Aux origines
La petite Église méthodiste du village vaunageol de Congénies a pris l’habitude de faire du lundi de Pâques une journée des missions où la quête est réservée à la cause missionnaire. Ce jour-là de 1857, le jeune pasteur d’origine drômoise Auguste Martin propose de consacrer la collecte à une future mission méthodiste en Algérie. La proposition obtient un grand succès, et la quête est importante, mais personne ne sait qu’en faire, la mission en question n’étant absolument pas à l’ordre du jour. Pourtant cette journée est à l’origine de la mission méthodiste française en Kabylie.
Depuis la fondation de leur Église en France, en septembre 1852, les méthodistes wesleyens français mettent des fonds de coté en faveur des missions. Ils envoient régulièrement ces fonds à leur Société-mère, la Société wesleyenne des missions de Londres (WMMS) pour l’aider à évangéliser les païens partout dans le monde. Mais la question d’avoir une “mission à eux” ne cesse de préoccuper les méthodistes français. En 1876, les relations entre les méthodistes français et leur Société-mère ne sont plus au beau fixe. Les déficits financiers s’accroissent d’année en année et les Britanniques refusent désormais d’augmenter leur aide. La jeune Église française doit trouver de nouveaux terrains de mission, alors même qu’en France le chemin de l’évangélisation des grandes villes leur parait compromis. D’autre part un pasteur méthodiste, Jean-Wesley Lelièvre, accepte une invitation de la part d’un colon établi dans les environs de Bougie, et revient de ses vacances très optimiste. On le renvoie en Algérie en 1884, officiellement cette fois, afin d’en présenter un rapport détaillé l’année suivante. Jean-Wesley Lelièvre part donc, et rentre en France juste à temps pour participer à la Conférence – l’équivalent de nos synodes – réunie à Calais en juin 1885. Son rapport est accueilli avec enthousiasme. Mais, pour créer une mission, il faut des missionnaires. Sur le champ, deux jeunes proposants, Thomas Hocart et Gustave Bolle, juste consacrés, se lèvent et se portent volontaires. Thomas Hocart est choisi. C’est un jeune pasteur issu d’une famille méthodiste de Guernesey. Il est donc de nationalité britannique, mais francophone. Une commission est créée, qui gère les finances de la mission, et qui se réunira toujours à Nîmes.
Thomas Hocart, juste marié, prend donc le bateau avec son épouse et débarque à Bougie le 3 novembre 1886. Il y reste un an à s’organiser, à prendre des contacts et à chercher un endroit pour s’établir. En remontant le vaste estuaire de la Soummam, qui traverse la Kabylie en la coupant en deux, il achète un terrain avec une source sur les hauteurs, proche du village kabyle d’Il Maten. Et, le 12 avril 1887, les maçons sont à pied d’œuvre pour construire la maison, très rustique, et l’école.
Le mythe kabyle
On peut se poser la question : pourquoi les méthodistes français ont-ils choisi la Kabylie comme terre de mission ?
La population kabyle possède une certaine originalité en Algérie et, plus précisément dans l’Algérie coloniale. La France de la fin du xixesiècle était imprégnée de ce qu’on peut appeler le Mythe kabyle. Ce mythe, entretenu par l’alliance objective de l’État français et de l’Église catholique romaine incarnée en Algérie par l’évêque d’Alger, le très célèbre Monseigneur Lavigerie, disait en substance que les Kabyles sont les descendants des chrétiens maghrébins d’avant la conquête arabe, et qu’ils ne possèdent qu’un mince vernis d’islam qu’il suffit de gratter pour retrouver le christianisme originel. Il existe des Kabyles blonds aux yeux bleus, et certaines femmes ont une croix tatouée sur le front, ce qui prouve, d’après le mythe colonial, qu’ils ne sont pas des Arabes, mais qu’ils descendent des Romains, des Vandales et des Byzantins ayant tour à tour envahi la Kabylie. Les habitants de ces montagnes sont donc les musulmans les plus proches du christianisme, et donc les plus faciles à convertir. Les protestants français n’échappent pas à ce mythe kabyle entretenu dans l’ensemble de la société française. Les méthodistes non plus, bien sûr, qui y voient un défi supplémentaire : évangéliser des musulmans de France.
