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Jacques Maury et le nouveau visage de la mission – Jean-François Zorn

Jacques Maury et le nouveau visage de la mission – Une prise de conscience

Jacques Maury n’a jamais été un missionnaire de la Mission de Paris outre-mer, ni un envoyé de la Cevaa et du Défap, mais l’un de ces pasteurs des Églises de France dont la vive conscience était que l’Église locale où qu’elle se trouve doit être reliée à l’Église mondiale représentée par les organismes missionnaires et les instances œcuméniques. Non seulement pour manifester sa dimension universelle, mais parce que le ministère pastoral en Église locale doit avoir une dimension missionnaire. Aussi, sans forcer ses convictions, je pense que Jacques Maury aurait pu dire comme Maurice Leenhardt dans les années 1930 déjà : « Rester pasteur tue le missionnaire, devenir missionnaire sauve le pasteur1 ». Non pas devenir missionnaire en quittant son Église locale et en partant au bout du monde, mais devenir missionnaire en restant pasteur de son Église.

Cette prise de conscience, Jacques Maury l’a eue alors qu’il était pasteur à Lezay dans les Deux Sèvres de 1946 à 1958. Il y avait été rejoint par une équipe de confrères, dont un couple suisse, venus participer à la reconstruction de l’Église Réformée de France après la Seconde Guerre mondiale. Cette équipe pastorale poitevine faisait pas mal fait parler d’elle. Mais, quinze ans après le début de l’expérience, le Poitou protestant connaissait une accélération de l’exode et le vieillissement de sa population sédentaire, et comme beaucoup de régions rurales françaises, était devenu une « terre d’indifférence » sur le plan religieux. Dix ans plus tard, alors qu’il était devenu président du Conseil national de l’ERF, qu’il présidait le Département des Relations Extérieures de la Fédération Protestante de France, et qu’il était également membre du Conseil de la Société des Missions Évangéliques de Paris (désormais Mission de Paris), Jacques Maury voulut que « son cher Poitou » comme il aimait à le dire, connaisse un réveil missionnaire et que l’on y expérimente l’Action Apostolique Commune, un nouveau modèle de mission déjà mis en place en 1967 au Dahomey dans le cadre d’une vaste réflexion sur le nouveau visage de la mission entreprise par les Églises membres de la Mission de Paris. J’ai développé ce sujet dans plusieurs articles, je ne vais donc pas le reprendre ici, mais après en avoir rappelé les grandes lignes, mettre l’accent sur la mise en place d’une Action Apostolique au Poitou en 19702.

Les origines du « modèle » Action Apostolique Commune

L’intuition de l’Action Apostolique Commune (AAC) revient au pasteur camerounais Jean Kotto alors secrétaire général de l’Église évangélique du Cameroun devenue autonome en 1957 vis-à-vis de la Mission de Paris. Au cours de son assemblée générale de 1964, Kotto donne une vigoureuse conférence, lançant un appel en faveur de l’AAC : « Noirs et Blancs, Malgaches et Polynésiens iront ensemble main dans la main, comme envoyés de l’action missionnaire des Églises francophones, porter le message de salut à ceux qui ne le connaissent pas encore et à ceux qui risquent d’être ballottés et emportés par le vent des opinions non-chrétiennes ». Et

après avoir affirmé que c’est le Seigneur lui-même, par la puissance de son Saint-Esprit, qui rassemblera lesdites Églises en « une communauté nouvelle intercontinentale, supranationale et supraraciale » (sic) pour une action missionnaire commune, Kotto se tourne vers le président de la Mission de Paris, le vénérable pasteur Marc Bœgner alors âgé de 83 ans, et dans un tutoiement tout à fait inhabituel, lui lance, citant le prophète Ésaïe : « Monsieur le Président, élargis l’espace de ta tente, déploie les couvertures de ta demeure, car tu te répandras à droite et à gauche, et ta postérité envahira les nations. Ne crains pas, car tu ne seras pas confondu » (Ésaïe 54, 1-4)3.

C’est donc l’appel de Kotto, après consultation des Églises concernées, qui conduit la Mission de Paris, lors de son Assemblée générale de 1965, à décider de s’engager sans tarder dans le lancement, d’une première AAC dans « une région non encore évangélisée ». En octobre de la même année une Consultation de l’AAC est créée à Douala, mais elle n’est alors composée que des délégués des Églises du Sud nées de l’action de la Mission de Paris et n’envisage une AAC que dans un pays africain. Ce projet est cependant adopté dans son principe l’année suivante par les Église d’Europe, notamment, l’ERF au cours de son synode national de mai 1966. Jacques Maury entre alors dans la Consultation de l’AAC qui tient sa deuxième séance en juin 1966 à Lomé ; elle propose que la première AAC se déroule au Dahomey dans le pays fon, désigné comme « une forteresse du paganisme en Afrique », après que l’Église méthodiste de Dahomey ait donné son accord, mais les autres Églises liées à la Mission de Paris sont invitées à réfléchir à des projets d’AAC sur leur propre territoire dans les termes suivants : « La Société des Missions de Paris, les Églises de France et de Suisse examineront pour leur part quelles propositions à faire les concernant dans les villes d’Europe4. »

