Éthique Théologie

Corinne Akli : La présence ecclésiale dans les zones sensibles

Dans les années 70, dans la mouvance de mai 1968 et sous l’effet du programme du Conseil Oecuménique des Eglises pour la formation et la responsabilisation des laïcs, le protestantisme français a déployé un grand nombre de centres de formation et de témoignage au cœur de la cité et dans les périphéries des grandes villes. Ces implantations et cette nouvelle façon « d’être Eglise » ont trouvé un large écho parmi les paroissiens qui désiraient mettre en oeuvre la réalité du sacerdoce universel. Engouement également chez les étudiants en théologie : on trouvait plus facilement des pasteurs pour ces postes socialement engagés que pour les paroisses historiques. C’était un peu les positions avancées d’une église qui voulait rejoindre les hommes et les femmes au plus près de leur réalité de vie ; certains ont choisi de lutter contre l’exclusion et de combattre les fléaux sociaux, d’autres se sont engagés dans des lieux d’échanges, de libre parole, de culture…

Ces postes ont souvent reposé sur le charisme de leur fondateur et ils manquent parfois de liens avec les structures consistoriales, régionales et nationales de leur union d’églises. Par contre leurs liens avec la cité se sont renforcés ; l’insertion des croyants dans la politique de la jeunesse, dans la politique de la ville ou dans l’humanitaire a donné au protestantisme français une notoriété qui dépasse largement le nombre de ses membres.

Ma conviction est qu’il est indispensable que les croyants s’impliquent dans les zones sensibles. Il est important que ne soient pas escamotées les questions de société qui se posent dans les quartiers populaires et les nouvelles cités de banlieue. La surpopulation, le manque d’emploi et de qualification, la concurrence des trafics illicites, la violence larvée ou patente, les difficultés de permanence des services publics (transports en commun, poste, établissements scolaires) font la Une de nos actualités. Le problème est que nous ne savons plus accueillir fraternellement tous ces gens qui débarquent aux portes de la capitale ou des agglomérations urbaines. Nous les traitons en étrangers ou en ennemis mais jamais comme des frères en humanité, des frères qui souffrent et qui ne savent comment exprimer leur détresse.

A Aubervilliers et dans les communes voisines, 45 % de la population est de nationalité étrangère. Tous les 10 ans, entre deux recensements, la population se renouvelle à 70%. Ce qui pose un vrai problème de transmission des valeurs et de la mémoire ; la mémoire ouvrière, la mémoire de la résistance au fascisme s’effacent : qui se souvient, par exemple, que Pierre Laval était maire d’Aubervilliers et que le Conseil municipal a voté à l’unanimité la déportation des enfants juifs ?

On ne peut taire la situation socio-économique toujours aussi sombre dans ces quartiers de la banlieue. II y a des guerres entre pauvres pour un bout de pain, pour une couleur de peau ou de passeport, pour une casquette, un logement ; il y a des bagarres, des injures, du mépris, de l’intolérance entre les représentants de diverses confessions et dénominations ; il y a la tentation de l’extrême droite… Et, pour ceux qui s’engagent, l’impression pesante d’être seuls, en marge du comportement général. Parfois cette solitude décourage : à quoi cela sert-il de se coltiner ce genre d’environnement urbain, où il y a tant de tensions ethniques, religieuses, politiques ?

Pourtant les croyants ne peuvent pas faire comme si ces nouvelles zones de pauvreté et d’exclusion n’existaient pas. De nombreuses ecclésioles prophétiques, ethniques, voire même des communautés sectaires ou intégristes, gagnent du terrain dans ces cités à forte densité de population jeune en manque de repères. Ne rien faire, c’est courir le risque que d’autres solutions plus expéditives soient appliquées. Siéger aux Conseils communaux de Prévention de la délinquance, participer aux réunions du contrat ville ou de la Mission locale, c’est autant de lieux et de moyens de faire entendre la voix des minorités et des victimes de l’exclusion.

Les lieux de culte implantés dans ces zones peuvent constituer des lieux-sas où se disent et se vivent ces migrations, ces mutations des familles et des cultures. Il leur faut être des lieux de brassage où on essaie de ne pas stigmatiser les gens sur un moment de leur parcours, mais d’accompagner leur propre évolution, de les aider à se repérer dans la ville et à trouver des alliances.

Cet engagement se heurte à mille difficultés. En Seine-Saint-Denis, il paraît que nous sommes 14 000 habitants au km2. Si les croyants voulaient s’impliquer correctement dans la vie de ces cités, il faudrait au moins un édifice religieux de chaque confession par kilomètre carré ! Mais de nos jours, les possibilités d’engagement bénévole sont limitées vue la complexité du travail social, qui est de plus en plus confié à des professionnels sur diplômes ou à des emplois-aidés. Et ceux qui voudraient partager leurs convictions sont facilement suspectés de prosélytisme ou de prise de pouvoir sur la vie des citoyens ; pour ce qui concerne les centres protestants, on voit bien que l’expression de la foi chrétienne en milieu laïc, athée, communiste, musulman, n’est pas toujours bienvenue. Par ailleurs, les réseaux de donateurs et de militants vieillissent. La gestion fiscale et financière de certaines structures lourdes nécessite une formation rigoureuse qui ne s’acquiert pas en faculté de théologie. De même, il n’y a pas de formation théorique au dialogue avec les pouvoirs publics, les conseils municipaux, le conseil général ou régional, il faut apprendre sur le terrain.

