Éthique Théologie

Vieillir ou le temps d’une heureuse kénose

Ouverture

Pour l’âme qui vieillit, il est difficile de chanter. Qu’on atterrisse brutalement ou en douceur dans la vieillesse, on se rend compte qu’à cinquante ans on est bien jeune, et que ceux qui sont morts à soixante ans sont morts bien trop jeunes. On se rend compte aussi que même s’il reste une ou deux chansons à chanter avant que les feux de la rampe ne s’éteignent, on est arrivé au dernier acte et que la mort attend en coulisse.

La vieillesse comporte de nombreuses pertes, à ce propos certains ne ménagent pas leur amertume. Nul ne nie que l’âge nous grève de pertes profondes et abondantes ; perte de la santé, des êtres aimés, du foyer qui fut notre fierté et notre port d’attache, de la place que nous occupions au sein d’une communauté ; la perte d’un statut, d’un but, la perte du contrôle et la perte du choix. Le corps nous fait savoir que force et beauté déclinent. Nos sens sont moins aiguisés, nos réflexes moins vifs. Nous avons davantage de mal à nous concentrer, à accueillir les faits nouveaux, et puis nous avons des trous de mémoire. Difficile de nier les changements objectifs : douleurs, tension, mais aussi fatigabilité, lassitude, indifférence, confusion…

A la lumière des textes des Évangiles, vieillir n’est plus le lieu d’un naufrage mais il conduit à l’étroitesse (angoisse) d’un nouveau passage existentiel : il est ré-apprendre à « devenir comme des enfants » (Mt19,14), revêtir la condition d’une plus grande fragilité. Vieillir est aussi occasion de la confiance et de la rencontre qui ouvrent chacun, quel que soit son âge, à la question de l’amour.

Les années nous viennent sans bruit – (Ovide, Les fastes)

Si la vieillesse a un droit à « revendiquer », ce n’est certes pas celui qui garantirait les mêmes actions, les mêmes tensions, les mêmes plaisirs, les mêmes responsabilités que l’âge adulte, mais bien le seul que personne ne songe à lui accorder : le droit inaliénable à la transformation.

Ayant tout traversé, il devient à son tour passage. Tant de croyances se sont échafaudées puis lézardées devant ses yeux, tant de systèmes de pensée, tant de modes, tant de manières d’être ont disparu puis resurgi sous d’autres oripeaux ! Du lieu où il est parvenu après un tumultueux périple, l’entier panorama d’une vie d’homme ou de femme s’offre à son regard. Ce qui, jusqu’alors, était perçu comme étapes diverses cesse d’apparaître comme une succession pour le former en un vaste paysage.

Devant lui, à travers lui, est passé le cortège des barbaries de son époque et des espérances toujours détruites, toujours nouvelles. Il sait l’éphémère de toute chose, la précarité des existences et des idéologies, la fin réservée au pire et au meilleur. Mais il sait aussi que tout recommence et renaît dans le cycle sans fin du chaos et de l’ordre, de la naissance et de la mort. Désormais, sa pensée délaisse les béquilles du seul rationalisme pour se faire vagabonde, intuitive, effleureuse. Non qu’il ait cessé de goûter aux idées, aux voltiges de l’intelligence et du savoir, tout au contraire, d’après ce qu’il m’a été si souvent donné de constater, mais il sait aussi leur faire la nique et s’esquiver. Dans la perpétuelle mouvance du monde, dans l’infinie fluctuation des apparences, dans le transfert permanent d’énergie et d’informations, l’être âgé ne cherche plus de poignée où se cramponner.

Tournons-nous vers ceux qui ont lâché prise et qui trouvent accès à d’autres richesses. Cela ne signifie nullement qu’ils aient eu, pour ce faire, à se désintéresser du monde qui les entoure, à se dépouiller de leurs engagements, de leurs responsabilités, de leurs activités, s’ils peuvent les poursuivre encore, c’est désormais dans une approche radicalement modifiée, où ne se mêlent plus les scories de la puissance, de la compétition, ni de l’affirmation de soi. N’en attendant rien pour eux-mêmes, ils en reçoivent beaucoup : tout ce qui n’est donné que par surcroît à quiconque n’exige plus rien.

Dans la haute vieillesse, là où logiquement, nous nous attendons à ce que le poids de la réalité devienne le plus lourd, il peut s’alléger. La dimension véritable de cette ultime étape : la possibilité donnée à l’être humain de naître par l’Esprit à son humanité véritable. Une autre réalité, nourrie, vibrante, éclot entre ses yeux. Dans sa maison de retraite – qu’elle appelle « la prison » – Christiane, 98 ans, théologienne et psychanalyste, confie : « Je suis encore-toujours-en devenir » !

