Se cacher
À rencontrer plusieurs fois, dans l’Évangile selon saint Jean, que Jésus « se cacha » je me suis demandé ce que nous avons à recevoir de son attitude. Que peut signifier pour nous ce qui s’apparente à une dérobade ?
D’emblée, qu’il soit clairement entendu que mes réflexions restent fort limitées. J’invite donc chacune et chacun à poursuivre ce que je ne présente là que de façon approximative alors qu’il s’agit d’un évitement réel. Je cite ces moments dans l’ordre même où le texte nous les expose et selon la Traduction Œcuménique de la Bible.
Il importe d’abord de bien saisir le sens de ce terme : se cacher. Il vient du grec ‘kruptô’ et le mot ‘crypte’ en est directement issu. La crypte est la partie cachée d’un édifice, enfouie dans son fondement même. Avec discrétion c’est bien la crypte qui communique à l’ensemble un sens plénier ; c’est à partir d’elle que se donne la raison d’être de l’édifice qui la surmonte. C’est sur cette crypte que la reconnaissance humaine bâtit son œuvre. Une crypte n’a rien pour attirer le regard et ne provoque personne à s’y rendre. Pour y parvenir, toutefois, il faut à tout le moins changer de direction, accepter de se déplacer. Son accès est ouvert : nous pouvons négliger de nous y rendre mais son entrée est libre de toute sélection. Une crypte est ouverte à l’accueil de toute race, de toute culture, tout niveau social et tout engagement. Bref : tout être humain peut y être reçu, y trouver place.
L’Évangile selon saint Jean fait usage de ce verbe ‘se cacher’ en des moments précis de la vie de Jésus : lorsque Jésus est poussé à l’écart par ceux qui le contestent, ou lorsque Jésus prend ses distances vis-à-vis de ceux qui le provoquent. Aussi, lorsque Jean écrit ‘Jésus se cacha’, c’est là pour moi qu’il veut faire toute sa place à la grâce, offrir un temps au cours duquel cette grâce puisse advenir en l’homme et s’y épanouir. Ainsi l’homme pourra vivre pleinement la rencontre avec le Dieu saint et juste qui vient à lui en Jésus le Christ.
Approchons-nous de chacun de ces textes
7,2-8 : Cependant la fête juive des Tentes était proche. Ses frères lui dirent : « Tu ne peux pas rester ici, va en Judée afin que tes disciples eux aussi puissent voir les œuvres que tu fais. On n’agit pas en cachette quand on veut s’affirmer. Puisque tu accomplis de telles œuvres, manifeste-toi au monde. » En effet ses frères eux-mêmes ne croyaient pas en lui. Jésus leur dit alors : « Mon temps n’est pas encore venu ; votre temps à vous est toujours favorable. Le monde ne peut vous haïr tandis que moi, il me hait parce que je témoigne que ses œuvres sont mauvaises. Montez donc à cette fête. Pour ma part je n’y monte pas car mon temps n’est pas encore accompli. » Après avoir ainsi parlé il demeura en Galilée. Mais lorsque ses frères furent partis pour les fêtes, il se mit en route, lui aussi, sans se faire voir et presque secrètement.
Il y a cachette et cachette. Les frères de Jésus tentent de le faire sortir de sa discrétion. Les moyens dont Jésus dispose devraient lui permettre d’accomplir quelque exploit extraordinaire. Il ne lui manque que le courage de tenter un coup de force qui fait vraiment besoin dans le monde. Mais non : Jésus récuse le prétexte humain de cette initiative. Cette fête est un temps de pèlerinage et Jésus n’entend pas prendre la route de Jérusalem autrement qu’en pèlerin, en pèlerin dont Dieu guide et soutient la marche. Ainsi le peuple avança-t-il jadis à la garde de Dieu vers la terre de la promesse. C’est donc seulement en compagnie des plus humbles que Jésus participera à cette expression de reconnaissance envers la providence divine. Cette proposition vient bien de ses frères mais Jésus coupe court à cette manœuvre déplacée et cela au nom même de la tendresse du Dieu saint. Il exclut de détourner de leur usage les dons qu’il reçoit de Dieu pour accomplir une mission exclusive. Son obéissance doit rester sans mélange : c’est pourquoi il se dérobe à cette tentation. Les hommes cherchent à se procurer les voies et moyens d’arriver eux-mêmes à leurs fins. Jésus attend de discerner le temps où il sera appelé à consentir au don de lui-même. En se cachant, Jésus s’écarte donc du raccourci des hommes pour ne cheminer que dans le quotidien de Dieu. Au temps voulu, au moment opportun la grâce de Dieu pourvoira à son courage.
