Éthique Théologie

Humiliation et altérité, par Olivier Abel

 La gratitude d’être ici parmi vous, de tous vos visages

La thèse du livre

L’humiliation est un facteur majeur dans beaucoup de phénomènes de nos existences et de nos sociétés. Mais elle est largement sous-estimée, et nous y sommes souvent très insensibles ; ou parfois, mais c’est peut-être la rançon de ce déni, nous y sommes trop sensibles, et comme surexposés. Une part majeure de notre vie politique semble se décider sur ces sentiments sombres, qui disent aussi des réalités vécues. C’est pourquoi il est urgent de la combattre, et sinon d’y mettre un terme, du moins de la limiter et de la déjouer au mieux, tant dans nos institutions communes que dans nos vies ordinaires.

Ce parcours n’est qu’une entrée parmi d’autres vers la question plus essentielle de la considération mutuelle. Elle ne sera cependant pas abordée ici par la grande porte de la reconnaissance, mais par l’autre bout, celui de l’humiliation, qui en est l’entrée la plus sombre, la plus fréquente et multiforme, la plus facile à rencontrer hélas[1]. S’il y a quelque chose d’éthique dans ces propos, en deçà des grands discours et des grandes actions, on le voudrait d’abord sur le registre très élémentaire de la perception. Oui, c’est avant tout une question d’attention. L’humiliation nous indique que nous manquons simplement parfois d’un peu d’attention. Mais on sait que l’attention est aujourd’hui ce qui manque le plus, à tous égards.

Il s’agit certainement aussi d’un problème politique, avec l’invasion de l’espace politique par des affects et des sentiments qui sont essentiels au lien social, mais qui jadis trouvaient sans doute leur place et leur forme canalisée, civilisée, dans des espaces méta-politiques, les théâtres et notamment le tragique dans la Grèce ancienne, les synagogues, temples et les églises jusque dans la société des années 1950, et peut-être naguère encore dans le cinéma compris comme un grand rituel collectif.

Remarque en guise de prélude, à la clé de cette réflexion, chez Ricoeur : Parlant de la rencontre des cultures, Ricœur écrivait en 1960 : « Pour avoir en face de soi un autre que soi, il faut avoir un soi ». Entre un relativisme où il n’y a plus que des autres, et la complaisance à soi d’identités engoncées dans leur suffisance, Ricœur n’a cessé de penser ensemble le soi et l’autre, et de dialectiser l’identité et l’altérité, car « le plus court chemin de soi à soi passe par autrui ».

Ici : un relevé de ce qui, dans ce paquet de questions épineuses, touche au plus près à la question de l’altérité, une question épineuse parmi d’autres….

7 points d’importance inégale…

1/ L’atteinte au visage, au sujet parlant

Le propre de l’humiliation, ce qui la distingue de la violence, c’est qu’on ne la voit pas, mais qu’elle atteint le visage. L’affront faire rougir[2], mais il y a aussi l’indifférence qui traite le visage comme déjà mort, et glisse dessus sans le voir. Si les violences s’attaquent au corps de l’autre, l’humiliation s’attaque à son visage, elle fait perdre face. L’humiliation offense, ridiculise, avilit, mais surtout elle fait taire le sujet parlant, elle lui fait honte de son expression, de ses croyances et de ses goûts, elle ruine sa confiance en soi, elle dévaste pour longtemps les circuits de la reconnaissance, et laisse derrière elle une parole dérisoire ou fanatique.

Dans nos parcours urbains les plus ordinaires, au milieu des passantes et des passants, et même quand on n’est pas un SDF, on peut sentir cette incapacité à rencontrer un regard, le point de terrible indifférence auquel notre société est parvenue, de manière à ce que rien ne frotte, à ce que rien n’accroche, à ce que tout soit parfaitement lisse et glissant : nous sommes une société Tefal ! Il est impératif de ne pas regarder les regards, de ne voir aucun visage, de glisser dessus.

L’humiliation, dans l’affront cinglant ou dans le mépris indifférent, atteint le visage. Et si la violence attaque le corps, dans sa vulnérabilité physique en quelque sorte objective, l’humiliation dévoile la fragilité subjective du visage, elle le fait voir dans son dénuement, sa non-protection[3]. Elle nous fait perdre la face, elle ruine la possibilité de regarder en face, de se confronter à autrui. Le visage est la part de nous-mêmes la plus offerte à l’autre, par le regard, par la voix, par l’expression des sentiments. Un mot, un regard, ici, suffisent à blesser. On parle d’un « coup de langue »[4]. Mais c’est peut-être pire encore quand le visage tourné vers l’autre n’est pas reçu comme visage.  Comme l’écrit la romancière Marilynne Robinson : « Tout visage humain est une demande qui vous est présentée »[5]. Le visage est un appel, une interrogation, par son existence même : mais l’humiliation, loin d’y répondre, le fait taire. Elle écrase toute possibilité d’appel, toute interrogation.

L’humiliation ruine la confiance en soi comme en l’autre. Car le visage, qui tend vers l’autre notre image, n’est précisément pas une image, une représentation ! ni une protection ! On peut dire que l’essentiel de l’humanité passe par le visage. C’est Caïn dont le visage est abattu (Gn 4.5), c’est Moïse qui se cache le visage (Ex 3.6), c’est Prométhée enchaîné qui fait face, tient tête et lance ses imprécations contre Zeus, avant d’être écrasé, c’est Achille qui relève le visage baigné de larmes de Priam, au chant XXIV de l’Iliade, c’est le psalmiste qui décrit « Le visage usé par le chagrin » (Ps 6.8).Et puis notre mémoire des visages est prodigieuse et surpasse sans doute toutes nos autres mémoires, nous y percevons des différences infimes qui nous parlent[6].

