Lorsqu’une personne souhaite se libérer d’un ressentiment, une rancœur ou de l’amertume envers autrui, elle réunit les membres de sa parenté chez l’aîné de la famille. Se tiennent alors les « assises familiales ». L’intéressé va parler pour leur dire tout ce qui lui pèse : tout doit sortir, tout doit être avoué afin de retrouver une qualité de paix intérieure. Ce qui est une forme de purification, bien qu’il ne s’agisse pas de catharsis. Certes, c’est une libération de parole, « mais pas n’importe laquelle, (il s’agit ici) de la parole qui induit un changement de comportement. »[2].
En voici un exemple parmi les pratiques anciennes d’accès au pardon dans le centre de l’Afrique.
Le rituel
La cérémonie est construite sur un rituel surprenant. Le concerné introduit dans sa bouche une tige de lusona[3], qu’il mâche à partir de sa base très lentement. Pendant qu’il la mastique ainsi doucement, il parle aux autres, en les regardant bien en face. Tous l’observent attentivement. Il ne doit rien cacher, ni mentir ni chercher à embrouiller son aveu. Sinon il s’embrouille lui-même et peut « ramasser » sa mort. Il dira par exemple :
« Moi un tel, j’avais gardé une dent contre X, puisqu’il m’avait fait telle chose. Je m’étais juré que la réconciliation avec lui, ou retrouver notre relation d’avant, ne pourrait s’accomplir que dans l’au-delà »[4]. « Je méditais de le tuer. J’étais résolu à lui causer tout mal. »
Il poursuit : « Toutefois, aujourd’hui, mangeant ce lusona en votre présence, je confirme que je suis désormais libéré de cette pensée. Ce pardon n’est pas pour l’apparence. Il engage tout mon cœur. Si je mens devant vous, alors que je garde encore de la haine contre lui en moi-même ; eh bien, que le Seigneur Dieu du ciel, tous nos ancêtres ainsi que le lusona que je mange m’interpellent. Qu’ils fassent quoi…ééé ? L’Assemblée répond : ‘t’interpellent’. Que tout ce que j’ai dit me frappe, que ça fasse quoi ééé… ? ‘Te frappe…’. Et que, quiconque tenterait de ramener le mal dans cette affaire, qu’il soit lui aussi sanctionné… ; qu’il soit quoi…ééé ? « ‘Sanctionné’ » !
Une litanie de jurements nourris s’en suit. Des sentences sévères : elles sont toutes performatives les unes que les autres. Elles sont scandées comme un dialogue oratoire enflammé avec les présents.
Pendant ce temps, un bon bout de lusona est déjà bien mastiqué. À la fin de cette « liturgie », le repentant avale la sève de lusona en même temps qu’une gorgée de sa propre salive. Il recrache enfin tous les déchets de la tige patiemment mâchés le long du rituel. Il peut alors présenter des cadeaux en signe d’amende. Mais ce n’est pas encore la fin. Le poulet qu’il apporte en offrande agrémente le repas, pour sceller joyeusement la clôture des assises et la cérémonie. Une fois ces agapes du pardon terminées, tous se séparent aussitôt. Sans tarder.
Le cheminement et les codes
La première chose qui frappe et qui est assez inattendue, c’est que le pardon est demandé par la victime, la personne offensée, et non le fautif. Le pardon est sollicité à cause d’un mal caché contre un mal connu. L’offensé s’accuse d’une culpabilité non avérée, alors même qu’il dévoile celui qui porte la culpabilité réelle ! C’est lui, l’offensé, qui a pris l’initiative pour ce rituel de pardon et qui le préside avec gravité.
Le rituel se déroule en trois temps inégaux. L’étape du début est la construction de l’aveu, en gestes et en paroles. Le mal qui est avoué, bien que conséquence d’un mal subi, nommé et attribué : ce mal dérivé est traité uniquement pour lui-même. Il est reprouvé en tant que séquence ou entité autonome. On le voit : une pure intention de nuire est dénoncée au même titre qu’un acte accompli, un acte mauvais. Mais qui n’est encore pourtant que pure pensée…
Le pénitent s’accuse, se désavoue, parce qu’il entend se libérer du mal caché qui est en lui, un mal qu’il porte ou qui le mine comme souffrance, un ardent désir de vengeance, une jouissance de pouvoir faire souffrir… Ce n’est pas une contrainte extérieure qui l’amène aux aveux, mais l’insupportable sous lequel il ploie. Pour en être libéré, il prend les engagements et les solennise en jurements. Une question de vie et de mort. Son choix pour la vie est total et véridique. Au cas contraire, il appelle sur lui-même une sentence de mort !
