Message final Assemblée du désert – 3 septembre 2023 :
« Voyageurs sur la terre » (et la mer) : des huguenots au grand large »
Tout au long de la journée, nous avons évoqué les huguenots « voyageurs sur la terre et la mer ». Ces huguenots ont quitté leurs racines et en ont recréé d’autres, ils ont cherché refuge et ont été plus ou moins bien accueillis. En Lituanie, par exemple, une grande croix huguenote est peinte sur le plafond de l’entrée du temple de Birzai. Le pasteur à qui j’en demandais la raison, m’a dit : « « Nous avons accueilli ici des huguenots ; les huguenots, ce sont aussi nos racines ». « Racines », accueil », autant de notions qui questionnent l’être même de l’Église. Pour ce message final, je vous propose un voyage autour de ces trois thèmes : « Racines », « accueil », « Église ».
1. Racines
Le thème des racines m’a fait penser à un texte de l’Évangile de Marc (3, 31-35). Un jour, Jésus se trouve dans une maison en Galilée avec ses disciples, et voilà ce que raconte Marc. « La mère et les frères de Jésus arrivèrent alors ; ils se tinrent en dehors de la maison et lui envoyèrent quelqu’un pour l’appeler. Un grand nombre de personnes étaient assises autour de Jésus et on lui dit : «Écoute, ta mère et tes frères sont dehors et ils te demandent». Jésus répondit : «Qui est ma mère et qui sont mes frères ?» Puis il regarda les gens assis en cercle autour de lui et dit : «Voyez : ma mère et mes frères sont ici. Car celui qui fait ce que Dieu veut est mon frère, ma sœur, ma mère».
Ceux qui informent Jésus de l’arrivée de sa mère et de ses frères le situent spontanément dans une chaine généalogique. Il est « fils de », « frère de » et du même coup inscrit dans une tradition familiale, culturelle, religieuse. Pour eux, l’identité de Jésus est issue de ses racines. Or Jésus conteste cette identité « racinaire ». Il y substitue une identité basée sur le réseau de ceux qui font la volonté de Dieu. L’image du rhizome, développé par les philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari et appliqué au concept d’identité par l’écrivain antillais Edouard Glissant, éclaire cette attitude de Jésus.
« Contrairement à la racine principale et unique qui s’enfonce profondément dans la terre, le rhizome est un ensemble de petites racines sans racine principale, qui se créent juste sous la surface de la terre et non en profondeur. Appliquée au concept de l’identité, l’image de la racine évoque toute identité fondée sur l’appartenance ancestrale à une culture, alors que celle du rhizome admet une identité multiple, née non pas du passé mais de relations qui se tissent au présent (1). Alors que l’identité « racine » est héritée des ancêtres, localisable dans un lieu géographique et une histoire familiale, l’identité « rhizome » invite à se construire au présent. Elle n’admet ni un seul lieu d’origine, ni une histoire familiale précise, elle naît des relations qu’elle crée ».
Lorsque Jésus en Galilée reconnaît comme membre de sa famille non pas ses frères et sœurs de sang mais tous ceux qui font la volonté de Dieu, il privilégie précisément cette identité en réseau, en rhizome, qui naît de la relation et du partage : partage du pain, partage de paroles, partage d’un engagement au service d’autrui. Il refuse de se laisser enfermer dans la référence aux racines, dans la tradition, dans l’histoire, dans le passé. Aux liens du sang, il préfère les liens du sens.
Distinction fort pertinente pour nous aujourd’hui. En effet, s’en tenir aux racines, c’est oublier qu’elles ne suffisent pas à décrire l’identité d’un individu ou d’une société. Ce que je suis, ce que nous sommes, ce qu’est notre pays, ne se résume pas à nos racines. Notre identité est faite aussi de tous ces liens tissés au fil de nos rencontres. Si je pense aux étrangers, aux migrants, aux exilés que nous côtoyons, que nous accueillons dans nos Eglises, dans nos associations, dans nos maisons, je me dis que nous faisons bien de cultiver une relation de qualité. Car si l’identité d’un être humain se résume à ses racines, alors ceux qui sont loin de leur pays d’origine, coupés de leurs racines, risquent d’être comme des feuilles ballottées par le vent, oubliant peu à peu qui ils sont.
