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Quelle place pour l’humain aujourd’hui ? Par Michel Bertrand

Auch – 22 novembre 2018 – Michel Bertrand participait à la soirée inter religieuse d’Auch. Voici le texte de son intervention :

Quelle place pour l’humain aujourd’hui ?

La question proposée pour notre rencontre, appelle deux brèves remarques introductives qui soulignent la difficulté à y répondre.

  • D’abord s’interroger sur la place de l’humain semble indiquer déjà qu’elle serait devenue problématique, que des éléments constitutifs de notre humanité pourraient être aujourd’hui et demain particulièrement menacés. Mais pour évaluer cela, encore faudrait-il se référer à une conception commune de ce qu’est l’humain.
  • Or, et c’est ma 2ème remarque, notre soirée montrera sans doute que l’humain ne se définit pas de manière générale et unique, mais en référence explicite ou implicite à une manière toujours particulière de le comprendre. Cette diversité est inévitable mais elle est aussi souhaitable. Car, dès qu’une conception de l’humain est posée comme un absolu incontestable, s’imposant à tous, c’est le risque du totalitarisme religieux ou idéologique. « Nous ne pouvons nous réconcilier avec la variété du genre humain et avec les différences entre les hommes », écrit Hannah Arendt, « qu’en prenant conscience comme d’une grâce extraordinaire, du fait que ce sont les hommes et non l’homme qui habitent la terre. » [1]. Ce qui n’empêche de chercher à donner cohérence à cette pluralité afin de vivre ensemble sans être tous pareils.

Je vais donc apporter ma pierre à cette diversité. Non pas en proposant une définition protestante de l’humain, mais en soulignant ce qui me paraît en être le cœur, à savoir que l’humain est fondamentalement d’ordre relationnel. La notion statique de nature, familière aux Grecs, est étrangère à la Bible. Certes elle décrit des constituants et des qualités propres à tous les humains : l’âme, la chair, le corps, le cœur, l’esprit, l’intelligence, le langage. Mais ces propriétés communes à toute humanité, ne sont pas des réalités statiques et séparables. Elles ne prennent sens et unité que dans la relation qu’elles ont entre elles et dans les relations qu’elles permettent d’avoir avec les réalités extérieures.

Par conséquent dès lors que ces relations changent, la place de l’humain s’en trouve modifiée. Et lorsque la dimension relationnelle, avec ce qu’elle implique de rapport à l’autre, à la différence, à la diversité, est gravement altérée, l’humain risque d’être effacé. Ainsi, on a pu parler du 20ème siècle, comme celui de l’humanité perdue [2], à cause des idéologies qui ont prétendu écrire, décrire et construire l’Homme avec un H majuscule.

Je décline cette dimension relationnelle de trois manières.

  1. D’abord la relation à Dieu, qui est pour le croyant, fondatrice de l’humain.

Dans la Bible, c’est sa Parole d’amour qui le crée à sa ressemblance, qui lui donne la vie, le libère de la servitude et qui l’appelle. « Je t’ai racheté, dit le prophète Esaïe, je t’ai appelé par ton nom, tu es à moi » (Es 43,1). L’humain ne se caractérise donc pas d’abord par ses propriétés, ses qualités ou ses appartenances. Mais il a son fondement dans la relation initiée par Dieu qui aime chacun-e inconditionnellement, qu’il le sache ou qu’il l’ignore, lui conférant une dignité inaliénable, imprenable et pourtant toujours à défendre.

Alors, comme chrétien, je m’interroge. Qu’advient-t-il de cette humanité reçue comme un don, dans une société de la performance, où l’humain est évalué à l’aune de sa rentabilité et de son efficacité. Un univers de « gagneurs » dont le discours dominant est celui de la compétition et de la réussite au mérite. Avec pour corollaire le sentiment d’exclusion de ceux qui ne rentrent pas dans ces standards : les handicapés, les personnes âgées, les chômeurs, les déclassés… ou ceux que la philosophe Judith Butler appelle les « sans deuil », parce que leur « propre vie semble quantité négligeable et indigne qu’on en porte le deuil » [3]

De manière plus fondamentale, qu’advient-il quand l’humain prétend se construire lui-même et tout seul par son « faire », quand il pense trouver en lui-même son propre fondement, en quête d’une identité et d’une liberté illimitée où « l’autre » trouve difficilement sa place.