Mais le mythe kabyle se prolonge en s’inversant après l’indépendance de l’Algérie. Dans ce contexte de décolonisation, certains auteurs kabyles reprennent le mythe à leur compte. Par exemple Nedjma Abdelfettah Lalmi étudie le mythe de l’isolat montagnard kabyle en rapport avec les plaines et les villes dans le contexte culturel et religieux de la présence arabe au Maghreb au Moyen-âge. Elle en tire la conclusion que la Kabylie, malgré le fait d’être isolée des grandes voies de passage, est, dans le passé, une forteresse de culture religieuse islamique.
Enfin on sait maintenant que le christianisme d’avant l’arrivée de l’islam n’a pas quitté les cités du bord de mer et n’a pas pénétré les massifs montagneux. Les populations kabyles ont donc accepté l’islam sans difficulté dès son arrivée, en l’accommodant de leur propre spiritualité et de leurs propres traditions. Il y a donc bien un mythe kabyle, différent selon les instances politiques et religieuses qui le manipulent, mais ce mythe ne parviendra jamais à circonscrire et à enfermer l’originalité fondamentale du peuple kabyle.
La vie quotidienne des familles missionnaires
La Kabylie est une zone montagneuse qui ressemble beaucoup à nos Cévennes. Il y fait très chaud en été, avec le souffle du Sirocco qui vient du Sahara, et il y fait froid en hiver. Il neige même souvent. La Kabylie est densément peuplée. Les Kabyles sont musulmans, et sociologiquement organisés en tribus. Ils sont pauvres, et ne connaissent, au moment de l’arrivée des missionnaires, ni la roue, ni la couture. Ils subissent plusieurs épisodes de famines pendant la fin du XIXesiècle, et souffrent de nombreuses maladies dues essentiellement au manque d’hygiène.
Petit à petit, au sein de la mission, s’établit un emploi du temps bien réglé, vite répétitif, vite lassant.Le pasteur se lève tôt. Il va dans les villages faire le catéchisme aux plus jeunes, avant qu’ils n’aillent rejoindre les troupeaux dont ils ont la garde. Puis il retourne à la mission où il préside le premier culte de 8 heures, devant les familles et le personnel missionnaire ainsi que les nombreux malades déjà rassemblés sur le seuil. Ensuite commencent les soins. Les missionnaires ne soignent évidement que les cas les plus bénins : brûlures, blessures, gale, ophtalmies, etc. Ils achètent à la pharmacie quelques onguents qu’ils distribuent en fonction des besoins. Mais très vite les récipients manquent : l’historienne Madeleine Souche cite un texte qui raconte que les Kabyles venaient chercher leurs pommades dans des coquilles d’oeuf ! Alors, pendant tout le temps de la présence méthodiste française en Kabylie, les appels aux Églises pour qu’elles envoient des flacons, des bouteilles, et autres récipients en Kabylie n’ont jamais cessés. L’après-midi, pendant que les dames apprennent la couture aux jeunes filles, le pasteur va dans les villages, ou part faire des courses, ou va présider des cultes pour les Européens dans la Vallée. Aucun n’arrivera à organiser des cultes pour les Kabyles. Enfin le soir, c’est leçon de kabyle pour tous les missionnaires et leur famille.
Dans ce quotidien épuisant et répétitif, il est néanmoins des jours plus distrayants. Les missionnaires passent les plus grosses chaleurs de l’été soit à Dellys, une station en bord de mer, soit en métropole. Et puis il s’établit deux traditions hivernales. Pendant la première, aux environs de Noël, le pasteur offre aux enfants un cadeau toujours composé d’un bout de pain, d’une tasse de café, d’une aiguille et du fil, et d’un morceau de savon. Après le repas, le pasteur les émerveille avec sa lanterne magique. Et lors de la deuxième, à l’occasion de la nouvelle année, tout le village est invité à partager un immense plat de macaronis à la sauce piquante, avec du café.
À signaler aussi, chaque année, la cueillette des olives. À cette occasion, qui rappelle aux pasteurs le temps des vers à soie en Cévennes, les missionnaires restent seuls et oisifs à Il Maten. Pendant cette récolte, quelques petits enfants meurent, car les mères n’ont plus alors le temps de s’occuper d’eux.
