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Le Cameroun entre tensions et fractures politiques et sociétales : Quelles perspectives pour le pardon et la réconciliation ?

Introduction

Je voudrais d’abord dire merci à mon frère et ami Alain, pour l’honneur qu’il me fait d’introduire aujourd’hui le thème de notre rencontre. Merci également aux frères et sœurs qui sont connecté-e-s et qui partagent ce moment avec nous. Je suis d’autant plus honoré que Alain a accepté de reprogrammer aujourd’hui cette rencontre Zoom, initialement prévue pour se tenir le 24 novembre 2022, mais que des aléas indépendants de ma volonté ne l’ont pas permis. Certaines personnes qui sont là aujourd’hui étaient connectées le 24 novembre 2022. Elles m’ont fait l’honneur de revenir aujourd’hui. Merci encore et de tout cœur.

Il est en effet question pour nous d’échanger sur la problématique des tensions et des fractures dont le Cameroun est aujourd’hui victime et qui ont des ramifications dans le passé politique et notamment dans l’histoire coloniale. Si de nombreuses initiatives ont été prises pour un tant soit peu trouver une solution à ces problèmes, il n’en a pas toujours été le cas pour les confessions religieuses. Dans ce contexte, on est en droit de se demander quel est véritablement le rôle des Eglises pour dépasser ce passé et quelles perspectives s’offrent pour le pardon, la résilience et la réconciliation entre des populations longtemps meurtries et qui n’attendent que l’occasion idoine pour ensemble fumer le calumet de la paix.

En effet, l’observateur averti se rend rapidement compte que le Cameroun est aujourd’hui victime de multiples tensions qui gangrènent son tissu social. A la crise politique ancienne qui oppose le parti politique pionnier, l’Union des Populations Camerounaises (UPC) au pouvoir, sont venus se greffer le lancinant problème bamiléké, la crise anglophone et l’insécurité dans les Régions du Nord et de l’Extrême-Nord. Des tentatives de sortie de ces crises se sont soldées par des échecs, les uns aussi retentissants que les autres.

Devant ce spectacle désolant, l’on ne peut s’empêcher de poser des questions de fond : comment en est-on arrivé là ? Pourquoi les solutions politiques mises en place échouent-elles à apporter la paix tant désirée ? Pourquoi les Eglises dont la mission première est celle de faire advenir le Royaume de Dieu sur terre, Royaume de justice et de paix, n’arrivent pas à apporter une contribution significative à la résolution de ces fléaux dont le pays souffre dans sa chair ? Plus généralement, comment construire un destin d’unité dans le contexte d’un passé qui n’est pas dépassé et dont la mémoire traumatique continue de hanter le présent ? Quelles perspectives pour le pardon, la résilience, la résurrection et j’ajouterais pour la réconciliation ?

1 – Etat des lieux des crises majeures

Elles sont nombreuses, les crises et les fractures qui affectent le Cameroun et qui le menacent d’implosion aujourd’hui : les crises politico-sécuritaires et les crises politico-ethniques. Je voudrais passer en revue avec vous les crises que nous considérons comme majeures en raison de leur intensité et de leur capacité de déstructuration du tissu social.

1.1 – Les crises politico sécuritaires

Les crises politico sécuritaires peuvent être classées en deux catégories distinctes : la crise anglophone et la crise sécuritaire dans l’Extrême-Nord.

(1) La crise anglophone

Après la défaite de l’Allemagne en 1918, le Cameroun est divisé en deux parties inégales : la partie la plus grande est confiée à la France et la partie méridionale à la Grande Bretagne. Le Cameroun francophone devient indépendant le 1er janvier 1960 sous le nom de « République du Cameroun » et fusionne le 1er octobre 1961 avec la partie anglophone sous le nom de « République Fédérale du Cameroun ».

Malheureusement, le développement socioéconomique des deux parties du Cameroun va se faire à deux vitesses, aux dépens de la partie anglophone qui va alors se sentir lésée et abandonnée. Mais c’est en 2017 que la question anglophone se politise avec la proclamation, le 1er octobre, de la « République Fédérale d’Ambazonie ». Son premier Président est arrêté et condamné à vie. Des milices connues sous le nom d’Ambaboys se créent pour défendre la « patrie ». Malheureusement et depuis lors, l’Etat va favoriser la solution militaire en lieu et place d’un dialogue franc et sincère.