Or la relation à l’altérité est indispensable. En référence ou non avec une transcendance, l’humain ne peut subsister sans une parole autre, qui certes peut le déranger, mais qui aussi l’arrache au consumérisme, au matérialisme d’un monde réduit aux acquis, qui le met en mouvement dans une quête de sens et d’espérance jamais achevée.

Car nous le savons bien, que nous le recherchions ou le récusions, notre identité est toujours relationnelle, construite par ce que nous avons reçu, choisi ou refusé des autres. Je pense à cette petite fille qui a survécu cachée dans le coffre d’une voiture. La personne qui s’en occupe maintenant disait récemment, je la cite, que cette enfant « n’existe que dans la relation qu’elle a avec moi ». D’ailleurs étymologiquement « exister » ce n’est pas « être en soi » mais « sortir de soi »

  1. Ainsi la relation aux autres est constitutive de l’humain.

Dans la Bible, ces relations à l’égard des autres constituent la réponse du croyant à l’amour premier de Dieu. Libéré par Lui, il est appelé à répondre, littéralement à devenir responsable de son prochain. Cette exigence éthique culmine dans l’exhortation du Lévitique (19,18) reprise par Jésus « Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Mt 22,37 et Mc 12,29). Elle est au cœur des paroles des prophètes dénonçant les puissants quand ils ne garantissent plus des relations sociales justes, quand ils ne respectent pas le droit et la volonté de Dieu, quand les plus pauvres sont oubliés.

De cette compassion, le Christ est pour le chrétien la figure accomplie. Il incarne, il donne chair à la relation d’amour de Dieu, particulièrement quand l’humain est abîmé par la maladie, la solitude, le rejet, l’exclusion. Jésus le remet alors en relation avec la société des vivants par ses paroles et ses actes. Car, dans la foi ou en dehors de la foi, tout homme est précieux pour Dieu.

Alors, qu’advient l’humain quand une société refuse d’accueillir l’autre dans sa différence religieuse, culturelle ou autre, quand elle se montre incapable d’une relation d’hospitalité envers ceux qui fuient aujourd’hui la famine ou la violence ?

Qu’advient l’humain quand la relation aux autres se pervertit ou se brise ? Qu’advient l’humain quand l’individualisme solitaire remplace la fraternité solidaire ?

Cette dimension relationnelle de l’humain avec l’autre concerne aussi son environnement. Dès les premiers récits de la Genèse, la terre est confiée à l’être humain pour qu’il la fasse fructifier de manière créatrice. Pour autant, s’il est gérant de la création, il ne saurait, comme on l’a parfois mal entendue, l’asservir et l’exploiter. Sa liberté à son égard n’est pas sans limites. Il convient donc toujours de s’interroger sur notre relation au monde dans lequel nous vivons pour vérifier qu’elle est humainement responsable.

Face aux défis écologiques, face aux progrès scientifiques et aux innovations technologiques qu’ils engendrent, face aux interrogations éthiques, notamment celles qui concernent la bioéthique, quelle conception de l’humain est véhiculée et quelle place lui est faite pour demain ? La réponse ne saurait être d’abord dans un code de règles morales prescriptives.

  1. Si ces questionnements sont possibles et nécessaires, c’est parce chaque sujet humain est aussi en relation avec lui-même.