Quand un être humain est perçu comme une chose, ce qui lui est dénié c’est d’avoir un visage, et notamment le fait que par là son corps exprime son âme, comme disait le philosophe Wittgenstein. Nous avons récusé la métaphysique dualiste du corps et de l’âme, mais du coup nous avons jeté le bébé avec l’eau du bain ! Pour le dire autrement, on refuse de voir que son visage exprime ses sentiments intérieurs, ses pensées — et avec quelle infinie subtilité ! Au mieux on détourne le regard pour ne pas voir. Au pire l’autre est tellement négligeable que le sujet humiliant qui ne l’aperçoit même pas ne se sent pas le moins du monde concerné ni menacé.

Plus grave peut-être encore, en attaquant le visage, l’humiliation s’attaque toujours au sujet parlant. La force peut amoindrir ou même briser la capacité d’agir. L’humiliation brise la capacité à exprimer, à parler, à partager, elle atteint ce par quoi je m’offre à autrui, dans mon désir de comprendre et d’être compris. Elle fait taire, de honte ou de rage, elle ruine la possibilité de la parole, elle ruine aussi la possibilité d’écouter.

Face à l’humiliation, le visage se durcit dans une coque d’indifférence a priori, on se blase et se blinde, on renonce à chercher à partager les peines comme les joies. Car cela va ensemble. Pour s’insensibiliser à la souffrance de l’humiliation on se rend aussi bien insensible à ses propres possibilités de joies. Et pour s’insensibiliser à la souffrance des autres, comme d’ailleurs à leurs joies, on s’insensibilise aux nôtres. On peut pénétrer dans l’effroyable spirale de l’insensibilité par n’importe lequel de ces quatre bouts. Cette anesthésie touche de proche en proche les sensations les plus physiques, la faculté d’attention à ce qui nous entoure, les sentiments au cœur de notre vie affective, la faculté de la pensée et du jugement : une intelligence insensible est toujours étroite, et ne comprend bientôt plus rien à la réalité, où elle peut à son tour faire beaucoup de mal.

L’insensibilisation à l’humiliation (de soi et d’autrui) génère l’incapacité à la reconnaissance (pour autrui et pour soi-même). Et ce sera là la première explication du déni d’humiliation : comment serait-on sensible à cela même à quoi, pour s’en protéger, on n’a cessé de se rendre insensible.

Et puis, à l’âge des réseaux, la fuite en avant pour se choisir et se fabriquer des « visages » amovibles, des personnages, des « avatars ». L’identité est simultanément sans cesse montrée, essayée sous des guises diverses, et retirée, cachée, neutralisée, mise hors jeu. On accepte de se plier à des rôles, de s’aliéner à jouer des personnages caricaturaux, et on préfère encore cela à ne pas exister sur les réseaux. On est prêt à faire n’importe quoi pour être in, par peur d’être out, jeté, exclu du jeu — l’humiliation suprême, la relégation définitive.

2/ L’humiliation dévaste pour longtemps les circuits de la reconnaissance

À la disproportion dévastatrice des effets se joint souvent leur décalage dans le temps. Le plus souvent on ne les perçoit pas tout de suite, ils courent de manière souterraine, ils mijotent longtemps. Si l’humiliation accompagne toutes les formes de violence comme leur ombre, cette ombre va souvent bien plus loin que la violence visible, dans toutes les directions. Elle remonte vers des causes très anciennes, elle se prolonge dans des conséquences très lointaines, longtemps invisibles. C’est souvent l’ombre de l’humiliation qui sourdement et de manière invisible précède la violence. On ne sait pas ce que fait l’humiliation dans la vie des individus, ses effets sont profonds et multiformes. C’est pourquoi l’humiliation est souvent bien plus grave que la violence, et engendre pour plus tard, parfois bien plus tard, une violence future aux effets dévastateurs — quand ce n’est pas d’abord et le plus souvent une violence contre soi du sujet humilié.

L’humiliation est de la violence différée, parfois de la violence subliminale en quelque sorte, mais dont les effets apparaissent après coup, générant une sorte de violence potentielle. Il faudra revenir sur cette observation que l’humiliation agit avec un délai, que le contre coup peut prendre du temps, et surgir apparemment comme sans rapport avec le passé. Et rapprocher ce phénomène du circuit positif inverse, celui de la reconnaissance, qui lui aussi prend du temps, celui du don et du contre-don : c’est ce qui distingue la reconnaissance de la rétribution, ponctuelle et sans délai. Nous sommes ainsi renforcés dans l’hypothèse que l’humiliation s’attaque aux circuits de la reconnaissance.

Nos sociétés, avons nous remarqué dès le début, sont préoccupées par l’injustice et par la violence davantage que par l’humiliation. C’est peut-être que la justice et la violence, sous des formes différentes, relèvent de la logique de la rétribution, c’est à dire du « donnant-donnant » : le circuit ici est court, relativement facile à isoler et imputer.