On peut aisément en imaginer les conséquences :

  • –  le cortège des déplacés internes et externes qui ne cesse de s’allonger, avec les effets que l’on connait (fragilisation du vivre-ensemble, déscolarisation des enfants, problèmes d’intégration, radicalisation des jeunes qui deviennent des bras armés au service des sécessionnistes) ;

–  le cortège des morts qui se densifie avec, parmi eux des éléments des forces de l’ordre, des milices armées et des séparatistes, ainsi que de nombreux civils.

Le Grand Dialogue social, organisé en grandes pompes en octobre 2019, n’a pratiquement rien changé à la crise dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest (NOSO). Au contraire, il a contribué à radicaliser les tenants de certaines positions politiques et à conforter certains politiciens dans l’idée que l’Etat n’a aucune volonté réelle de résoudre le problème, pour la simple et bonne raison que les questions de fond ont été soigneusement éludées.

(2) La crise sécuritaire dans l’Extrême-Nord

Le début de la guerre dans l’Extrême-Nord remonte à 2014 avec l’irruption de Boko Haram sur le territoire camerounais en provenance du Nigéria. Jusqu’aujourd’hui, il ne se passe pas de mois sans que cette région ne subisse des exactions de toutes sortes : attaques à mains armées, attentats- suicides, enlèvements, vols de bétails et de petits ruminants, etc. A ce jour, plus de 250 000 personnes ont été déplacées, des milliers de civils, de militaires et de combattants Boko Haram tués, des millions de dollars de rançon payés, des centaines d’écoles fermées, des dizaines d’hôtels également fermés. Cette situation est d’autant plus grave que 74% de la population de cette région se présente comme une proie facile car vivant sous le seuil de pauvreté contre 37,5% au niveau national.1

Conscient de cette situation, le Gouvernement, par la main du Premier Ministre, a signé le décret N° 2019/3179/PM du 2 septembre 2019 portant reconnaissance du statut de zones économiquement sinistrées au Régions de l’Extrême-Nord, du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, en abrégé PSRDREN. Mais jusqu’aujourd’hui, les lignes n’ont pas bougé. Par manque de moyens certes, mais l’on pourrait ajouter par manque de véritable volonté politique.

C’est sans doute la raison pour laquelle l’Etat mise aussi sur l’approche urgentiste qui malheureusement n’arrive pas toujours à satisfaire les populations dont surtout celles qui sont déplacées. Cette posture, au lieu de s’inscrire en faux contre le problème de fond, présente le désavantage de ne répondre qu’aux questions de court terme. Elle ne s’attaque pas à ce qui touche au long terme. Bien plus, elle sert de carburant aux revendications des populations qui ont tôt fait de se dresser contre le pouvoir central et de trouver d’autres exutoires à leurs frustrations comme la chasse aux déplacés, le grand banditisme et les conflits intercommunautaires. C’est ainsi que les tensions sont en permanence alimentées et entretenues.

1.2 – Les crises politico-ethniques

Elles sont aussi de deux ordres : les crises purement politiques et les crises d’essence ethnique. Pour des besoins d’analyse, nous en retiendrons deux dans la première catégorie et une dans la deuxième, les trois crises retenues étant, à nos yeux, emblématiques des lignes de fractures qui traversent notre pays.

(1) La traque des porte-étendards de l’opposition

a) L’Union des Populations Camerounaises (UPC)

Lorsque l’Union des Populations du Cameroun (UPC) voit le jour en avril 1948, elle réussit le tour de force de s’allier des organisations traditionnelles du Centre, de l’Ouest et du Littoral, soit une grande partie du pays. Elle a comme agenda la réunification immédiate du Cameroun français et du Cameroun britannique et l’indépendance du Kamerun. Mais pour étouffer les velléités nationalistes de ce parti, le pouvoir colonial français suscite la création d’autres partis politiques (BDC 51, DC 54, UC 57). L’UPC va être dissoute en 1955 par l’administration coloniale et ses leaders vont être physiquement éliminés (Um Nyobé en 1958, Félix Roland Moumié en 1960 et Ernest Ouandié en 1971).