Réalisations et oppositions
Pendant 34 ans, trois pasteurs se succèdent à Il Maten. Thomas Hocart (de 1885 à 1899) pratique une évangélisation frontale qui se solde par un échec complet. Jean-Paul Cook (de 1899 à 1906) doit s’occuper prioritairement des misères physiques des Kabyles, ce qui améliore les relations entre le missionnaire et les populations locales. Émile Brès (de 1906 à 1919), lui, participe du christianisme social. Il organise à Il Maten l’ébauche d’un village chrétien en fondant une entreprise (Oberlin) où les Kabyles où les Kabyles convertis peuvent vivre et travailler hord de l’environnement musulman.
Ces missionnaires ne sont pas seuls, leurs épouses les accompagnent. De nombreux enfants naissent à Il Maten. D’autres meurent aussi, qui sont enterrés sous le grand micocoulier du jardin de la m
ission. Les pasteurs reçoivent aussi de l’aide, venant de France ou de Suisse. Quelques hommes arrivent en Kabylie en tant qu’instituteurs, évangélistes, et même artisans. De jeunes dames animent les écoles de couture, les écoles du dimanche et du jeudi, et soignent les malades qui se présentent chaque matin à la maison missionnaire.
Thomas Hocart, puis les autres pasteurs après lui, trouvaient du plaisir à rejoindre plusieurs fois par an la pastorale évangélique algérienne. Ensemble, les pasteurs réunis avaient pris pour tâche commune de traduire en kabyle le Nouveau Testament. Ils ont si bien travaillé qu’au départ de Thomas Hocart, en 1899, il ne restait plus qu’à trouver un éditeur pour imprimer et diffuser l’œuvre terminée.
Mais c’est l’action médicale et sociale qui a été déterminante pendant l’ensemble de la période. Devant l’afflux de plus en plus considérable de malades, les missionnaires ont fini par recevoir, avec reconnaissance, la visite régulière d’un médecin de Bougie venant gratuitement à Il Maten effectuer les plus grosses opérations chirurgicales. Puis, avec les malades, sont venus, petit à petit, les plus pauvres, ceux qui mourraient les premiers à chaque disette. Les missionnaires achetaient de l’orge et le distribuaient gratuitement et parcimonieusement. Grâce à leur action sociale, les méthodistes français ont fini par se faire bien accepter par les populations locales.
Les oppositions rencontrées par les missionnaires ont été de plusieurs ordres.
La première, bien sûr, est en rapport avec l’attitude des Kabyles, rarement vraiment hostiles, mais jamais vraiment sincères.
La deuxième tient au refus de l’administration française d’ouvrir une école de semaine à Il Maten. Ce refus vient surtout de la nationalité britannique de Thomas Hocart, et du fait que la salle d’école est en même temps salle de culte. Mais à terme une école maternelle publique et laïque s’installe à Il Maten.
La troisième opposition est liée, justement, au soupçon, largement répandu dans la société française en cette fin de siècle, d’un complot regroupant les Juifs, les protestants et les britanniques, en vue de permettre à la perfide Albion de conquérir sans combattre l’Algérie française. De ce fait les évangélistes appartenant aux sociétés missionnaires britanniques sont inquiétés. Thomas Hocart est ainsi menacé d’expulsion, lui qui n’a jamais été naturalisé français. Jean-Paul Cook aussi, bien que français ayant fait son service militaire en Algérie, est inquiété à cause de son nom d’origine britannique. D’ailleurs le méthodisme français, dans son ensemble, en métropole, subit ce soupçon, et s’en défend avec force.
Mais je crois que la plus grande opposition rencontrée par les pasteurs méthodistes en Kabylie concerne leur vie quotidienne. Ils sont tiraillés entre d’un côté par un sentiment de frustration et d’épuisement vain, et d’un autre coté par l’extrême monotonie de leur existence. Plusieurs rapports commencent par ces mots tirés de la Bible : “Rien de nouveau sous le soleil”. Ils souffrent de la solitude, aggravée par l’éloignement et l’isolement. Pendant 18 ans, ils sont les pasteurs de la seule Église missionnaire française en Algérie, après que la SMEP ait abandonné M. Mayor à Moknéa en 1890, jusqu’à l’arrivée en 1908 d’Émile Rolland, un pasteur baptiste, qui s’installe durablement avec sa famille à Tizi Ouzou.
La fin de la mission
La Grande Guerre laisse le méthodisme français, en 1918, extrêmement désorganisé et amoindri. Il n’est plus question d’entretenir une mission en Kabylie. La mission est cédée à l’Église méthodiste épiscopale américaine, déjà bien présent en Algérie depuis 1907.