Mais l’humiliation relève de ce que l’anthropologue Marcel Hénaff appelle la reconnaissance[7], qui prend un chemin beaucoup plus lent : le don et le contre don y prennent du temps, le temps de différer, de rendre tout autre chose, tout autrement. Comme l’avait observé Pierre Bourdieu relisant l’Essai sur le donde Marcel Mauss, le don symbolique appelle un contre don à la fois différent, sans rapport avec le premier, et différé dans le temps. On a remarqué d’emblée que l’humiliation agit avec un délai, que le contre coup peut prendre du temps, et surgir apparemment sans rapport avec le passé.

En ce sens on peut dire que l’humiliation est à la violence ce que la reconnaissance est à la rétribution. La violence peut déterminer des représailles plus ou moins rapides, l’humiliation, parce qu’elle affecte les circuits de la reconnaissance, engage pour longtemps du ressentiment, et un ressentiment qui souvent s’accroît avec le temps en occultant son motif initial.

De même que la logique de la rétribution marchande, identique à celle de l’échange de violences, est une logique du circuit court, la logique de la reconnaissance comme de l’humiliation est celle du long parcours. La reconnaissance diffère le contre-don dans l’échange symbolique, et l’humiliation diffère la contre-violence. Dans une société comme la nôtre, où nous sommes bien meilleurs pour la rétribution que pour la reconnaissance, et où les formes de la reconnaissance sont précaires et fragiles, mal instituées, il n’est pas vraiment étonnant que la profondeur et l’amplitude de l’humiliation soient si peu perçues.

Si nous voulons rétablir les divers circuits de la reconnaissance, car c’est bien la reconnaissance qui est le contraire de l’humiliation, il nous faudrait mieux distinguer et pour cela, il nous semble essentiel d’instituer trois registres bien différents, qui doivent coexister et s’équilibrer.

Le premier est celui de la rétribution, qui mesure notamment le monde du travail, mais aussi celui de la consommation, celui du salaire et celui des punitions, et sans doute encore quelques autres aspects du monde de la vie : c’est le circuit le plus bref, le plus court, celui de l’échange par rétribution et réciprocité presque immédiate, selon une logique d’équivalence. C’est celui qui est le plus facile à mesurer, à réguler, à instituer.

Le second registre est celui de la reconnaissance, et de ce que l’anthropologue Marcel Hénaff, au terme d’une longue enquête pour différencier les types de dons, appelle le « don mutuel cérémonial ». Ici, le don et le contre-don restent dans un circuit de mutualité, mais au niveau médian d’un circuit plus lent, celui d’un temps différé, car la reconnaissance proprement dite demande et prend du temps. C’est avec lui que s’établit le temps long de la durée, des œuvresplus durables que nos vies éphémères. Il ne faut pas croire que ce circuit soit archaïque, aujourd’hui dépassé, ni qu’il soit effectif seulement dans nos rapports avec les proches et l’entourage : il correspond à un besoin constant, à l’œuvre dans toutes les organisations humaines.

Le troisième et dernier registre serait celui du circuit le plus infini, le plus ouvert, celui du don universel, de l’endettement mutuel infini et incommensurable, celui de la pure gratitude. C’est celui du bien commun et du gratuit au sens où l’on ne compte plus, c’est aussi celui du don par amour ou pour rien, pour le plaisir. C’est encore celui de la conversation pure, ou celui de toutes les activités les plus proprement humaines, celles de l’amour ou de l’inspiration religieuse, celles des arts et de la recherche scientifique, celles du « politique » entendu comme le monde des paroleset des actionspar lesquelles nous interprétons ensemble nos existences. Il apparaît chaque fois que nous préférons faire des choses ensemble, quoi que ce soit, que de vaquer à nos occupations ou même bâtir notre œuvre chacun dans son coin.

On le voit : les institutions de la reconnaissance se déploient ainsi particulièrement sur le registre médian, qui n’est ni celui de la simple rétribution, ni celui de la pure gratuité oublieuse.

Une vie et une société humaines équilibrées (une église aussi !) ont besoin de ces trois registres, et qu’ils soient ensemble déployés. Mais c’est le manque d’institution du circuit médian de la reconnaissance qui favorise l’humiliation, dans un monde où l’on ne voit plus que la rétribution.

Ce manque est compensé par les excroissances monstrueuses des pots de vin, des cadeaux d’entreprise, des primes et privilèges des grands, du népotisme, de la corruption — qui est peut-être, comme l’opposant russe Alexeï Navalny le martelait[8], non tant une question morale qu’une question politique et économique gravissime, le ressort de ce sur quoi nos démocraties sont en train de se défaire. Pourquoi les liens mafieux sont-ils aujourd’hui si actifs ? C’est que les mafias, comme les groupes inclusifs intenses, forment des milieux où se jouent l’honneur, la fidélité, la parole donnée et tenue, la reconnaissance symbolique, bref la sortie de l’humiliation dans un monde où cette dimension est écrasée, sans place et sans issue.

3/ Humiliation traditionnelle, humiliation ultra-moderne

Il faudrait encore distinguer deux formes de l’humiliation, tantôt très personnelle et en quelque sorte singularisée, tantôt impersonnelle et quasi-anonyme. Il y a celle-ci qui traite l’autre comme une chose maniable, un corps étranger, ou un numéro anonyme. On ne le voit pas, on ne voit pas sa ressemblance avec nous, c’est un objet muet, rien, un peu d’herbe arrachée, un déjà-cadavre. C’est ce traitement industriel, à la manière des abattoirs, qui a été décrit pour les camps d’extermination. On peut le formuler sur un registre infiniment plus banal, celui des passants que nous croisons dans la rue sans aucun égard ni regard. C’est évidemment moins grave, mais cette indifférence quotidienne, lisse et irréprochable, n’est pas sans effet sur le sentiment général de déliaison.