Aujourd’hui encore, des stratégies sont concoctées pour réduire à néant ce parti qui tente bien que mal de résister. Des divisions y sont suscitées et, injure suprême, des leaders factices nommés par l’administration. L’essentiel des luttes aujourd’hui, dans ce parti qui n’est plus qu’un conglomérat de micro-entités éclatées, se résume plus à qui se rapprochera le plus rapidement de la mangeoire pour bénéficier des rentes du pouvoir qu’à qui devra se battre pour la vraie indépendance et l’unité véritable du Cameroun.

b) LeMouvementpourlaRenaissanceduCameroun(MRC)

D’autres partis politiques d’opposition sont aussi, bien sûr, combattus et souvent avec une extrême violence. C’est le cas du Mouvement pour la Renaissance du Cameroun (MRC) dont les leaders, pour une peccadille, sont traqués et jetés dans les geôles infectes du pays. Pour avoir organisé une marche blanche pour plus de démocratie dans le pays, des centaines de militants de ce parti ont été torturés et embastillés. Aujourd’hui, après des pressions internationales, quelques-uns ont été libérés. Mais les plus illustres d’entre eux croupissent encore en prison et ne verront pas la lumière de sitôt puisqu’ils viennent d’être condamnés à sept ans d’emprisonnement ferme après un procès inique.

Par sa récurrence et sa prégnance dans l’histoire lointaine et présente du Cameroun, la stigmatisation des Bamiléké est plus que manifeste aujourd’hui sur la scène nationale. A titre illustratif, les éléments ci-après en rendent compte :

  • –  mars 1960 : le Colonel français Jean Lamberton affirme dans un article intitulé Le Bamiléké dans le Cameroun d’aujourd’hui paru dans la Revue de la Défense nationale à Paris : « Le Cameroun s’engage sur le chemin de l’indépendance, avec, dans sa chaussure, un caillou bien gênant. Ce caillou, c’est la présence d’une minorité ethnique : les Bamiléké…L’histoire obscure des Bamiléké n’aurait d’autre intérêt qu’anecdotique si elle ne montrait à quel point ce peuple est étranger au Cameroun » ;
  • –  décembre 1970 : Mgr Albert NDONGMO est jugé par devant le tribunal militaire à Yaoundé, sous le fallacieux prétexte d’avoir voulu renverser le président Ahidjo ;
  • –  mars 1987 : le philosophe Hubert Mono Ndjana crée le terme ethnofascisme pour caractériser la prétendue propension des Bamiléké à exprimer leur dynamisme dans divers secteurs de la vie nationale ;
  • –  1987 : 51 prêtres autochtones de l’Archidiocèse de Douala estiment que l’ethnie bamiléké est envahissante et dénoncent la bamilékisation de la hiérarchie de l’Eglise catholique ;
  • –  1992 : des centaines de ressortissants de cette ethnie sont chassés de la Région du Sud au motif qu’ils ont voté pour l’opposition lors de l’élection présidentielle ;
  • –  1999 : Mgr André WOUKING est nommé Archevêque de Yaoundé. Le jour de son intronisation des Bétis érigent des barricades sur la route pour l’empêcher de rejoindre la capitale ;

–  mars 2019 : des marches de protestation du Mouvement pour la Renaissance du Cameroun (MRC) sont organisées à Douala, Bafoussam et Yaoundé pour revendiquer sa victoire volée à l’élection présidentielle : 250 militants de ce parti sont arrêtés et jetés en prison.

Depuis lors, des actes et des manifestions ne cessent de se produire dans les sphères politiques et religieuses, pour indexer et stigmatiser cette ethnie.

La crise sécuritaire dans l’Extrême-Nord, la traque des porte-étendards de l’opposition et la question bamiléké restent actuelles. Qu’est-ce qui peut justifier cette actualité ? Comment expliquer que toutes ces crises ne trouvent pas une solution durable ?

2 – Pourquoi ces crises perdurent-elles ?

L’état des lieux des crises majeures dans lesquelles le Cameroun est embourbé montre que dans un cas comme dans les autres, il y a comme un refus de reconnaître et d’adresser les questions de fond. Ces questions, ce sont les préjudices, les offenses, les blessures, les crimes, les guerres, les génocides, les violences, les agressions ou les souffrances qu’on pourrait résumer sous les vocables de colonisation, post-colonisation et néo-colonisation.

Les crises qui plombent le Cameroun perdurent parce qu’il faut également identifier clairement les bourreaux et les victimes. Les bourreaux, ce sont tour à tour l’administration coloniale, néocoloniale et postcoloniale. Les victimes, ce sont les populations, les partis de l’opposition véritable et leurs leaders. Malheureusement, la volonté politique fait défaut car les enjeux sont importants et complexes.