8, 59 : alors ils ramassèrent des pierres pour les lancer contre lui, mais Jésus se déroba et sortit du Temple
Dans le Temple où Jésus enseigne, la colère de la discussion a tourné à l’orage. La discussion à la violence : Jésus va-t-il donc mourir de la mort vouée aux blasphémateurs ? Déjà des gens empoignent des pierres pour le lapider. Jésus se dérobe mais, pour autant, il ne s’esquive pas. Ses adversaires seraient-ils alors arrêtés dans leur élan meurtrier par tant de sang-froid, au point que leur élan n’est plus qu’inertie? Non : tout simplement Jésus sort du Temple où il laisse les gens enfermés dans leur colère. Il refuse aux hommes de pouvoir disposer de lui. Il ne s’enfuit pas par motif de prudence. Il prend la liberté de tourner la page sur laquelle les hommes veulent inscrire sa mort. Ce Temple devient leur limite : Jésus n’a pas d’autres limites que celles du monde. Il y poursuivra le chemin que Dieu lui trace tant qu’il y a du chemin à faire pour présenter aux hommes la bonne nouvelle de la grâce de Dieu. Les hommes ne tiennent en main que des pierres inertes, Jésus se tient dans la main du Dieu vivant. Sans nulle riposte, il poursuit ouvertement sa marche. Sans geste aucun, sans parole aucune il prend en compte la décision des hommes mais il ne les rejette pas pour autant. Ceux qui ont pris des pierres contre lui, il les laisse prendre maintenant leurs responsabilités. Ils ne supportent plus la présence de Jésus? Il ne les force pas à lui faire place. Jésus respecte leur décision Il se cache pour les laisser plus ouvertement face à eux-mêmes. Il sort pour laisser à ses adversaires l’occasion de savoir ce qu’ils font.
12, 36 : Pendant que vous avez la lumière, croyez en la lumière pour devenir des fils de lumière. Après leur avoir ainsi parlé Jésus se retira et se cacha d’eux.
Jésus est devant deux prises de position diamétralement opposées : les uns l’acclament, des étrangers bravent même pour lui l’ordre de conduire jusqu’à eux ce Jésus que les autres veulent pouvoir arrêter. L’heure est venue : lourd du geste qui sème le grain, ce dernier n’est pas jeté en terre mais confié à la grâce de la promesse divine des semailles et des moissons. Jésus s’est affirmé aussi dans sa réalité de lumière offerte à tous. En se retirant, il ne s’échappe pas : il se cache de la façon la plus explicite possible, publiquement comme aux semailles. Il se range au bénéfice d’une promesse qui ne saurait disparaitre. Elle s’accomplit en son temps, qui est de l’ordre de la promesse de grâce. Jésus ne brusque pas la grâce et sa parole reste lumière offerte, son éclat fait ressortir l’obscurité délibérée des hommes. Il ne se dédit pas de sa mission, il se cache non sans confier aux hommes la liberté de se séparer de lui ; il confie ainsi aux hommes la possibilité de remettre en cause leur attitude de ferveur ou de fureur. Jésus s’écarte pour que puisse prendre place le temps de relire le sens de notre vie d’hommes. Comme le semeur se sépare du grain qu’il a semé, Jésus s’écarte de la parole qu’il a prononcée. Cette parole de grâce est confiée au temps de la promesse créatrice. Le grain n’est pas solitaire : sur lui repose l’assurance d’une solidarité vivifiante. En s’en allant, Jésus se déporte de nos jugements à son égard et nous donne la liberté de gérer nos responsabilités sur le sens de sa venue et de son regard, de sa voix et de ses gestes, sur la vérité de sa lumière. Il nous confère la dignité de naitre de nouveau, de renaitre d’en haut à la grâce de la véritable lumière, la lumière de la Création nouvelle.
18, 20 : J’ai parlé ouvertement au monde, j’ai toujours enseigné dans les synagogues et dans le Temple où tous les Juifs se rassemblent et je n’ai rien dit en secret.