Mais il y a aussi l’humiliation inverse, qui traite l’autre comme tellement proche, tellement acquis comme un prolongement de nous-mêmes, qu’on n’en voit plus la dissemblance, l’altérité. Ainsi les esclaves étaient ces êtres paradoxaux, maniables et familiers, dressés à ne pas regarder leurs maîtres, et les maîtres pouvaient agir devant leurs esclaves ou leurs domestiques comme si ceux-ci ne pouvaient pas les voir[9]. Mais cette condition servile n’est elle pas toujours prête à se reformer d’une manière ou d’une autre dans toutes nos formes de famille et d’affectivités ?

Pour combattre l’humiliation, il faudrait ainsi une manière de nous considérer qui soit capable de nous faire découvrir et respecter nos dissemblances, nos distances, avec nos « proches », mais capable dans le même temps de nous faire sentir nos ressemblances, nos proximités, avec nos « lointains » ; quelque chose qui nous rapproche, et en même temps qui nous distingue ; qui nous fasse voir à la fois notre identité profonde et notre radicale altérité.

On peut chercher dans ce que Hannah Arendt appelle la philia politikè, cette forme d’amitié mutuelle qui est en même temps un respect réciproque, présupposant une égalité foncière, et un sens aigu du désir de différer ensemble, d’essayer ensemble nos différences[10].Cette sorte d’amitié comprend une dimension d’amour mutuel qui nous dévoue à l’autre semblable, mais aussi une dimension de justice et de recherche de la juste réciprocité.

C’est justement l’ambiguïté de l’amour qu’en rapprochant il peut abriter la domestication, et la mise en servitude du proche maintenu en minorité. C’est de même l’ambiguïté de la justice qu’en éloignant et sous le couvert des distances respectables, elle peut abriter la plus cynique indifférence. L’humiliation nous attend et surgit sur ces deux bords.

Redisons le autrement, de manière plus politique :

Nous vivons dans des sociétés d’émancipation, issues de sociétés longtemps régies par les formes de la domesticité paternaliste. C’est à cela que nous avons été rendus sensibles par des siècles de protestation, d’émancipation et de déclarations d’indépendances : la scène majeure de l’humiliation était celle de la mainmise qui nous tient et nous maintient en état de minorité. Cette mainmise nous tenait de très près, trop rapprochés, trop attachés, dans une familiarité qui était d’ailleurs aussi simplement une impolitesse, un manque de distance respectueuse. L’humiliation était d’être maintenu dans un état servile ou mineur de non-autonomie, et du même coup dans une dépréciation de soi, dans le sentiment de sa propre lâcheté, et dans l’exacerbation d’une rancune impuissante.

Or aujourd’hui, le problème qui est en train de nous submerger et qui prend à contrepied notre désir d’émancipation, alors même que les servitudes n’ont pas vraiment disparu, c’est celui de l’exclusion. Pour énoncer rapidement notre hypothèse, c’est que les humains sont moins massivement tenus en esclavage et servitude que de plus en plus exclus et tenus comme superflus, inutiles, insignifiants. Pire, c’est une société où le gens se sentent et se considèrent eux-mêmes comme superflus. Nous sommes dans une société d’auto-exclusion, et au nom de la lutte pour l’émancipation, nous avons généré une société de « solitude volontaire ». Notre société est malade de solitude.

À la figure de l’esclave surexploité, il faudrait superposer celle du réfugié sans papier, sans identité, sans formation, sans qualité, inemployable, inutile, non-intégrable. Être jeté, rejeté, exclu, n’est pas exactement la même chose qu’être tenu en servitude ou en minorité. Ce n’est pas être tenu pour trop proche pour être considéré. C’est au contraire être tenu dans un éloignement de plus en plus grand, qui confine à l’élimination. L’humiliation ici jette et rejette l’autre, tenu pour le dissemblable, le difforme, le lointain : elle arrache tous les liens et tous les attachements, elle prend la forme de l’exclusion. Ce processus s’attaque à n’importe quelle altérité ordinaire, pour fabriquer à partir d’elle, au moyen d’une ignorance méprisante et de préjugés caricaturaux, un corps étranger à rejeter, à chasser de l’entre soi social. Mais on ne voit pas cette fabrique de l’étranger, car on reste les yeux rivés sur les servitudes. Nous nous voyons et nous croyons émancipés et autonomes, mais nous sommes des solitaires bardés de protections. Il n’y a plus de pacte social, ce sont les sociétés qui se défont.

Dans un texte remarquable, la psychologue clinicienne Ariane Bazan observe que « c’est à l’humiliation que répond la barbarie ». Une civilisation humiliante génère de la barbarie. Lisant Médée d’Euripide, elle montre comment les grandes tragédies sont des scènes de reconnaissance dévastée. C’est ce qui se passe avec Médée, la fille du roi de Colchide, qui, après avoir contre son propre père été l’instrument de Jason en lui permettant de conquérir la Toison d’Or, et lui avoir donné des enfants, est rejetée et abandonnée par lui. Elle pourrait se suicider, se jeter elle-même, détruire ce corps qui n’a pas su être son porte-parole.