Une fois que les problèmes seront clarifiés, les bourreaux et les victimes identifiés, il faudra mette en œuvre des processus pour vider le contentieux. Les bourreaux d’hier et d’aujourd’hui sont- ils prêts à entrer dans ce processus ? L’on est tenté de répondre par la négative. Un tel attentisme et une telle hésitation sont de nature à justifier aussi la persistance de ces crises.

5 Vider le contentieux présuppose le pardon. Toutefois, ce dernier ne peut être accordé que si les bourreaux reconnaissent les torts qu’ils ont causés aux victimes, identifient les vraies questions et les adressent. C’est par exemple le génocide bamiléké que l’administration française est loin de reconnaitre, la forme de l’Etat que le pouvoir n’est pas encore prêt à clarifier et qui fait l’objet de la principale revendication des séparatistes, voire de la classe intellectuelle anglophone. C’est aussi l’embrouillamini créé autour de l’UPC dont le RDPC a de la peine à assumer la paternité, l’extrême pauvreté de la Région de l’Extrême-Nord que le pouvoir veut masquer et dont il ne prend pas toute la mesure pour mieux la combattre. L’histoire lointaine comme récente du Cameroun est riche de ces dénégations qui ne préparent assurément pas le terrain pour l’apaisement entre les communautés et les partis concernés. Dans les rares cas où les bourreaux ont eu un sursaut de conscience, c’était pour faire étalage de toute l’hypocrisie dont ils sont capables et non pour le bien de leurs victimes.

Refuser de reconnaitre les problèmes de fond, c’est aussi cela qui est à l’œuvre dans la création en 2018 du Comité National de Désarmement, de Démobilisation et de Réintégration. Par cette initiative discutable, on donne l’impression que la crise a pris fin et qu’il faut entreprendre la reconstruction alors que les armes crépitent toujours. Quand l’Etat se lance dans des opérations de reconstruction, il ne se doute pas que pendant qu’il essaie de reconstruire ce qui a été détruit, ce qu’il construit est aussitôt détruit. Quand le gouvernement martèle qu’il n’y a pas de débat autour de la forme de l’Etat, il feint de ne pas reconnaitre que c’est là le fond de la principale revendication des séparatistes, voire de certains partis de l’opposition. Les exemples sont légion, parlants et difficilement réfutables.

3 – Un passé qui n’est pas dépassé

Le refus de reconnaitre les torts commis et de les assumer est à l’origine des impasses actuelles et de la difficulté à pardonner. Comme l’écrit Jean-Marie Muller, « L’importance décisive de l’exigence du pardon dans les relations humaines est mise en évidence par ce que sa négation implique fatalement : l’enchainement impitoyable des vengeances et des revanches. La vengeance est stricte réciprocité, elle est pure imitation de la violence de l’adversaire. D’abord, le pardon vient briser cette réciprocité et cette imitation. Alors que le ressentiment, la rancune et la haine emprisonnent l’individu dans les chaines du passé, le pardon vient l’en libérer pour lui permettre d’entrer dans l’avenir. » 2

Dans les chaines du passé, impossible de dépasser le passé. C’est la raison pour laquelle les crises majeures ont tendance à se reproduire, sous des formes plus ou moins différentes, mais toujours spectaculaires. Le bannissement de l’UPC se poursuit dans ce qui reste de ce parti ; la stigmatisation du Bamiléké est à l’œuvre dans la diabolisation du MRC ; la crise anglophone se manifeste dans l’opposition farouche des Ambaboys aux forces armées et le maintien en prison de certains leaders anglophones n’est qu’une illustration de ce que la volonté de résoudre le problème n’est pas encore réelle. La transformation de la République Unie du Cameroun en République du Cameroun en 1984 rappelle la dénomination du Cameroun oriental en 1960, ce qui, implicitement, trahit le désir secret d’assimilation des régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest et ainsi d’effacer leurs spécificités.

4 – Le rôle trouble des Eglises

En tant qu’autorités morales, les Eglises devraient jouer un rôle de tout premier plan dans la résolution des crises qui secouent notre pays. Malheureusement, elles restent empêtrées elles aussi, dans d’interminables divisions autant à l’intérieur des Eglises prises dans leur entité singulière qu’au sein des regroupements d’Eglises. Par ailleurs, on y rencontre des personnalités complètement aphones qui n’osent pas se prononcer sur la crise par calcul ou par ignorance. D’autres autorités religieuses sont malheureusement alignées sur les positions du pouvoir et en tirent des prébendes. Une dernière catégorie regroupe des autorités religieuses pro-séparatistes.

