Éthique Théologie

Christian Krieger : « Nous voulons entretenir la fraternité »

En 2017, Emmanuel Macron avait qualifié le protestantisme de « vigie de la République ». Vous êtes-vous approprié cette expression ?

Cette expression a marqué le protestantisme ; ce dernier se conçoit et se plaît dans ce rôle, qui consiste à soigner sa contribution constructive à la société et à la République, à porter un regard critique et à exercer une liberté de parole. Les protestants sont porteurs d’une vision humaniste, aujourd’hui dans des circonstances politiques complexes. Nous nous retrouvons donc dans cette idée, et en même temps nous comprenons bien qu’il faut la dépasser. Ainsi la Fédération protestante de France (FPF) travaille sur la logique du plaidoyer, car nous ne voulons pas être de simples lanceurs d’alerte. Le président de la République lui-même, au moment de me remettre la Légion d’honneur, a exprimé des attentes qui dépassent ce rôle de vigie.

Que vous a-t-il dit ?

Le discours du président exprimait des attentes claires, et notamment celle de rassembler la famille protestante car il voit bien que les cultes ont besoin de se tenir ensemble et de structurer leur représentation. Sa deuxième attente était d’encourager une refonte de la parole protestante dans le contexte actuel. Car une parole a besoin de s’inscrire dans un contexte et d’interagir avec lui. Enfin, le protestantisme doit être au service des valeurs de la République : liberté, égalité, fraternité, et des valeurs humanistes et universelles qu’elle porte et promet. Emmanuel Macron a insisté sur le fait que l’histoire nous a enseigné à débattre, à tenir le dissensus par-delà nos différends, et il souhaite que nous fassions école.

En effet, face à la recrudescence des actes antisémites, le président a fait appel aux cultes pour maintenir le dialogue entre des communautés en ces temps de division. Comment percevez-vous ce rôle de médiateur en tant que protestant ?

C’est un vrai défi pour l’année qui vient. Les répercussions en France de la guerre d’Israël contre le Hamas vont être de plus en plus vives. L’islam est divisé et ses responsables sont dans des postures compliquées. Les responsables chrétiens ont tenté d’apaiser les tensions au lendemain de la marche « pour la République et contre l’antisémitisme », avec une série de visites au grand rabbin puis au recteur de la grande mosquée de Paris. Mais aujourd’hui cela ne suffit plus. Il nous faut inventer d’autres solutions. À ce titre, il convient de continuer d’agir ensemble sur des sujets sur lesquels nous sommes d’accord et ainsi entretenir cette fraternité aujourd’hui fragilisée. Nous avons par exemple été à l’initiative d’un plaidoyer pour la COP28 qui a recueilli la signature de tous les cultes.

Le contexte dans lequel s’inscrit la parole du protestantisme aujourd’hui est très polarisé, notamment sur la loi « immigration ». La FPF a publié une déclaration audacieuse à ce sujet. Peut-elle aller plus loin qu’un communiqué ?

Cette loi touche au fondement même de notre démocratie et aux valeurs portées par la culture des droits de l’homme. Elle a été élaborée et adoptée dans un contexte politique plus qu’inquiétant. Je ne vous cacherai pas que je m’attends à des secousses dans les temps à venir. Nombre d’organismes et d’associations cherchent à réinstaller le débat sur ce texte dans les médias. La Cimade en est un fer de lance. La FPF la défend et relaie sa parole. Cette loi ne nous semble pas être à la hauteur des mobilités annoncées dans les prochaines décennies. On parle de 800 millions à un milliard de personnes contraintes à la mobilité à l’horizon 2050. Les réponses politiques pratiquées en Europe qui cherchent à lutter contre les discours idéologiques de l’extrême droite avec des lois de fermeture, offrent en même temps à cette dernière un espace pour prospérer.

Le terreau de ce discours est bien connu : sentiment de peur, d’insécurité, d’insatisfaction. Les sociétés occidentales, ravagées par de multiples tensions, ont besoin de renouer avec le sens de l’intérêt commun, le sens de ce qui lie les uns aux autres. C’est à ce titre que la FPF a choisi comme mot d’ordre en 2024 cette expression qui résume l’exhortation de Paul dans son épître aux Corinthiens : « Prenez soin les uns des autres ». La fraternité est la seule promesse de la République dont l’accomplissement nécessite une contribution des citoyens. En effet, c’est la mission de l’État de garantir la liberté et l’égalité des citoyens. Pour la fraternité, la République a besoin de leur apport. Or aujourd’hui, les tensions et propos d’exclusion sont multiples, entre juifs et musulmans, entre pro-israéliens et pro-palestiniens, entre les partis politiques. La fraternité ne peut advenir que lorsque émerge une culture de l’attention et du soin les uns aux autres.

Le théologien André Gounelle, dans un entretien paru dans Réforme le 4 janvier, nous disait, à propos de la politique et des grands débats de société : « Il nous faut réapprendre à dialoguer ! » Le protestantisme a-t-il besoin de réapprendre cela pour lui-même ?