Mais n’est ce pas au fond ce qui est attendu : que s’autodétruisent, mais si possible à petit feu et sans bruit, tous ceux qui ne servent à rien ? Qu’ils s’auto-excluent, qu’ils se délient d’eux-mêmes de la cordée qu’ils ralentissent ? Il faudrait renoncer à relancer les liens où l’on se sent trop lourd et encombrant. Notre société est peuplée de tous ceux qui ont voulu y croire, y adhérer, et qu’elle a laissé tomber. Et dont on attend qu’ils se retranchent d’eux-mêmes, qu’ils nous lâchent les baskets.

L’humiliation alors ne connait sa mesure que dans la dévastation de la scène même où se joue cette humiliation — la scène entière de la prétendue civilisation. Elle réclame la destruction méthodique de toute scène de reconnaissance possible : la mère tuera tous ses enfants. Telle est la barbarie qui répond à cette humiliation d’être jeté, rejeté, exclu, alors même qu’on a tout donné, qu’on aurait tout donné pour être avec, pour être inclus. Cette barbarie là est celle à laquelle nous nous trouvons désormais aussi confrontés. Seule une humiliation sans nom peut générer la barbarie inédite qui nous menace, et qui trop souvent nous atteint. Tel est le tragique ultra-contemporain.

4/ Une éthique du respect et de la considération

Face à tout cela comment faire ?

Traiter le double besoin humain de reconnaissance : besoin de se montrer, de montrer quion est, de quoi on est capable, et besoin inverse de pouvoir seretirer, se protéger derrière un voile d’ignorance et de respect. Avec l’humiliation, on peut se sentir rejeté, ignoré, insignifiant, et on serait prêt à tout pour exister un peu aux yeux des autres, pour être inclus. Mais avec elle aussi bien on peut se sentir exposé dans ce que l’on a de plus intime, dévoilé, mis au pilori, pointé du doigt, on voudrait disparaître, ne pas s’être trouvé là, ne pas être là. On ne sait plus où se mettre, on voudrait rentrer dans un trou de souris, rentrer sous terre.

Pour le dire autrement, l’humiliation porte atteinte à l’estime de soi, en faisant honte à une personne de ses formes d’expression, de ce qu’elle voudrait montrer ; mais elle porte atteinte également au respect et à la pudeur, en dévoilant ce qui voulait se cacher, en forçant l’autre à sortir de ce qui constitue sa réserve.

Sur le plan collectif, les institutions non-humiliantes : à la fois droit de se retirer, d’être protégé, et droit de se montrer, de se risquer. Ne pas être montré malgré soi ou écarté et refoulé malgré soi…

Sur le plan éthique, le respect suppose l’idée de la personne comme ce que nul ne sait complètement des autres ni de soi-même, c’est à dire le voile d’ignorance qui fait qu’il peut toujours recommencer autrement. Nul ne peut prétendre lever ce voile sans transgresser le respect de cette altérité. La morale tient à ce sens des limites. Le caractère inconditionnel de l’impératif catégorique kantien fait en moi une place en quelque sorte immédiate à l’autre, dans le sentiment à la fois de mon identité profonde avec autrui et de mon altérité à moi-même.

Le respect de soi consiste précisément à accepter de se voir soi-même comme un autre, et suppose cet autre regard, ce regard d’autrui, susceptible de m’aider à me voir moi-même tout autrement : Hannah Arendt y voit d’ailleurs le motif du pardon et de l’action comme possibilité de s’interpréter soi-même autrement.

Égard ou regard, il y a ici une véritable éthique de la perception : comment parfois ne pas trop regarder, ne pas trop sentir, car cela redouble la honte, comment parfois ne pas du tout regarder, ne pas voir, ne pas vouloir savoir. Au lieu de déchirer le voile et d’aller scruter une vie de trop près, le respect renonce à se faire une image de l’autre. C’est ce tact du respect qui est délicat. Comment regarder un SDF qui n’a pas de lieu où se retirer, mais aussi comment ne pas le voir, ne pas le regarder, ne pas lui faire place du regard comme s’il était chez lui ? Comment regarder un visage abîmé par la maladie, comment ne pas être trop perméable au regard de l’autre, ni trop imperméable ? Comment ne pas trop éloigner l’autre, bien sûr, mais comment ne pas trop le rapprocher… Même nos plus proches, comment les regarder avec respect, comme si nous ne savions pas encore vraiment quiils sont.Tout cela, c’est la vie ordinaire qui devrait nous l’apprendre.

5/ L’imaginaire humilié(du visage à l’image, le thème de l’image de Dieu, les arts et le jardinage de l’imagination)

Rompre avec les logiques d’humiliation, et redonner place et visage, refaire crédit au sujet parlant, suppose une faculté majeure qui est celle de l’imagination, entendue ici à la fois comme la faculté nous représenter autrui, de nous le rendre présent et proche, de nous mettre à la place de lui, mais aussi comme la faculté d’absenterautrui, de ne pas trop vite l’imaginer et nous le représenter, de le voiler, de l’éloigner en quelque sorte en préservant son mystère, son altérité, son absence. L’imagination est ici la faculté de nous mettre à la place d’autrui mais sans nous y croire, et sans nous en faire une image. C’est un art délicat.

 

D’autant plus délicat que l’imagination baigne dans l’imaginaire dominant d’une époque, d’un milieu, d’une culture. On peut dire que l’imaginaire est l’élément de la reconnaissance, tant de l’image de soi que de l’image de l’autre. La reconnaissance mutuelle s’effectue à travers le renvoi mutuel des représentations imaginaires les uns des autres, qui nous valorise ou nous dévalorise, nous approuve ou nous désapprouve. Ce sont ces médiations de l’imaginaire qui s’intercalent entre les regards que nous échangeons. Nous nous voyons mutuellement à travers un imaginaire de la vie bonne et de la vie mauvaise, des bonnes et des mauvaises « formes ». Cet imaginaire, porté par les média, les films, les chansons, la littérature, mais aussi les cultes, les traditions, et les coutumes, a ses normes et ses hiérarchies qui varient selon les temps, les lieux, les milieux. La culture est instituée au niveau même du conflit de ce que Ricœur appelait « les traditions de l’imaginaire ».