Voici : il n’est donc aucun lieu que Jésus ait dédaigné parcourir. Il n’est aucun homme à la rencontre duquel il ait refusé d’aller. Il a tenu à offrir à tout le peuple d’épanouir la communauté qui l’entoure en une authentique communion de foi. Il n’a voulu priver personne de pourvoir personnellement l’entendre et d’en débattre publiquement, sans contrainte de distance, sans limitation de compétences. Il a transformé chacune et de chacun en dépositaire d’un appel à partager, en intermédiaire d’une parole entendue. Sa grâce a été de faire que chacune et chacun devienne médiateur à l’égard de tous. Toutefois il y a aussi entendre et s’entendre. Il y a une entente où l’on se claquemure d’une gifle, où l’on passe tout au trébuchet du jugement des autres. Et il y a s’entendre à partager toute parole du Christ par la grâce d’une communion véritable
19, 38-39 : Après ces événements Joseph d’Arimathée, qui était un disciple de Jésus mais s’en cachait par crainte des Juifs, demanda à Pilate l’autorisation d’enlever le corps de Jésus. Pilate acquiesça et Joseph vient enlever le corps. Nicodème vient aussi, lui qui naguère était allé trouver Jésus au cours de la nuit. Il apportait un mélange de myrrhe et d’aloès d’environ cent livres.
Tandis que l’ensemble du peuple s’engage dans la célébration de leur ancienne libération, deux hommes prennent courage pour surmonter les craintes qui dissimulaient leur liberté de penser Ces craintes leur pèsent davantage que l’esclavage de jadis. Ils ne veulent plus diriger une indépendance personnelle conformément à l’opinion générale. Elles devaient être nombreuses les personnes qui se cachaient de rendre public ce qu’elles pensaient en conscience de Jésus. En voici deux, deux seulement mais il suffit de deux témoins pour conférer la vérité à un propos, pour confirmer une attitude. Et ces deux hommes se risquent à prendre le parti de celui qui vient de mourir crucifié. Pour cela ils se rendent auprès du dépositaire de la plus grande puissance au monde : celle de Rome dont Pilate est le procurateur en Palestine. Ils se mettent en cause devant celui qui vient de mêler la sentence romaine au rejet du peuple juif. Ils osent venir lui attester que leur foi les rend solidaires de ce Jésus-là. De ce Jésus que Pilate lui-même a qualifié de ‘Roi des Juifs’ : pour eux, ce n’était pas là dérision mais vérité. Et la fureur du peuple n’était pas feinte non plus, mais réalité. Ils se risquent donc auprès de Pilate pour lui réclamer ce corps qu’ils enterreront selon le rituel juif. Et c’est ainsi que, par Pilate interposé, ce rituel s’est déroulé au bénéfice de toute l’humanité. Eux-mêmes ne s’accordent plus le droit à la déviance : ils tiennent à affirmer, devant Pilate et devant le peuple, qu’ils reconnaissent en Jésus celui qui est vraiment le roi. Et ils enterrent ce crucifié en tant que roi, avec une dignité toute royale. Par cette mise au sépulcre ils se démarquent tout autant de la sentence populaire de la crucifixion que du refus opposé par Pilate lui-même à se dédire de la sentence qu’il a lui-même rendue. Ce roi défunt n’en saura rien mais le monde entier saura le respect que leur foi en Jésus leur a donné. Devant Dieu lui-même ils reconnaissent l’autorité suprême de celui qui s’était proclamé être Fils de Dieu.
Conclusion
Ainsi, pour moi : lorsque Jésus se cache, il ne s’inscrit pas dans un mouvement de rupture ni d’exclusion. En s’écartant des hommes c’est du plus profond de son amour que Jésus les hausse à la révélation de sa mission. C’est à notre foi seulement qu’il fait connaitre le sens plénier de sa mission divine.
Jésus se cache : il ne s’étale pas inutilement mais se consacre exclusivement à l’œuvre qui lui a été confiée par son Père. Il prend en compte nos indécisions, il accepte nos refus. Il reçoit de nous la dignité de notre choix de vie. Il ne brusque pas la réalité humaine de nos personnes mais garde la discrétion de son amour.
Jésus se cache : il ne gaspille rien de ce qu’il tient à offrir mais il veut faire respecter Celui dont il ne nous ménage pas les dons. Il maintient ouvert l’espace où nous pouvons quotidiennement venir puiser courage.
Jésus se cache et ce mouvement nous appelle ouvertement à saisir dès à présent la vérité dont il vient nous éclairer en plénitude. Nos vies s’inscrivent dans la promesse divine dont l’accomplissement révèle ouvertement la joie de la grâce créatrice
Jacques van der Beken
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