Le 2e moment sollicite et implique les présents. Qui sont à la fois des témoins, en même temps que l’instance destinataire de ce qui se dit là et de ce qui s’y accomplit. L’assistance est le visage de la Communauté (société) et de la loi. Mais elle participe à l’animation du rituel à la manière d’un chœur, dont l’« officient » n’est nul autre que le repentant lui-même. Entre celui qui fait les aveux et ceux qui l’entourent, le dialogue avec ses vibrantes reprises veut signifier que la vraie instance ici est invisible… (Dieu le Seigneur du ciel et tous nos ancêtres). Au fond, l’assistance joue le rôle de l’instance d’approbation de ce qui s’effectue là. Elle endosse aussi la fonction d’agent-témoin, qui atteste que c’est fait. C’est à ce titre que l’assistance reçoit amendes et cadeaux apportés par le repentant.
La dernière étape est festive. Elle célèbre l’accomplissement du pardon comme restauration de la réconciliation. Le protocole du rite indique que le repas se partage rapidement, de sorte que la rencontre soit levée sans tarder. Il n’y a ni danses ni youyous. Comme si l’on évitait le retour du mal déjà surmonté. Manifestement, cela tranche avec la mastication qui n’en finissait pas de la tige de lusona et de ses feuilles !
Le fil symbolique du récit
On peut justement terminer par cette manducation intrigante de l’herbe rituelle dans la construction du pardon. Ce geste est-il une ordalie ? On ne saurait trancher. Il est clair cependant que tout ici est particulièrement symbolique. Il est plus clair encore que toute parole proférée en cette circonstance accomplit ce qu’elle énonce, avec un sens concret de performativité. C’est cela que la manducation lente de lusona cherche à montrer.
La tige n’est pas mangée en commençant par ses feuilles. C’est-à-dire la partie ouverte. La tige est au contraire entamée par sa base. Comme une manière de signifier l’origine, bien que les racines ne soient pas citées. La mastication commence ainsi par l’origine. On mange l’« origine » du différend…Mais cette « origine » est par ailleurs la porte de la sève. C’est-à-dire la chose « qui nourrit autant qu’elle guérie, la substance qui fait grandir, mais qui se charge également de la cicatrisation des fractures secrètes, des blessures récalcitrantes. C’est la thérapie par la sève !
La sève, c’est ce qui est avalée par le pénitent en un même mouvement que sa propre salive. La sève rappelle-t-elle ici le sang ? Mâcher et la tige et les feuilles, sans se précipiter, c’est recueillir ce qu’elles ont d’essentiel et de bon, sans rien perdre. Ainsi, dans le fatras de ressentiments et de récriminations : ne retenir que ce qui est vie. En recrachant soigneusement tous les déchets de cette mastication ; comme un signe, le rituel met en œuvre le travail de discernement entre l’essentiel et l’inutile. Tout n’a ni la même valeur ni la même importance dans l’historique du différend.
Pour autant, rien ne devrait être escamoté, éludé ou dissimulé. Car au bout de l’acte patiemment enduré, c’est la sève qui est ingérée. C’est elle, en effet, qui étanche et la soif du pardon et le besoin de réconciliation.
Ces valeurs sont sans prix. Elles sont sans préalable et sans condition. Car elles refondent la fraternité.
On comprend dès lors que ce rituel soit une démarche de l’offensé, qui libère et rassure l’offenseur. Quel retournement ! : celui qui avait subi, et qui a passé des mois, des années même, en ruminant le mal, en remâchant l’inimitié, le voilà devenu sujet. Capable de se libérer d’un passé de ressentiment et de souffrance, de contribuer à la concorde et à l’harmonie dans les relations courtes ou les équilibres essentielles d’une communauté ! Le pardon est donc une puissance de réparation. S’il solde de dettes insolvables, c’est aussi pour laisser une place à un temps différent qui régénère, qui rouvre les nouveaux possibles pour la vie.
Quelques questions posées par le rituel
Pourquoi c’est à l’offensé de faire le premier pas ? Où est la justice lorsque la cause du mal est écartée, oubliée, ignorée ? L’objection mérite d’être entendue. Il faut préciser que d’autres rituels existent, qui mettent en avant l’offenseur et décrivent ce qu’il doit faire pour rétablir la paix et la concorde dans un vivre-ensemble plus institutionnel. Mais, même ainsi, les rituels africains restent bien complexes et infiniment créatifs en leur sagesse.
Décrivant les espaces de palabres, un chercheur africain souligne : « L’enjeu…n’est pas la justice à appliquer en faveur d’un individu, mais l’harmonier à instaurer au sein d’une communauté. [Il y a ici] une justice qui va au-delà du juridique, de la lettre du droit .»[5]
Par ses imprécations, le rite que nous avons vu apparaît par moment comme une conjuration d’un temps. La mémoire de l’offense ou du mal est confiée à l’oubli. Mais pardon et oubli ne sont pas synonymes. Combien de fois nous disons : je pardonne, mais je n’oublie pas ?