Il remarquait que « les relations interhumaines peuvent être abîmées au niveau de ces images médiatrices ». C’est ce qui arrive lorsqu’une industrie marchande de l’imaginaire vient pervertir les représentations que les humains se font d’eux-mêmes, et notamment au plan de la sexualité qui est un des lieux les plus puissants du façonnement de l’imaginaire — et des drames tant du mépris que de la reconnaissance. La pornographie est l’une des portes majeures de cette humiliation qui n’est pas seulement celle des personnes mais celle d’un imaginaire entier.

Ricœur écrivait encore que « l’imagination a une fonction de prospection, d’exploration à l’égard des possibles de l’homme. Elle est par excellence l’institution et la constitution du possible humain. C’est dans l’imagination de ses possibles que l’homme exerce la prophétie de sa propre existence »[11]. Les vraies révolutions, disait-il, se font au niveau de nos images directrices : « en changeant son imagination, l’homme change son existence ». Seule une poétique inédite peut bouleverser et libérer l’imaginaire. À l’inverse, si l’imaginaire est abîmé, sali, dévoyé, l’image que nous avons des autres et de nous-mêmes en sera profondément affecté. Les artistes, les poètes, les dramaturges, les scénaristes, toutes les formes que l’art peut prendre, sont les jardiniers de cet imaginaire — et aussi bien sûr les cultes et la prédication…

Récapitulons : l’humiliation affecte non seulement le visage du sujet parlant, mais l’image de soi et de l’autre. Elle devient ainsi une maladie del’imaginaire — qui n’est pas une maladie imaginaire ! Car on peut parler du caractère imaginairede l’humiliation, mais attention : l’imaginaire existe, et peut avoir des effets terribles. Ils sont d’autant plus graves que l’imaginaire, l’imagination mutuelle et les images disponibles d’une époque, d’une culture, forment par excellence l’élément de la reconnaissance mutuelle. Et cela concerne les individus comme les communautés.

Pour le sujet abîmé dans son image de soi, ce qui est parfois le plus terrible c’est qu’une petite humiliation initiale va l’enfermer dans une figure de soi, comme s’il répétait la scène, faute de pouvoir la faire bifurquer autrement : le sujet peut faire de lui-même l’auteur principal de son humiliation. Ce qui est le plus grave dans l’humiliation c’est d’ailleurs la manière dont un scénario établi et répété, même sans beaucoup de malveillance, peut amener quelqu’un à se défaire lui-même de sa dignité, de son estime de soi, pour survivre, pour rester inclus dans le groupe.

On peut se moquer de quelqu’un pour le renvoyer dans son coin, lui faire honte de son désir et de son expression, mais on peut aussi lui faire honte de son appartenance, de son identité, de sa forme de vie, de sa religion, de sa manière de parler, etc. Cela touche donc aussi bien des groupes entiers. Des groupes ont été rendus vulnérables parce que leur langage ou leur forme d’expression a été rejetée, moquée, ou est devenue la cible d’évaluations perpétuellement négatives. C’est ainsi que l’on peut amener un groupe, une culture, une communauté à se défaire de sa propre fidélité créatrice et tout faire, tout accepter, pour s’intégrer et même s’assimiler, se fondre complètement dans la société[12].

Bref, l’humiliation est un fait total, qui touche à la fois la dimension la plus radicalement intime et la dimension la plus sociétale de nos existences. Si la reconnaissance mutuelle est portée par les médiations au travers desquelles cet imaginaire est institué, l’humiliation n’affecte pas seulement la reconnaissance mutuelle des sujets parlants, mais des formes entières de vie, des cultures, des communautés, des minorités langagières, sexuelles, raciales, religieuses, sociales, etc. Il y a mille manières de stigmatiser une minorité, de la montrer du doigt dans ses manières de s’habiller, de parler, dans son imaginaire même de la vie bonne, pour l’obliger à se conformer à l’imaginaire commun.

6/ Une éducation au jeu et à l’humour

Revenant sur les manières de déjouer l’humiliation, nous observerons d’abord que si l’humiliation est pénible, elle est parfois nécessaire pour nous ramener à la réalité de notre finitude, à nos limites. Cette expérience pénible nous apprend, lentement, douloureusement, à ne pas être trop vaniteux. Pensons à l’arrogance de celui qui réagit, face à une quelconque opposition, en lançant un prétentieux « savez-vous qui je suis ? », le plus souvent complètement hors de propos. L’humiliation est ici une épreuve salubre et formatrice qui pourrait discrètement aider à rester humbles ceux-là mêmes qui réussissent, à ne pas transférer leur éventuelle « supériorité » ou importance acquise dans un registre, à d’autres domaines où elle n’a que faire.

L’humiliation détermine parfois un bouleversement ou un repli bienfaiteur qui prépare la prise de conscience d’un soi véritable, ramené à son humanité, capable de faire place à d’autres, et capable de changer de vie. Il y a une manière d’accueillir l’humiliation qui nous permet de comprendre ce que cela affecte en nous, et par là de mieux nous comprendre, et comme dirait Michel Foucault, de mieux nous gouverner. Cette manière de recevoir l’humiliation, de l’accueillir, c’est l’humour.