Mais si ces déracinés, ces voyageurs, sont accueillis dans un réseau de relations, insérés dans un rhizome de fraternité, alors ils retrouvent une place, une identité, une famille : ils deviennent nos frères et nos sœurs en humanité. Poursuivons notre voyage.
2. Accueil
Lorsque nos ancêtres huguenots durent fuir les persécutions, ils furent bien heureux de trouver des lieux pour accueillir les réfugiés qu’ils étaient. Les frères et sœurs chrétiens qui les ont accueillis ont mis en pratique la consigne que l’apôtre Paul donnait aux chrétiens romains : « Accueillez-vous les uns les autres comme le Christ vous a accueillis, pour la gloire de Dieu » (Rm 15, 7).
L’accueil, voilà ce qui fonde l’attitude du chrétien. Mais au fond, pourquoi accueillir ? Nous n’accueillons pas parce que c’est poli, parce que ça se fait en société, mais parce que nous-mêmes avons été accueillis, comme nous sommes, avec nos qualités et nos défauts, avec le meilleur et avec le pire, avec notre fragilité d’être humain. Sans nous juger, sans nous demander de changer d’abord, sans conditions, Dieu nous a accueillis dans sa maison, Christ nous a accueillis en son nom.
Tout chrétien est donc d’abord accueilli. Et c’est fort de cette expérience qu’il est à son tour capable d’accueillir : sans jugement, sans a priori, sans condescendance vis à vis de celui ou celle qui se présente à la porte du temple ou de la salle de culte, à la table du repas, à l’heure de la réunion. Car il sait que l’arrivant lui ressemble, qu’ils ont en commun d’être des humains ordinaires et fragiles que Dieu élève par la seule grâce de son amour à la dignité extraordinaire d’enfants de Dieu. Ni l’un ni l’autre n’ont rien fait pour cela, mais ils partagent désormais la même identité : devant Dieu, dans l’Eglise, ils sont frères et sœurs. C’est sur ce fondement de l’accueil que peut s’élaborer toute vie d’Eglise.
Il est essentiel que les communautés chrétiennes aient à cœur d’offrir et d’organiser des espaces d’accueil et de paix. Dans un monde qui a l’obsession de la compétition et de la réussite, il est vital de savoir qu’il existe des lieux où je peux être accueilli, écouté sans être jugé, où je peux dialoguer en confiance, dire mes échecs et mes limites. Un lieu libre de toute pression d’un supérieur hiérarchique, un lieu pour les perdants comme pour les gagnants. Un lieu où je peux venir tel que je suis avec ma maladie et mon handicap, mes soucis, mes idées, mon énergie. Un lieu où je suisconnu par mon nom. Un lieu où je trouve une place, où je suis utile, un lieu où je sais qu’on a besoin de moi. Dans une grande Eglise de Séoul, en Corée du sud, un paroissien est chargé de guider les conducteurs qui viennent se garer pour aller au culte. C’est son rôle, c’est sa place.
Accueillir donc. Ou plutôt faire de la place. Je cite un extrait du message d’Emmanuelle Seyboldt, présidente du Conseil national de l’EPUdF, au dernier synode national. « Je ne dis plus accueillir (…) Parce que si accueillir signifie attendre que celui et celle qui entre devienne absolument comme moi, alors je préfère dire autre chose. Faire de la place à celui et celle qui arrive, lui faire de la place physiquement, dans nos lieux de vie, au cours du culte, dans les différents groupes, et même au conseil presbytéral, lui faire de la place pour qu’il ou elle puisse exprimer ses dons, ses envies, ses questions, ses propositions… »
Nous sommes ainsi amenés à valoriser la notion et la pratique de l’hospitalité dans nos paroisses. Le mot « paroisse » vient du grec « paroikia », qui signifie « séjour à l’étranger ». Les premiers chrétiens se sont appropriés ce mot parce qu’ils se considéraient comme des citoyens du Ciel, étrangers et voyageurs sur cette terre, de passage (1 Pi 2,11 ; Hb 11,13). Une paroisse est donc composée d’étrangers, de résidents temporaires, de voyageurs, qu’ils soient là depuis longtemps ou qu’ils viennent d’arriver. Chaque paroissien, chaque membre de l’Eglise bénéficie donc d’une forme d’hospitalité : celle de Dieu, celles des autres paroissiens. Le français renforce cette idée puisque le mot « hôte » désigne à la fois l’accueillant et l’accueilli. Qui est qui ? Il est bon de rester dans l’ambiguïté. L’hospitalité fait partie de l’être même d’une Eglise.