Dans sa célèbre conférence en Sorbonne, mars 1882, Ernest Renan disait que pour qu’il y ait une nation, il faut que tous « aient beaucoup de choses en commun, et que tous aient oublié bien de choses. »
Le propos de Renan portait sur l’essence d’une nation. Toutefois, l’analogie quant à l’apaisement du contentieux comme l’âme du pardon ne semble nullement forcée. Puisqu’ il y a oubli et oubli. Quand le devoir de souvenir se dresse comme une interminable réparation, le droit de l’oubli devrait être défendu et dûment honoré.
Pour le reste…
« Pardon », vocable de deux syllabes, dont la dernière résonne comme une cloche : DON ! Comme le « contre-don », le geste de réciprocité qui suit le don ; comme également le « sur-don », à savoir ce qui est donné en plus de la réciprocité.
Par-don suggère l’idée de par-delà. C’est-à-dire, « malgré ceci… », « par-delà cela… », voici le don. Par-dessus l’offense, je t’offre ce don ! Ainsi, à coté de l’offense, un chemin s’ouvre comme un don.
Le pardon se tient comme un mouvement de liberté, un acte de transgression. Il transgresse le mal et ses entraves, sans déni, et les dépasse. C’est dans ce sens que l’on peut comprendre l’affirmation de Jacques Derrida : on ne pardonne véritablement que ce qui est impardonnable[6].
Dans ce geste, le paradoxe consiste dans le fait que l’audace de la transgression est en réalité la force de l’humilité. C’est bien ce que décrit la cérémonie que nous avons vue, qui est un théâtre du renoncement : « Tu ne me le paieras pas ; c’est moi qui apporte l’amende… » !
Le rituel de pardon que nous avons vu n’est pas sur le plan vertical. Le Dieu du ciel et les ancêtres sont une caution de sacralité nécessaire à l’événement. « Le pardon n’implique pas…une activité destinée à abaisser l’homme mais à le réinsérer dans la relation avec l’autre. (Il) n’implique pas le repli d’une conscience culpabilisée qui rentre en son for intérieur pour renouer avec une transcendance…dans le remords, mais ce qui ouvre à l’autre, ce qui extériorise et rétablit le lien … [entre les humains] »[7]
Le nœud
Dans ma langue maternelle, on ne dit pas « garder une dent contre quelqu’un », mais « lui avaler un nœud ». Expression mystérieuse : on peut l’entendre soit, comme garder le litige avec lui tel un nœud serré, ardu, inextricable à dénouer ; soit que l’autre est lui-même un nœud avalé, que l’on garde au chaud dans son ventre ; soit encore comme ce qui doit rester noué en soi, pour ne pas oublier ce que l’autre nous doit…Le nœud du mal ici est une dette odieuse.
De quelque manière que l’on comprenne l’adage, ce n’est pas d’abord la paix ou l’apaisement qui sont en jeu, mais la liberté. « Tu me le paieras… » : lorsque la corde qui nous lie à l’autre devient ainsi une entrave, un nœud est surement à notre coup !
La liberté n’a pas de prix. A bien y regarder, il n’y a pas d’échange de culpabilité entre l’offenseur et l’offensé. Ce dernier veut simplement continuer de vivre à l’extérieur de tout nœud. Y compris celui d’une liberté comme « cadeau », d’une liberté octroyée.
Philippe B. Kabongo-Mbaya
[2] Jean-Godefroid Bidima, La Parable, une juridiction de la parole, Michalon, Paris, 1997, p.22.
[3] Dans les savanes tropicales, en Afrique, un genre de calamus pouvant mesurer jusqu’à 2 mètres. Comme jeune pousse, la tige dépasse rarement 25 centimètres. Les nsona, pluriel de Lusona, servent à couvrir les maisons. D’où la confusion avec le chaume.
[4] Mbuti Wenu Buila, Bankambua betu, Mamanya mashindame a Banyinka, Kinshasa 1972, pp.187-189. Cet ouvrage est en Tshiluba. La partie qui présente le rituel est une traduction résumée de la restitution qu’en donne l’auteur.
[5] B. Atanaga, « Actualité de la palabre », in Etudes, Paris, avril 1966, 462, cité par Jean-Godefroid Bidima, op.cit. p.20
[6] « Le pardon, s’il y en a, ne doit et ne peut pardonner que l’impardonnable, l’inexpiable – et donc faire l’impossible. Outre le livre de Jacques Derrida, Pardonner, Yves Charles Zarka, « Le pardon de l’impardonnable, Derrida », Archives de philosophie,2014/3, en ligne : https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2014-3-page-435.htm, consulté le 16/03/2023 à 20 :44. Derrida et Jankélévitch dessinent encore les contours de la discussion dans la tradition française, tout au moins.
[7] Jean-Godefroid Bidima, op.cit., p. 21
A propos de la contribution de Philippe : Merci pour cet enseignement ! Je vois là un parallèle avec la fameuse parole du Christ « tends-lui l’autre joue ».
Merci Jean pour ton parallèle fort judicieux.
Bien à toi.
Alain.