Je partage l’avis d’André Gounelle. Le dialogue, sauf s’il s’agit d’un dialogue de sourds, a un caractère performatif. Il produit du changement. Toutefois, pour ce faire, le dialogue nécessite une vraie écoute. Je crois et confesse que par l’écoute de la Parole, Dieu agit en moi, me transforme. Le « shema Israël » nous rappelle que la spiritualité commence par l’écoute. Il en va de même pour les relations humaines. Accueillir et recevoir la parole d’un autre transforme. Au sein du protestantisme fédératif, nous devons multiplier les initiatives pour ouvrir des espaces d’écoute et de débat afin d’écrire ensemble le récit de cette pluralité singulière qu’est le protestantisme. Cet enjeu est d’autant plus important que le protestantisme connaît de profondes mutations. D’après les derniers chiffres publiés par l’Insee au mois de mars 2023, plus de 500 000 personnes probablement majoritairement protestantes ont rejoint la France entre 2009 et 2019, dont plus de 150 000 Européens. Or, sur certaines questions éthiques, les presbytériens camerounais ou togolais sont plus proches d’expressions que nous qualifierions plutôt d’évangéliques que de calvinistes. D’une certaine manière le protestantisme peut être décrit comme « liquide », au sens où ses lignes de démarcation internes fluctuent et ses repères se brouillent. Dans cette situation, le rôle de la FPF est d’être un espace de dialogue et d’écoute pour que ces différentes sensibilités contribuent à écrire le récit du protestantisme d’aujourd’hui et de demain.

Vous dirigez une Fédération au sein de laquelle existe une grande diversité d’opinions. Comment est vécue cette diversité en interne ?

Sur le fond, elle est bien assumée. Il existe certes un écart et la Fédération se doit d’avoir une parole dans laquelle une grande majorité puisse se reconnaître. Tous les protestants ne sont pas nécessairement d’accord avec chaque mot. Toutefois je crois qu’une large part du protestantisme se retrouve dans la parole de la présidence actuelle. La voix de la FPF s’apparente à une voie de crête, mais quand le président est largement soutenu, il peut dire des choses pertinentes, tenir le dissensus. Lors de son assemblée générale à la fin du mois, la FPF va présenter ses axes stratégiques doublés d’un plan d’action. Ce projet est de nature à construire l’adhésion. Quel est ce projet d’orientation stratégique ? Il se compose de cinq orientations. D’abord, faire connaître et représenter le protestantisme français. Une fonction qui se décline de manière transversale. Deuxièmement, témoigner et porter la parole publique du protestantisme dans la société. Certes c’est le travail de la présidence mais cette parole mettra davantage en valeur la richesse du protestantisme dans son ensemble. Ensuite, il s’agit d’investir les lieux de dialogue et de porter avec d’autres un message universel de paix et de fraternité. Ainsi, la Fédération est à l’origine de plusieurs déclarations communes des cultes. Les deux autres orientations concernent la vie interne de la FPF. Premièrement, accueillir et fédérer les expressions du protestantisme en France. Il ne s’agit pas de faire en sorte que toutes soient membres de la FPF mais qu’un esprit fraternel et œcuménique souffle sur le protestantisme français. Ces derniers mois, une dizaine d’Églises ont demandé leur rattachement à la FPF. Elles seront présentées lors de l’assemblée générale. Elles demandent à appartenir à la Fédération car elles reconnaissent en elle une instance à laquelle elles s’identifient, à laquelle elles souhaitent appartenir. Ce mouvement d’adhésion est favorisé par la loi « séparatisme », qui a créé une culture du soupçon. Pour être mieux connues et reconnues, les communautés se tournent vers la FPF, bien que les Églises évangéliques soient en croissance et aient la possibilité de s’affilier au Conseil national des évangéliques de France (Cnef), ou le soient déjà. Enfin, dernier point, faire vivre et développer le lien fédératif. Cela nécessite un soin permanent.

Où en sont les relations avec le Cnef ?

Il est difficile de les qualifier. La Fédération est engagée dans la mise en place de référents départementaux du protestantisme sur l’ensemble du territoire national afin que chaque préfet ait un interlocuteur de la famille protestante vers lequel se tourner. Ce projet est actuellement en débat avec le Cnef qui y voit une fragilisation de sa propre implantation départementale. La FPF vient de relancer une initiative pour poursuivre le dialogue et chercher à clarifier les relations.

Comment résumer la position de la FPF sur la fin de vie ?

La Fédération s’est longuement exprimée sur ce sujet, notamment avec la production d’un rapport sur la question posée à la Convention citoyenne. Nous avons tout d’abord rappelé que ce qui humanise la fin de vie, ce sont les liens humains, la plainte entendue, la parole partagée avec les proches et avec tous ceux qui accompagnent les personnes en grande souffrance. Nous avons ensuite plaidé pour le développement d’une réelle culture des soins palliatifs en France. S’agissant de l’ouverture d’un droit d’aide active à mourir, nous soulignons le caractère inopportun d’une telle loi, alors que la loi précédente, la loi Claeys-Leonetti de 2016, n’est qu’insuffisamment connue et appliquée. Enfin, nous plaidons pour une loi d’accompagnement du grand âge et de la fin de vie. Les échanges avec le président de la République vont se poursuivre, puisque ce projet de loi sera examiné en 2024.

Les élections européennes auront lieu en juin. La montée de l’extrême droite vous inquiètent-elle ?

La FPF a prévu un plaidoyer commun avec l’EKD, l’Église protestante allemande. Nos deux pays sont connus pour être des moteurs du projet européen. Les élections européennes sont régulièrement détournées de leur objectif. En France, certains partis appellent à un vote sanction contre le président de la République. Par cette démarche, nous voulons rappeler que les enjeux sont européens et qu’il ne s’agit pas d’un vote de soutien ou de sanction à l’endroit d’Emmanuel Macron. Avec l’EKD, nous souhaitons valoriser les enjeux européens de ce scrutin.

Propos recueillis par Claire Bernole
Réforme 4026 du 18 janvier 2024

À propos de l'auteur

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Alain Rey

Directeur de la publication Hier & Aujourd'hui
Pasteur de l'EPUdF
Études à Montpellier, Berkeley et Genève
Pasteur à Fleury-Mérogis, Mende, au Defap et à la Cevaa

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