Il est en effet doté d’une conscience où il dialogue avec lui-même. Elle est le lieu où se réfléchissent, dans tous les sens de ce verbe, les autres relations dont je viens de parler. C’est dans cette intériorité que le sujet forge ses convictions, mais aussi s’interroge et doute. Le doute n’est pas le contraire de la foi mais il en fait partie. On peut ici rappeler que le mot doute a pour étymologie « deux » (duo). « Le doute c’est être partagé, connaître en soi-même la dualité, la confrontation, le débat ». [4] Or, aujourd’hui, l’individu moderne semble n’avoir plus guère le temps, ni le désir, de réfléchir sur sa vie et son sens, sur l’humain, sur le monde, sur Dieu. Esclave de l’idéologie de la communication et de l’urgence du moment présent, il est plus préoccupé de se mettre en scène sur les réseaux sociaux ou dans les médias, que de dialoguer avec lui-même. Or quand la relation à soi-même s’appauvrit, c’est un lieu de liberté, de responsabilité, voire de résistance à l’inhumanité, qui s’efface. Laissant la place aux dogmatismes et aux fanatismes ou bien à l’indifférence et à la résignation.

N’est-ce pas pour cela que se développent aujourd’hui de nouveaux mouvements spirituels, avec ou sans Dieu, mais attentifs au rôle de la conscience, redécouvrant dans le silence, la méditation, la prière, les richesses et les promesses de l’intériorité ?

C’est pourquoi, je considère comme essentiel de rappeler et prendre en charge la dimension spirituelle de l’humain, trop souvent déniée ou refoulée dans notre société sécularisée, au nom parfois d’une laïcité mal comprise, il importe de retrouver cet ancrage intérieur, en soi-même, en l’autre ou en Dieu, par-delà les déchirements et les éclatements qu’impose l’existence quotidienne.

Conclusion

Pour conclure brièvement, je dirais que penser l’humain en termes de relation peut se résumer en deux mots finitude et gratitude.

  • La finitude d’abord, celle qu’exprime le Ps 144, 3-4 : « Seigneur qu’est-ce que l’homme pour que tu le connaisses, ce mortel pour que tu penses à lui ? L’homme ressemble à du vent, et ses jours à une ombre qui passe ».

Des mots qui rappellent à l’humain, sa fragilité, sa condition mortelle et la part d’ombre qui peut marquer sa relation aux autres, parfois jusqu’à la barbarie, l’histoire en porte les blessures.

Ce rappel de la finitude interroge l’individu moderne dans ses démesures, dans ses rêves illusoires de Babel, de toute-puissance et de toute-maîtrise, quand il cherche par tous les moyens à occulter ou reculer les limites de l’humaine condition.

  • Quant à la gratitude, je l’illustre avec un autre Psaume (8,5) qui redit la fragilité de notre humanité mais aussi de quelles merveilles l’être humain est potentiellement capable.

«  Tu en as presque fait un dieu : tu le couronnes de gloire et d’éclat ; tu le fais régner sur les œuvres de tes mains ».

Ce « presque dieu » signifie que si l’homme est doté de capacités extraordinaires, il ne possède pas, ne maîtrise pas le secret de son humanité. Elle réside dans la promesse reçue d’un Autre. A cause de cette promesse, il vit dans la confiance que l’humanité ne pourra jamais se perdre. Elle peut être altérée durablement, comme toute relation, mais elle demeure comme un don que Dieu renouvelle sans cesse, appelant à assumer notre finitude dans l’espérance et à vivre le moment présent dans la gratitude d’exister. [5]

Michel Bertrand

[1] Hannah Arendt, The Burden of Our Time, Londres, Secker and Warburg, 1951, p.438-439.

[2] Alain Finkielkraut, L’humanité perdue, Paris, Le Seuil, 1996.

[3] Judith Butler, Qu’est-ce qu’une vie bonne ?, Paris, Payot, 2014,  pp.66 et 73.

[4] Gérard Delteil, Par-delà le silence, Lyon, Olivétan, 2018, p.140.

[5] « Une gratitude fondamentale, souligne encore Hannah Arendt, pour les quelques choses élémentaires qui nous sont invariablement données, comme la vie elle-même, l’existence de l’homme et le monde » et « le fait que nous ne sommes pas seuls au monde. »

Hannah Arendt, The Burden of Our Time, Londres, Secker and Warburg, 1951, p.438-439.

À propos de l'auteur

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Alain Rey

Directeur de la publication Hier & Aujourd'hui
Pasteur de l'EPUdF
Études à Montpellier, Berkeley et Genève
Pasteur à Fleury-Mérogis, Mende, au Defap et à la Cevaa

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