Cette diversité de positions est de nature à éloigner les Eglises de leur rôle premier qui est de promouvoir le royaume de Dieu sur terre. Dans ce contexte, « L’option préférentielle pour les démunis », colonne vertébrale de la mission des Eglises est mise en berne et le pardon, souffle qui doit sous-tendre cette mission est renvoyé aux calendes grecques. Pourtant, l’Evangile est explicite à ce sujet : « Alors Pierre s’approcha de lui et dit : Seigneur, combien de fois pardonnerai-je à mon frère lorsqu’il pèchera contre moi. Sera-ce jusqu’à sept fois ? Jésus lui dit : Je ne dis pas jusqu’à sept fois, mais jusqu’à septante fois sept fois. » (Mathieu 18, 21-22).

Quand notre vie quotidienne est peuplée de rancunes tenaces, notre vie familiale de querelles interminables, notre vie professionnelle de guet-apens qui succèdent aux rancœurs toujours renouvelées, suffit-il de demander mécaniquement au Seigneur, sans prendre du recul par rapport à la profondeur de la prière qu’il nous a enseignée : « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. » Le récitatif ne prend-il pas ici la place du performatif ? C’est aux Eglises d’apprendre à la société à ajuster le pardon divin au pardon humain, pour que l’alignement de notre pardon sur celui de Dieu ne sonne pas faux et ne contredise pas la réalité concrète de nos agissements. Pour le faire avec un tant soit peu de crédibilité, elles doivent aussi apprendre à se pardonner et à colmater les déchirements en leur sein.

Fort heureusement, à côté de cette quasi inaptitude des Eglises à assumer leur destin, clignotent non loin d’elles, des signes d’espoir. Ce sont l’œuvre des organisations qui leur sont proches et qui essaient, dans le brouhaha de la tourmente actuelle, de semer des graines d’un autre monde possible. Le Cercle International pour la Promotion de la Création (CIPCRE) pour ne citer que cette organisation, rêve d’un monde fondé sur le projet de Dieu pour Sa création, projet de vie en abondance tel que révélé en Jésus-Christ. Pour y contribuer, le CIPCRE met en œuvre des actions autour de trois grands centres d’intérêt: l’agriculture durable, l’entreprenariat et l’hygiène communautaire ; la paix et la cohésion sociale ; les droits humains et la participation citoyenne. Il s’agit là d’une contribution inestimable à la résolution de la crise écologique et à la réduction des fractures sociales et politiques par l’affirmation des droits des populations.

Au nombre des actions concrètes pour lutter contre les tensions et fractures politiques et sociétales, le CIPCRE n’a de cesse d’organiser des campagnes regroupant musulmans, catholiques, protestants et fidèles des religions endogènes contre la culture de l’impunité ; des rencontres de plaidoyer sur les droits de l’enfant et de la femme, le tribalisme, l’insécurité, les violences faites aux enfants, la tolérance sociopolitique et bien entendu sur la dégradation de l’environnement dont la pollution des eaux et du sol, la pollution de l’air, les changements climatiques ; des causeries éducatives, des sensibilisations et des formations sur le vivre-ensemble, la remise des dettes, la bonne gouvernance, la résolution pacifique des conflits, l’amélioration de l’accès au service d’état civil, le processus d’humanisation des rites de veuvage, la participation citoyenne, etc.

5 – La difficile réconciliation

Selon Hizkias Assefa3, toute réconciliation est fondée sur la restauration des liens brisés entre :

  • –  L’Homme et la transcendance ;
  • –  L’Homme et lui-même ;
  • –  L’Homme et ses semblables ;
  • –  L’Homme et la nature.Pour cet auteur, toute réconciliation comporte par conséquent quatre dimensions fondamentales : spirituelle, personnelle, sociale et environnementale4.