Par l’humour on apprend à être « grand » sans arrogance et « petit » sans être humilié.Il fait ainsi partie de ce qu’on pourrait appeler la chorégraphie élémentaire de la vie. Car dans la vie, on se déplace, on se bouge, on ne reste pas bloqué solennellement ni complaisamment dans une figure. On n’est jamais grand ou petit à tous les égards. Et puis le petit grandit, et le grand diminue. Cela touche la dialectique des grands et des petits, des anciens et des nouveaux, mais aussi celle des forts et des faibles, et celle, non moins essentielle, des amis et des ennemis.

L’humour, c’est la différence entre rire de et rire avec. S’il y a une vis comica, une force comique, elle est là. Se moquer ironiquement a certainement une fonction comique de correction, mais aussi une fonction tragique d’exclusion. Mais dans l’humour on se fait petit, on diminue, le haut devient bas, on ne cherche pas à avoir raison, à faire le grand, à savoir[13]. On met en avant une empathie corporelle.

Dans l’humour on accepte de boiter. L’humour met en avant les pieds et non le face à face, comme dans l’épisode où Jésus loin de répondre aux accusateurs de la femme adultère, se baisse pour dessiner dans la poussière. Avec l’humour on descend de son char pour se trouver au niveau des pieds.

Tous les jeux de scènes de Charlot, qui ne cesse de déjouer l’humiliation et le pouvoir des forts, sont d’abord des jeux de pieds. Il y a chez lui une sorte d’humilité d’autant plus comique qu’elle résiste, et refuse à la fois de se laisser écraser et de laisser écraser l’autre. C’est tout l’enjeu du comique que de nous apprendre à minimiser, mais sans s’écraser, et à nous prendre mutuellement en considération, mais sans trop nous exagérer.

7/ Humilier l’ennemi

Simone Weil voit dans le thème de l’amour des ennemis une ressemblance épique entre l’Iliadeet l’Évangile, une faculté d’honorer l’ennemi, et même, à la fin de l’Iliade, de relever l’ennemi désarmé, de nous laisser déprotéger par lui. Elle ne dit pas qu’il n’y ait pas parfois des ennemis qui nous veulent du mal, et auxquels nous faisons du mal : elle nous demande de ne pas les humilier en plus du mal que nous leur faisons.

Or c’est là une des choses les plus difficiles, qu’il est particulièrement aisé d’observer dans tous les métiers qui doivent user de la force et du rapport de force, dans lequel inévitablement on fait du mal. Car on déteste ceux à qui on a fait du mal. Et c’est ce sentiment secondaire, en quelque sorte généré par le geste, même sans intention initiale, c’est ce ressentiment qui nous conduit à haïr et à humilier ceux à qui, même malgré nous, nous faisons du mal. Comment exercer la force sans haïr et humilier, et comment plus généralement exercer notre pouvoir tout en gardant de la considération, du respect, à l’égard de ceux sur qui nous l’exerçons ? Comment n’en avoir pas peur et au contraire leur garder notre bienveillante curiosité ?

Nietzsche dirait peut-être qu’il ne faut pas prendre trop au sérieux ses ennemis, qu’il faut ne pas y prendre garde, les oublier très vite, ne pas leur laisser croire qu’ils nous ont fait du mal. À la limite, cela suppose même d’une certaine manière, après s’être battu tant que possible contre le mal, d’en accepter l’irréparable au point de l’intégrer, de l’approuver[14].

Au fond, c’est ce point de bascule, au bout de l’épopée, que la tragédie grecque n’a cessé d’explorer, comme le montre un autre texte, où se joue la même et incroyable transmutation : la trilogie de l’Orestied’Eschyle, et en particulier le troisième volet, intitulé Les Euménides. Soit, en français, justement : les Bienveillantes. L’Orestiese noue autour de la question de savoir comment on peut délivrer la cité des puissances de la vengeance sans négliger les rites de leur nécessaire apaisement. Ou, pour le dire en termes politiques, comment intégrer les cultes archaïques dans la cité démocratique. Les terribles Érinyes, déesses de la vengeance, comparées à des chiennes assoiffées de sang, sont sur la piste d’Oreste, meurtrier lui-même de sa mère pour venger son père. Peu à peu, elles vont être apaisées jusqu’à devenir les bienveillantes Euménides.

Mais cette transfiguration est due non à la victoire d’Athéna sur les déesses, mais au contraire au fait qu’Athéna, loin de les humilier, leur reconnait une place centraledans la cité[15]. Les textes bibliques offrent la même mise en scène. Quand Yahvé menace de détruire tout le monde, Moïse cherche à l’apaiser, à le délier de ses malédictions, à l’amadouer, à l’« humaniser »[16].

Au miroir de ces vieux textes, et loin du rétrécissement moralisateur actuel, l’humain comme le divin se révèlent capables de fureurs suicidaires mais aussi d’abnégations sublimes. Comme l’observait Pierre Bayle, en 1696, « l’homme aime mieux se faire du mal pourvu qu’il en fasse à son ennemi, que se procurer un bien qui tournerait au profit de son ennemi »[17]. L’humiliation, dans lajalousie ou le dépit amoureux par exemple, peut conduire à la furie.