Voici en conclusion une citation d’Émile Brès qui en dit long sur les difficultés rencontrées par les missionnaires français :
« Le missionnaire et sa famille, si simple que soit leur vie, demeurent à l’Oriental étrangers par toutes leurs habitudes de vie : ils ne peuvent se faire au piment fort, à l’huile âcre, au beurre de plusieurs années, à la galette d’orge lourde et mal cuite, sans levain, le Sirroco rend au contraire leur estomac plus délicat. Bien plus, les mille finesses de la langue, les mots familiers qui font le charme de la vie en commun sont extrêmement difficiles à découvrir, aucune grammaire ne les indique, aucun interprète ne vous les traduit. »
Jean-Louis Prunier – Président le la Société d’Étude du Méthodisme Français
Pour aller plus loin :
AIT ABDELMALEK Zohra, Protestants en Algérie, Le protestantisme et son action missionnaire en Algérie aux XIXeet XXesiècles, Lyon, Olivetan, 2004.
BLANDENIER Jacques, L’essor des Missions protestantes, Nogent-sur-Marne/ Saint-Ligier (Ch), Éditions de l’Institut biblique de Nogent / Éditions Emmaüs, 2003.
CARLUER Jean-Yves dir., L’évangélisation. Des protestants évangéliques en quête de conversions, Charols, Excelsis, Coll. “Collection d’études sur le Protestantisme Évangélique”, 2006, p. 116 à 140.
MEYNIER Gilbert, “Le passage du christianisme à l’islam en Afrique du Nord VIIe– XIIIesiècle”, in BORNE Dominique et FALAIZE Benoit dir., Religions et colonisation, Afrique – Asie – Océanie – Amériques, XVIe– XXesiècles, Paris, Les Éditions de l’Atelier / Éditions ouvrières, 2009.
NOUVEL Christophe, La présence protestante en Algérie au temps de la colonisation française, Université de Droit, d’Économie et de Sciences d’Aix-Marseille, Institut d’Études politiques, Mémoire, Année universitaire 1984-1985.
RIVET Daniel,Le Magreb à l’épreuve de la colonisation, Paris, Hachette Littératures, 2002.
RENAULT François, Le cardinal Lavigerie, 1825 – 1892. l’Église, l’Afrique, la France, Paris, Fayard, 1992.
RUTHERFORD J. M.A., B.D., “History and Condition of North Africa”, in RUTHERFORD J. and GLENNY H. Edward, The Gospel in North Africa, in two parts, London, Percy Lund, Humphies & Co., Ltd., Amen Corner, E.C.; and The Country Press, Bradford. Office of the Mission, 21, Linton Road, Barking, London, 1900, 2Vol., Part I.
SAAÏDIA Oissila, Le cas de l’Église catholique en Algérie avant la Première Guerre mondiale, dans BORNE Dominique et FALAIZE Benoit dir., “Religions et colonisation, Afrique – Asie – Océanie – Amériques, XVIe– XXesiècles”, Paris, Les Éditions de l’Atelier / Éditions ouvrières, 2009, p. 166 à 176.
SOUCHE Madeleine, « La Mission méthodiste française en Kabylie. Des missionnaires protestants face à la colonisation et à l’Islam (1885 – 1919)», dans
ZORN Jean-François, Le grand siècle d’une Mission protestante. La Mission de Paris de 1822 à 1914, Paris, Karthala/Les Bergers et les Mages, 1993.
Le Mythe Kabyle :
ABDELFETTAH LALMI Nedjma, Du mythe de l’isolat kabyle, Cahiers d’Études africaines, XLIV (3), 175, 2004, p. 507-531.
DIRECHE Karima, “Convertir les Kabyles : quelles réalités ?”, in BORNE Dominique et FALAIZE Benoit dir., Religions et colonisation, Afrique – Asie – Océanie – Amériques, XVIe– XXesiècles, Paris, Les Éditions de l’Atelier / Éditions ouvrières, 2009.
DIRECHE-SLIMANI Karima, Chrétiens de Kabylie, 1873-1954. Une action missionnaire dans l’Algérie coloniale,Condé-sur-Noireau, Éditions Bouchene, 2004, 153 p.
Je suis originaire de ce village, l’école d’ilmaten existe toujours et une cité de l’époque coloniale aussi elle existe toujours au nom de la mission.
Merci de votre message et du lien que vous avez établi avec l’article de Jean-Louis Prunier..
Cordialement.
Alain Rey