    Si, comme nous venons de le voir, le pardon a du plomb dans l’aile, la réconciliation est-elle possible ? Jean-Marie Muller écrit : « L’idéal de réconciliation évoque les retrouvailles fraternelles et chaleureuses de personnes qui ont su surmonter leur rivalité et faire taire leurs querelles pour établir entre elles des relations d’amitié. » Pour y arriver, le chemin est encore long. Il suppose que :

  • –  les victimes expriment l’offense, ce que la partie qui détient le pouvoir n’admettra pas tant que ses intérêts ne seront pas préservés et qu’il lui sera possible de tout noyer dans dessubterfuges ;
  • –  les victimes accordent le pardon, ce qui implique qu’elles se dépouillent de leurs rancœurset de leurs ressentiments ;

–  les tenants du pouvoir et les victimes travaillent à la liquidation de la mémoire traumatique,

ce qui implique la libération de la mémoire de l’offense et qui ne signe pas son effacement, car il restera toujours au fond d’une aventure du pardon des traces de mésaventure du traumatisme, le trauma pouvant faire affleurer à nouveau le problème et faire renaitre le cycle de la violence tout entier constitué de rancunes et de vengeances.

Compte tenu de ce qui précède, la réconciliation est loin d’être une tâche facile : dans les nombreuses tensions qui déchirent le Cameroun, il y en a qui ont des ramifications dans les politiques du passé, dans l’économie et dans la géostratégie. La précarisation des populations et l’extrême arrogance de ceux qui détiennent une parcelle de pouvoir constituent aussi un goulot d’étranglement. Comment pardonner à quelqu’un et qui plus est, se réconcilier avec lui s’il ne reconnait même pas le mal qu’il a fait ? Ne serait-ce pas banaliser le mal comme le pense Hannah Arendt ? Plus grave encore, ne serait-ce pas lui donner un permis pour reproduire ce mal ?5 Comment amener une victime de violence sexuelle par exemple à pardonner à son violeur ? N’est-ce pas légitimer le viol et donner au violeur la permission de recommencer ? L’on a entendu de tels questionnements parcourir des salles d’audience au cours des procès qui ont marqué de leur empreinte indélébile la Commission Justice, Vérité et Réconciliation en Afrique du Sud.

Conclusion

Ainsi que nous pouvons le constater, la problématique du pardon, de la résilience et de la réconciliation au Cameroun est complexe. Elle combine de nombreux facteurs internes et externes dont les exemples abondent dans l’histoire du Cameroun.

En général, face aux fractures et tensions qui minent notre présent, il importe d’en analyser les ramifications sociopolitiques dans le passé pour en mesurer le poids dans l’aujourd’hui de notre pays. Pour arriver au pardon qui est le préalable de la cohésion sociale, le dominant doit reconnaitre le préjudice causé et la victime accepter la demande de pardon du dominant. Le chemin est jonché d’obstacles dont certains ne peuvent être levés qu’au prix de l’accompagnement de nos Eglises. Mais dans leur écrasante majorité, les Eglises restent encore prisonnières de multiples divisions et aveuglées par des intérêts sordides.

Fort heureusement, des organisations de la société civile en général et celles d’obédience religieuse en particulier sont là pour entretenir la flamme de l’espoir et rappeler à temps et à contretemps le rôle premier qui est le leur vis-à-vis des générations montantes : contribuer à l’avènement d’un Cameroun écologiquement sain, économiquement viable, politiquement apaisée socialement intégrée, moralement équilibrée et spirituellement engagée.

Je vous remercie de votre bienveillante attention !

Rév. Dr. Jean-Blaise Kenmogne, PhD Docteur en Droits de l’Homme Fondateur et Directeur Général du CIPCRE Recteur de l’Universite Evangélique du Cameroun

1 https://www.crisisgroup.org/africa/central-africa/cameroon/cameroon-confronting-boko-haram
2 Muller, Jean-Marie, Dictionnaire de la non-violence, Les Editions du Relié Poche, 2005
3 Hizkias,Assefa,Reconciliation and Transitional justice, 2001

4  Cf aussi L’éthique des Liens, pour une vision holistique de la vie et du développement, Jean-Blaise Kenmogne, Editions CLE, Yaoundé, 2012

5 Demasure, K. & Nadeau, J.-G. (2015). Entre le devoir de pardonner et le droit de ne pas pardonner. Théologiques, 23(2), 253–270. https://doi.org/10.7202/1042752

À propos de l'auteur

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Alain Rey

Directeur de la publication Hier & Aujourd'hui
Pasteur de l'EPUdF
Études à Montpellier, Berkeley et Genève
Pasteur à Fleury-Mérogis, Mende, au Defap et à la Cevaa

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