C’est ici que la tragédie grecque double la scène humaine d’une scène divine, méta-politique, qui vient limiter l’espace de la cité. Le religieux tragique vise alors à désarmer la « colère des dieux » pour arrêter ce qu’il y a d’inhumain dans les fureurs humaines, les détourner, les rendre fertiles, et dévoiler ce qu’il y a de proprement divin dans la bonté humaine. Comme le montrent les tragédies grecques, le propre du religieux et du sacré est certes de pouvoir transformer une reconnaissance déçue en fureur de destruction, comme on l’a vu avec l’histoire de Médée, mais c’est aussi de pouvoir convertir tout désir de mort en compassion pour les vulnérables vivants.

Olivier Abel

[1]L’enjeu de la considération est de se révolter contre « la capacité désespérante des sujets à adapter spontanément leur espérance aux conditions objectives de leur vie »(Marielle Macé, Critiques de nos formes de vie, Paris, Gallimard, 2016, p.84). C’est « de reconnaître des sujets honorables, capables, et d’emblée égaux, radicalement égaux. Il ne s’agit pas de leur accorder une dignité, comme une aumône, mais de constater cette dignité, partout où elle se prouve. Encore une fois ça commence par une décision d’attention, de perception » (Marielle Macé, « La précarisation des formes de vie », in Foi & Vien° décembre 2018, p.74-75).

[2]C’est le thème du crachat au visage, que l’on trouve dans Matthieu 26.67 lors du procès de Jésus, mais dans de très nombreux films.

[3]Le thème du visage a été longuement développé, on le sait, par Emmanuel Levinas, par exemple dans Ethique et infini,  Paris, Fayard, 1982. Il faudrait bien sûr compliquer notre assertion et dire que toute violence touche au visage et que toute humiliation affecte le corps entier.

[4]Ou d’une « méchante langue », ou d’une « langue de vipère », qui indique aussi la parole empoisonnée.

[5]Marilynne Robinson, Gilead, Arles, Actes Sud, 2007, p.94.

[6]Le visage est singulier, alors que les nombrils (et les nombrilismes !) se ressemblent, comme le décrit de manière très amusante Milan Kundera dans La fête de l’insignifiance, se demandant pourquoi cette mode de montrer le nombril, qu’est ce que cela veut dire de notre société.

[7]Marcel Hénaff, Le prix de la vérité, Paris, Seuil, 2002, p.511 sq.

[8]  Dans une tribune publiée dans Le Mondele 21 août 2021.

[9]  Ce qu’il y a de terrible dans la pièce de Jean Genet, Les Bonnes, c’est justement que les deux sœurs, Claire et Solange, se voient dans les yeux de leur maîtresse, intériorisent ce regard (« ce qui vient de la cuisine est crachat ») au point de vouloir la tuer ou mourir.

[10]Arendt écrit : « Lorsque, par exemple, nous lisons chez Aristote que la philia, l’amitié entre citoyens, est l’une des conditions fondamentales du bien-être commun, nous avons tendance à croire qu’il parle seulement de l’absence de factions et de guerre civile au sein de la cité. Mais pour les Grecs, l’essence de l’amitié consistait dans le discours. Ils soutenaient que seul un ‘parler-ensemble’ constant unissait les citoyens en une polis. Avec le dialogue se manifeste l’importance politique de l’amitié, et de son humanité propre » (Hannah Arendt, Vies politiques, Paris Gallimard TEL, 1974, p.34).

[11]Paul Ricœur, Histoire et vérité, 1964, p.112-131. Il précise : « Toutes ces images de l’homme sont incorporées à nos relations interpersonnelles ; ce sont des médiations silencieuses qui s’insinuent et s’intercalent entre les regards que deux êtres humains échangent ; nous nous voyons mutuellement à travers des images de l’homme […] Si nos rencontres sont ainsi médiatisées par les images de l’homme incorporées dans des œuvres de culture, les relations interhumaines peuvent être abîmées au niveau de ces images médiatrices ».

[12]C’est le débat qui traverse la culture juive européenne dans les premières décennies du 20èmesiècle. La notion de « fidélité créatrice » est le nom donné par Ricœur à la dialectique de l’invention et de la tradition qui fait la vitalité des cultures et des sociétés.

[13]  Voir Olivier Mongin, Eclats de rire, variation sur le corps comique, Paris Seuil, 2002.

[14]Simone Weil écrivait : « Le malheur est ce qui s’impose à un homme bien malgré lui. Il a pour essence et pour définition cette horreur, cette révolte de tout l’être chez celui dont il s’empare. C’est à cela même qu’il faut consentir par la vertu de l’amour » (« L’amour de Dieu et le malheur », Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu, Paris Gallimard 1962, p.122).

[15]Au départ, le chœur crie leur colère contre l’arrêt d’Athéna qui les prive de vengeance : « Elles ont subi, ioh ! un grand échec oyoï ! les filles de la Nuit, un grand affront ». Mais Athéna leur répond : « Croyez-moi, ne gémissez pas si fort, vous n’êtes pas vaincues » « Les Euménides », p.937 sq., traduction J. Grosjean Tragiques Grecs Eschyle Sophocle, Paris Gallimard coll. La Pléiade.

[16]Exode 32 10-14.

[17]Pierre Bayle, « Dissertation sur le projet du dictionnaire » historique et critique.

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Alain Rey

Directeur de la publication Hier & Aujourd'hui
Pasteur de l'EPUdF
Études à Montpellier, Berkeley et Genève
Pasteur à Fleury-Mérogis, Mende, au Defap et à la Cevaa

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