 La kénose, le temps de la dé-maîtrise, du renoncement et du consentement à la fragilité

C’est une notion liée au temps dans la mesure où le temps qui passe nous force constamment à nous désapproprier, à laisser des pans entiers de notre existence derrière nous.

Paul Claudel disait, à l’âge de 90 ans : « Plus d’yeux, plus d’oreilles, plus de souffle, plus de jambes, plus de mémoire, et c’est étonnant comme on s’en passe » ! Face à la perte des capacités, de ce que nous pensions posséder pour toujours, l’attitude que l’on doit opposer à la fixation mortifère sur ce qui n’est plus, serait celle d’un « lâcher prise », d’un consentement, non sans protestation,  à la désappropriation. Cela n’implique pas la résignation à la clôture de notre histoire de vie, mais l’acceptation de sa réorientation fondamentale. Entrer dans un temps de dé-maîtrise ne va pas de soi, et vieillir, c’est assumer, de perte en perte, de deuil en deuil, le quotidien et découvrir ou redécouvrir le primat de l’être sur l’avoir. Chacun de nous le sait : l’acceptation de « ne plus pouvoir » est un chemin de crête, pour nous-mêmes, pour nos proches.

Une caractéristique du discours ambiant, lorsqu’il est question de vieillesse, est un préjugé négatif sur l’évolution à venir. En substance : « ça ne peut pas aller mieux, ça ne peut aller que plus mal » ! À ce discours nous devons opposer que notre histoire n’est pas écrite une fois pour toute, et que l’humain est un être en devenir jusqu’au bout. « Avec le temps tout ne s’en va pas, va », aimerait-on répondre à la belle chanson de Léo Ferret.

 Mais, comment ici le futur peut-il encore se dire comme la poursuite d’un plan de vie ? Car, il y a dans l’histoire de notre vie une intentionnalité, une direction, un sens, une fin, un but.

Cette intentionnalité n’est pas uniquement une projection du présent sur le futur mais elle traverse comme un axe toute l’histoire de la vie. Le renoncement à telle ou telle capacité, fait que les plans de vie doivent être réorientés ou même abandonnés. Dans ce sens, ce n’est pas le futur qui disparaît, mais uniquement le futur-tel-que-nous-l’avions-imaginé. Il faut nous interroger alors sur le sens d’un « être moins », sur les possibilités d’un « encore être » après l’épreuve de la perte des capacité humaines, corporelles ou intellectuelles. En définitive se pose la question de l’impossibilité pour l’être humain d’exercer une complète maîtrise sur la réalité et, conjointement, une mise en lumière de la possibilité d’accepter ou même, de choisir une voie où la perte de maîtrise devient dé-maîtrise consentie.

Or, la perception, si souvent ressentie, de l’existence temporelle comme avancée dans un chemin de « moins être »  et de diminution de la qualité de vie ou de la vie elle-même, résulte d’une lecture profane de l’histoire d’une vie. Mais le temps, et plus particulièrement le temps de la foi, notamment en tant que temps de la liturgie, échappe par excellence au déterminisme biologique. C’est sans doute un des lieux où l’on pourra faire pièce à cette interprétation, qui définit la vie humaine par « ce qu’elle n’est plus », et lui opposer celle qui considère une existence, à tout moment, comme ouverte sur un accomplissement encore à venir. Ici, on reconnaît l’espérance comme une catégorie fondamentale de la vie humaine. Le « ne pas » devient alors un « pas encore ». De la même manière que dans une empreinte, le creux n’est pas une pure absence de matière, mais renvoie à la figure pleine ; dans l’être humain blessé, le manque n’indique pas la dégradation de l’être, mais au contraire renvoie à une possibilité d’être, non réalisée.

En ce sens, la communauté croyante est une « réserve de sens », disposant des outils métaphoriques pour dire à la fois la diminution apparente de la vie perceptible, et la certitude confiante d’un « ne-pas-encore-être, déjà présent en germe.

Inge Ganzevoort

À propos de l'auteur

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Alain Rey

Directeur de la publication Hier & Aujourd'hui
Pasteur de l'EPUdF
Études à Montpellier, Berkeley et Genève
Pasteur à Fleury-Mérogis, Mende, au Defap et à la Cevaa

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