Nous sommes à une période de changement majeur de la société lié à l‘intrusion fascinante de l’univers numérique, de la connaissance biologique croissante de l’être humain et d’un nouveau rapport au corps.
L’anthropotechnie dans le domaine médical, c‘est à dire la délégation des conduites humaines à la technique, qu’elle soit soumission, aliénation, ou une aide bienfaitrice, qui constitue une intrusion de la technique médicale dans la médecine modifie-t-elle notre rapport au monde ?
Si oui, ce nouveau rapport au monde conserve-t-il une transcendance ? Parce qu‘il génère naturellement un conflit potentiel entre anthropotechnie et transcendance.
Si non ce rapport au monde devient une immanence totalitaire liée à une adaptation permanente du sujet humain aux changements sociaux, l’être humain deviendrait il lui-même générateur de société avant d’en être simplement un simple rouage ?
Cette première question se double d‘une seconde. S‘agit-il d’un changement universel ou seulement de cultures ultra technicisées, autrement dit, y aurait-il un socle anthropologique commun qu‘une société dite développée, menacerait ou renverserait au nom d’une modernité technologique devenue si intrusive ? Et qui demeurerait intacte dans les sociétés dites primitives ? On sait ce que le mot de « civilisation » a engendré comme malentendu !
L’histoire humaine n’abdiquerait-elle pas une sorte d’ontologie anthropologique Lévi-straussienne en confiant au seul domaine médical la naissance, la mort, la réparation, la parenté et la filiation pour se soumettre désormais non pas seulement à un ordre biologique, mais à une fabrication d’humains plutôt qu’à l‘engendrement.
Abordons deux domaines qui sont des changements majeurs : la relation à la médecine et la réflexion bioéthique.
- La relation à la médecine d’abord devenue une science médicale.
Jean-Louis Touraine rapporteur de la loi sur la PMA dans un livre récent dit que la médecine permet de donner la vie et de choisir sa mort et que le père n’est plus un droit inaliénable. En un demi-siècle le salut est venu seulement de la médecine et non plus de la religion. Le paradoxe est que le corps, dans son incarnation est devenu l’absent de la médecine, qui n’utilise que ses paramètres et non son essence même, alors que les humains le sacralisent (tatouages, modifications à la demande, etc.).
« De quoi est- il mort ? ». La mort doit désormais avoir une cause. Les recettes de vie, alimentaires, cliniques, sexuelles, addictives, le dépistage à tout crin plutôt que la prévention, l’allongement de la durée de vie qui serait seulement dû à la médecine, la mort comme un échec, la sécurité incarcérante, c’est-à-dire primant sur la liberté, l’afflux aux services d’urgence, (« je veux une réponse immédiate à mon inquiétude »), les défibrillateurs à chaque coin de rue, les fautes médicales criminalisées, les check-upcomme des contrôles techniques d’automobiles, la carte génétique comme support essentiel de l’existence…. Bref, la médicalisation à outrance de l’existence.
Derrière tout cela, le marché considéré comme une offre de service, il s’agit essentiellement d’une source de profit, masquant comme un bienfait altruiste des impératifs économiques sordides.
La médecine du soi, de la réparation au détriment du soin, la mise en cause de la vaccination collective au profit d’un intérêt individualiste, l’acharnement thérapeutique prolongeant la vie comme sacrée au moment même où elle est totalement soumise à la technique, la robotisation, l’intelligence artificielle, les systèmes experts, le transhumanisme comme avatar ultime de l’homme libéré de ses limites et de sa mort au nom d’un pacte faustien de totale aliénation, « l‘écho » se substituant à son essence, suscitant un éclatement humain réduit à ses composantes organiques, la fin de vie dominée par l’angoisse de l’échéance temporelle de la mort annoncée créant un rapport au temps de plus en plus angoissé, l’espoir dans les cellules souches comme ultime réparation !
L’écran sur lequel s’affichent les données devient la seule altérité qui réduit déjà les échanges humains à l’usage des réseaux sociaux. Le problème central réside dans l’enfermement dans un rapport à soi qui fait fi de la relation à l’autre comme première. Le « soi-même non pas comme un autre », mais comme un soi si évident qu’il est différent des autres que mon intérêt l’emporte sur toute autre considération ? Et pourtant le paradoxe est que les neurosciences nous révèlent que ce qui compte dans le fonctionnement cérébral, c’est plus la relation entreles cerveaux que chacun des cerveaux isolément !