Pourtant, sur le terreau de la misère, germent toujours aussi des graines d’espérance ; et ces villes sont le lieu idéal pour parler de délivrance, d’amour et de service.

          Au foyer protestant d’Aubervilliers, depuis 1978, à travers l’action des éducateurs de rue, nous nous sommes beaucoup avancés en direction des jeunes les plus en souffrance, ceux qui s’engagent dans des conduites à risque : drogue, trafic, recel, violence, délinquance, rodéo-moto, maltraitance, tentatives de suicide… Du coup nous sommes en liens très étroits avec tous les partenaires sociaux et associatifs, et notre parole est entendue, voire même sollicitée, et pas seulement pour calmer le jeu et ramener la paix sociale quand il y a un conflit ou qu’une synagogue est vandalisée.

          Qu’une institution religieuse s’occupe des plus petits, qu’elle emmène des enfants en vacances, qu’elle offre une douche, un logement ou du pain aux mendiants, cela paraît normal ; mais qu’elle se mettre au service de nos agresseurs, qu’elle dépense du temps et de l’argent pour des « sauvageons » qui ne méritent que la prison ou une bonne fessée, cela peut choquer. Pour beaucoup de nos concitoyens, de nos coreligionnaires et de nos élus municipaux, les croyants devraient ne s’occuper que du culte, et prier chaque dimanche « Seigneur fais de nous des artisans de paix » en laissant la chose publique aux pouvoirs publics… Chacun son job ! Pourtant, on ne peut plus faire la charité comme au 18èmesiècle. Les pauvres ont changé de visage. Ce ne sont plus tant la famine, la tuberculose ou le saturnisme qui posent problème – même si ces fléaux pèsent encore lourd sur nos quartiers – ; actuellement, nous sommes confrontés à la montée du chômage, au sentiment d’inutilité, à la désespérance et à la violence ; nous côtoyons des pauvres qui ne disent plus merci.

Nous avons choisi d’agir dans le cadre de la convention collective de l’enfance inadaptée, le but étant d’entrer en relation éducative et bienveillante avec des jeunes en rupture et en grande détresse, qui menacent non seulement la paix sociale mais leur avenir de citoyens, d’adultes, de parents responsables.

La lutte contre les fléaux sociaux – que proclame la déclaration de foi de l’Eglise réformée de France – passe par l’éducation, l’alphabétisation, la formation professionnelle, l’accompagnement scolaire, l’organisation de séjours de vacances ou de sorties culturelles, la recherche de logements adaptés, l’accès aux soins, l’attention aux plus fragiles, l’écoute tout simplement.

En fait, ces enfants ont besoin de réapprendre les gestes simples de la vie. Ils ont besoin d’attention et de respect mais aussi de limites, de repères stables dans un monde qu’ils considèrent comme instable et hostile.

C’est cela aussi l’enfance inadaptée : ceux-là ne sont pas en chaise roulante, ils ne sont pas déficients mentaux ou sensoriels ; leur handicap, c’est l’inaptitude à vivre en société, l’inaptitude à grandir dans leur mode de relation au monde et à la vie. Mais peut-être est-ce surtout leur univers qui n’est pas adapté à leurs besoins d’espace, de découverte, d’initiative, de chaleur, d’amitié.

Il nous faut, pour eux et avec eux, transformer ces zones de mal-vivre, faire reculer les réflexes de peur et de haine, faire avancer les notions de citoyenneté et de fraternité. C’est un lent travail en profondeur, un travail de fourmi que l’on nomme en langage savant le « remaillage social ». Il s’agit de restaurer un tissu humain déchiré par les crises et les chômages, les détresses familiales, les erreurs d’urbanisme, les errances économiques.

Restaurer le « maillage social », c’est faire du lien entre les voisins d’un même quartier, pour qu’il ne soit plus possible de tomber hors des mailles dans le néant de l’oubli et de l’isolement. C’est aussi réhabiliter les parents qui ont été disqualifiés et licenciés de la plupart des instances éducatives ou socioprofessionnelles. L’ascenseur social est en panne, les jeunes de 20-30 ans auront un statut social moins intéressant que leurs parents, les salaires et les responsabilités régressent, le chômage menace ; beaucoup d’enfants qui ont toujours vu leurs parents au chômage perdent confiance dans cette société qui ne tient pas ses promesses.

Ce qui est sûr, c’est que si tout allait bien dans cette banlieue, nous n’aurions pas besoin d’être là. C’est bien justement parce qu’on vit mal par ici que la présence de gens de foi, solides dans leurs convictions et ouverts sur leur espérance est importante, nécessaire. Il s’agit de ne pas abandonner un pouce de terrain à la loi de la jungle, de devenir et rester des lieux d’écoute et d’espérance dans un monde qui perd ses repères et ses valeurs pour sombrer dans la précarité et l’égoïsme.

Notre politique jeunesse en France est bien faible. Il ne faudra pas s’étonner de ce que feront ces enfants quand ils auront 18 ans. S’ils se servent de leur carte électorale, ce sera pour dire quoi à cette société qui les a continuellement méprisés et marginalisés ? cette société à deux vitesses où les riches continuent à s’enrichir avec arrogance et les pauvres continuent à sombrer…

Corinne Akli

À propos de l'auteur

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Alain Rey

Directeur de la publication Hier & Aujourd'hui
Pasteur de l'EPUdF
Études à Montpellier, Berkeley et Genève
Pasteur à Fleury-Mérogis, Mende, au Defap et à la Cevaa

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