de l’autre possible, qui tourne vers les autres et vers un Autre. Alors à cause de cette promesse reçue dans la confiance et source d’engagements concrets, il n’est certainement pas déraisonnable d’espérer. Paolo Ricca ajoute même qu’il « ne faut pas craindre de trop espérer, il faut craindre uniquement d’espérer trop peu ».

Michel Bertrand

  1. Paolo Ricca, « Utopie pour un monde en crise », Acteurs de la parole, éd. Les Bergers et les Mages, 1999, p. 132 et 135.
  2. Frédéric Boyer, Là où le cœur attend, P.O.L, 2017, p. 168.

À propos de l'auteur

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Alain Rey

Directeur de la publication Hier & Aujourd'hui
Pasteur de l'EPUdF
Études à Montpellier, Berkeley et Genève
Pasteur à Fleury-Mérogis, Mende, au Defap et à la Cevaa

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