Du coup, la frontière entre « l’intérieur » et « l’extérieur » de l’Eglise est abolie. Ce ne sont pas ceux du dedans qui accueillent ceux du dehors, mais chacun est tour à tour l’hôte qui accueille et l’hôte qui est accueilli. On le voit, cet accueil mutuel entre frères et sœurs en Christ questionne notre manière d’être Église. Troisième et dernière étape de notre voyage.
3. Être Eglise ensemble
En théologie protestante, l’Eglise se caractérise entre autres de deux manières :
- L’Église naît d’une convocation, elle-même liée à un double mouvement : mouvement de Dieu vers les croyants qu’il convoque, mouvement des croyants dispersés qui répondent à l’appel de Dieu et se rassemblent en son nom.
- L’Église est un événement avant d’être une institution. L’Église, c’est ce qui se passe à un moment donné. L’Église relève du temps et non de l’espace. Ce n’est pas le lieu qui compte, mais ce qui s’y passe.
De cette conception de l’Eglise, je déduis deux conséquences.
- Si l’Église rassemble tous ceux et celles qui répondent à l’appel de Dieu, chacun de ceux qui sont présents au culte ou dans les activités de la paroisse, ont toute légitimité à y être. Bien sûr, il y a toujours des anciens et des nouveaux, mais théologiquement, spirituellement, chacun arrive convoqué par Dieu. Je ne suis donc pas plus « chez moi » dans ma paroisse que n’importe laquelle des personnes présentes qui arrivent peut-être pour la première fois.
- À vrai dire, parler de « ma » paroisse est impropre. On sait bien que c’est une façon pour les paroissiens – et pour le pasteur – d’exprimer un sentiment d’appartenance, un attachement. Le possessif évoque une tranche de vie plus ou moins longue vécue dans ce lieu, des racines, une mémoire. Sous cet aspect, l’Église est considérée dans son rapport à la géographie et à l’histoire. Elle se vit comme un point fixe, un repère.Mais si l’Église est un événement, elle ne se définit pas seulement comme un lieu ou un espace délimité par des murs ou une histoire. Elle est le rassemblement à un instant T de ceux qui ont répondu à l’appel de Dieu. Elle est de l’ordre du rhizome que j’évoquais plus haut.Nous sommes donc mis au défi de laisser de côté pour un temps nos racines, notre histoire, notre origine pour nous souvenir d’abord de notre commune identité d’enfants de Dieu. Nous sommes mis au défi de ne pas idolâtrer nos traditions, nos habitudes ecclésiastiques, nos liturgies. Ce qui conduit à dire, parlant de « mon » Eglise ou de « ma » paroisse, non pas « je suis d’ici », mais je suis « ici ». Ici, en cet instant, avec mes frères et sœurs en Christ, nous sommes l’Eglise, l’Eglise-événement, l’Eglise-rhizome.
Pour conclure, en guise d’envoi, je vous propose cette prière :
« Seigneur, comme Abraham, comme les premiers chrétiens, comme nos ancêtres huguenots, tu nous envoies, étrangers et voyageurs sur la terre et sur la mer, sans autre bagage que la foi, la foi en toi et la confiance en l’hospitalité de l’autre. Tu nous invites à aborder nos routes et nos déroutes comme des opportunités de rencontre. Tu nous encourages à élargir l’espace de nos maisons, de nos Eglises pour accueillir celui ou celle qui se présente. Tu brouilles les pistes de façon à ce que nous ne sachions jamais qui est le visiteur, qui est le visité. Tu nous encourages à cultiver nos rhizomes aussi bien que nos racines. Nous construirons ainsi, à la suite du Christ, des espaces de fraternité, signes de ton Royaume, balises du monde nouveau qui est l’horizon de notre voyage. Amen ».
Je vous remercie de votre attention.
Didier Crouzet, septembre 2023
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