- La bioéthique
La médecine devenue ainsi plutôt plus technoscientifique que scientifique, la bioéthique devient sa propriété, son faire valoir plutôt que son questionnement. Son instrumentalisation ne fait guère de doute, elle est même devenue un outil de gouvernance technocratique à l’approche conséquentialiste (ethical, legal, social-impact) lourde de conséquences.
L’anthropotechnie a en effet, besoin d’un sceau de moralité, d’un tampon de justice car elle ne veut pas apparaître dans les seules mains du marché. Car elle est confrontée à une contradiction nucléaire d’être un savoir normatif, devenu parfois une « métaphysique idéologique » (selon l’expression de Saintôt, directeur « d’Études ») alors qu‘elle surgit, par essence, de l’indétermination des valeurs, des normes et du questionnement. Comment peut-elle s’identifier à un bien commun sans être adossée à quelques valeurs morales, elles même soumises à une herméneutique critique ?
Doit-elle au contraire, sans rechercher cette finalité, chercher un point de consensus entre les visions irréductibles de ce bien commun ? Doit-elle sacrifier sa finalité normative au profit d’un dialogue qui ne gomme pas les conflictualités mais les expose sans jugement, en se méfiant des éthiques de conviction pour les confronter aux éthiques de responsabilité, être attentive aux singularités des situations, sans opportunisme ?
Mais à supposer que l’éthique ne soit pas instrumentalisée par la politique ou l’économie, quelle relation naît de l’anthropologie et de l’éthique ?
L’anthropologie privilégie-t-elle l’homme dans sa singularité ? Ou son individualité, ignorant le contexte social ? Ou s’attache-t-elle à privilégier la relation de l’homme à la société ?
Autrement dit rejoint-elle les concepts d’autonomie individuelle, de consentement, de droit de la « personne « inaugurés par les tribunaux de Nuremberg, parfois au détriment des droits de « l’homme » ou s ‘ interroge-t-elle sur les limites apportées à cette autonomie pour protéger, par exemple, les plus vulnérables ?
Quel est le plus vulnérable, par exemple dans la médicalisation de la procréation, la mère ou l’enfant ?
La difficulté tient au fait que la vulnérabilité de l’enfant est bien lointaine devant un droit immédiatement exigible, revendiqué immédiatement par la mère. Comment se sentir concerné devant une telle asymétrie temporelle ? Il en est de même pour les impératifs du climat comment protéger les enfants du XXIIème siècle en pénalisant les personnes d’aujourd’hui ?
La vision éthique à long terme d’une société reste une utopie.
Les principes éthiques des anglo-saxons ne nous aident guère pour résoudre ces questions. L’autonomie, la justice, la non malfaisance, la bienfaisance sont autant d’Incantations que de balises porteuses de contradictions.
Peut-on alors se référer à des invariants universels, religieux ou non ?
- La dignité humaine
- L’interdépendance humaine
- Le devoir d’aider le plus fragile, le plus vulnérable
- Le respect des valeurs de l’autre.
On voit bien que ces concepts sont autant de lieux communs que sources d’interrogation sur leur efficience.
- Suis-je juge de ma dignité ou sont-ce les autres qui en jugent ?
- L’autonomie acquise n’est-elle pas une remise en question de l’interdépendance ? Ne vaut-il pas mieux de parler de capabilité d’exercer un choix, de garder une part d’initiative ?
- Le respect des valeurs de l’autre menace-t-il mes valeurs ?
- Aider le plus fragile, le plus vulnérable, quand ce vulnérable est bien lointain et abstrait.
C’est très éclairant d’observer anthropologiquement la pertinence d’éthiques plurielles selon les impératifs culturels : les Africains m’interpellant ainsi : « vous les Européens qui nous donnez des conseils, vous n’êtes même pas d’accord entre vous ! ». Méfions-nous donc d’un invariant anthropologique éthique commun ! Le concept de « rupture anthropologique » fait si peur. Où est-elle ? Analysons plutôt cette réduction croissante de l’éthique au biologique connu sous le nom de bioéthique, « biopouvoir », disait Michel Foucault ! La vraie question me semble là : « si la réalité biologique était seule en cause dans la naissance il n’y aurait pas lieu à institution », dit P. Legendre. La substitution de la parenté biologique à la parenté sociale est un fait que les partisans de la PMA pour tous récusent en affirmant plutôt que la stérilité n’est pas biologique mais sociale. Quel sophisme ! Le biologique intimide, contraint le social, le subjectif et le droit à s’aligner. Récusant à juste titre l’état de nature éternel à la source d’une vision théologique porteuse d’un ordre immuable. La GPA n’est pas issue du droit mais de la facilité technique de l’insémination venant des vétérinaires !
La question n’est donc pas de refuser à une femme le droit d’avoir un enfant (au nom de quoi ? De l’intérêt inconnu de l’enfant ?) mais de s’interroger sur le concept même de filiation. Nous sommes tous depuis la naissance du monde des héritiers en bout de chaîne, parfois bouturés. Nous engendrons au nom d’un engendrement. Or désormais le message est « Je veux moi être à l’origine seul, je veux rompre cet enchaînement, quitte à modifier le produit selon mes désirs ». L’enfant génétiquement modifié ou au moins expertisé génétiquement avant son existence, fait moins peur que la carotte ou le navet dit OGM. Ce n’est donc pas le fait d’une PMA pour toutes qui est en cause c’est le sentiment d’être débarrassé d’un héritage de hasard et d’être désormais à l’origine de la création. L’anthropotechnie est à mon service pour transformer le monde et ne plus le faire dépendre du hasard, de l’amour de deux personnes. Une suffit largement, renforçant l’individualisme auto centré et le règne du narcissisme ! La question est donc de privilégier l’autonomie plutôt que l’interdépendance, le sentiment de désir irrépressible au cœur de l’humain doit-il être encouragé ou rencontrer des limites ? « Désormais le droit à un père est devenu caduc » dit J-L Touraine, autrement dit un enfant est un produit biologique et non plus social. Il s’agit d’une sérieuse prise de risque anthropologique. Le double don de gamètes masculins et féminins est désormais autorisé. L’enfant est une fabrication dont l’origine doit rester cachée jusqu’à ses 18 ans. Étrange situation. Le donneur de sperme est réputé simplement généreux et indifférent aux conséquences de son geste. Comment réagira-t-il 18 ans après devant la demande éprouvante d’un de ses enfants biologiques devenu orphelin de sa mère. Il sera alors le seul être humain de référence pour lui rapporter une part de son histoire ? D’un côté la famille selon la Déclaration Universelle des droits de l’homme est l’état fondamental et naturel de l’homme, elle ne doit pas être soumise à l’état totalitaire, communiste ou capitaliste, de l’autre elle ne doit plus être fondée sur un seul modèle mais être recomposée, horizontale et non plus verticale…
L’éthique dans tout cela ? Comme dit Axel Kahn « et l’homme dans tout cela ? ». Elle ne doit ni censurer ni abonder mais interroger sans cesse. C’est la noble fonction du politique de proposer des lois mais pas de se cacher derrière des autorisations éthiques comme on l’a vu. Elle doit donc s’interroger sur plusieurs menaces :
- D’abord le marché qui sait communiquer mieux que quiconque en avançant masqué pour proposer des services promettant la liberté.
- Le lobbyingdes minorités sexuelles parfois menaçant. Mais sans lobbying, la légalisation de l’avortement serait-elle survenue ?
- La relation au plus déshérité, au plus fragile comme le guide prioritaire de toute action.
- L’attention aux autres plutôt qu’à soi-même.
- La dénonciation des non-dits toujours plus pernicieux.
- L’écoute de la parole plus que l’usage des technologies qui parfois la confisque.
En fin de compte, l’intrusion de la technologie du numérique et du biologique dans nos vies a fini par envahir le champ de la réflexion de l’homme sur lui-même en lui offrant l’illusion d’une nouvelle liberté dans un monde devenu transparent et fonctionnel alors qu’elle n’offre en réalité qu’une aliénation perverse sous la marque d’un « progressisme ».
L’anthropotechnie nous fait prendre conscience en creux avec cette logique de prestations de service des désirs individuels, que nous sommes avant tout des êtres de relation avant d’être des êtres singuliers, que c’est le « tu » qui fait le « je » et non un « je » qui se dissout dans son « selfie ». Tel est le vrai message anthropologique !
Professeur Didier Sicard
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