Lancement de l’Action Apostolique Commune du Poitou

Comment ce projet se met-il en place ? En juin 1969, Jacques Maury, fait adopter par le Conseil de la Fédération Protestante de France un texte, fondateur qu’il avait écrit avec le président Charles Westphal. Il appelait les paroisses des Églises protestantes de France à s’engager dans l’aventure missionnaire d’une Action Apostolique Commune au Poitou analogue à celle qu’il venait de visiter au Dahomey. Le texte en explique les origines et après avoir estimé qu’elle était dans une phase opérationnelle, il souhaitait qu’une expérience analogue soit lancée en France. Le texte de la FPF l’annonce ainsi : « Nous voilà concernés plus directement encore, voici que va s’implanter dans quelques mois, dans le vieux Poitou protestant, la seconde équipe de l’AAC. C’est une étape qui mérite d’être fortement soulignée. Car ce n’est pas seulement le Poitou qui va être impliqué, mais ce sont les Églises de France et même d’Occident tout entières qui entrent dans une nouvelle période, celle où la mission, cessant d’être à sens unique, devient l’affaire commune de toutes les Églises, au-delà de ce qui, jusqu’ici, distinguait si fort jeunes et vieilles Églises. Il s’agit d’une nouvelle promesse de Dieu dans notre siècle difficile et incertain. »

Ainsi, autant que la « forteresse du paganisme » du pays fon, il fallait que la « terre d’indifférence » du pays poitevin, reçoive l’Évangile grâce à une AAC. Elle est lancée à Pâques, le 30 mars 1970, à l’occasion de la fête annuelle des missions du Poitou en présence de trois des premiers équipiers, Emmanuel Njike pasteur camerounais, Émilie Robdovohangy assistante sociale malgache et Jacqueline Verdeilhan enseignante française. Le 3 mai, un nouvel appel de soutien des Églises de France co-signé de Jean Courvoisier, nouveau président de la FPF et de Jacques Maury au titre de délégué français à la Consultation de l’AAC est lancé.

L’année suivante deux équipiers venus de Nouvelle-Calédonie et d’Allemagne rejoignent cette équipe.

Épilogue : des Actions Apostoliques Communes pourquoi faire ?

Le modèle AAC repose sur l’idée que la mission doit être portée par les chrétiens du monde entier dans le monde entier et non plus seulement par les Occidentaux dans les pays du Sud exclusivement. C’est une action missionnaire globale qui combine l’évangélisation (volet annonce) et la diaconie (volet service). Elle est nourrie par le travail théologique d’un pasteur togolais, Seth-Ametefe Nomenyo, auteur d’un ouvrage Tout l’Évangile à tout l’homme, qui popularise l’idée d’une évangélisation intégrale. Elle organise la formation des membres de l’Église, notamment les jeunes en les sensibilisant à l’évolution des contextes où l’AAC s’implante et à la connaissance en profondeur de la culture locale. Elle travaille avec l’Église locale mais, dans un premier temps, jouit d’une liberté de manœuvre et d’innovation avant de lui être remise et de s’implanter ailleurs.

Ainsi l’AAC du Dahomey a-t-elle durée une dizaine d’année et lorsqu’elle fut remise à l’Église protestante méthodiste de Bénin en 1978, la ville de Bohicon et plusieurs villages du Pays fon étaient à nouveau dotés d’une Église vivante. Quant à l’AAC du Poitou, elle s’achève en 1974. Son bilan est difficile à faire, étant donnée la courte durée de l’expérience. Lors de sa journée de lancement, le pasteur Paul Bouneau, en poste dans la paroisse de Melle, écrivait dans le Protestant Atlantique : « Que viennent faire les équipiers de l’AAC ? C’est une question déjà souvent posée à laquelle on ne peut apporter qu’une réponse globale : “ils viennent vivre l’Évangile avec nous”. En effet l’expérience du Dahomey, rapportée par le pasteur Jacques Maury, se déroule dans une situation humaine très différente de la nôtre et ne peut donc guère servir de modèle. Il faut donc tout inventer. Découverte du milieu, recherche du message et des formes qu’il pourra prendre, vont occuper les prochaines semaines5 ».

Au bout de deux ans de ministère le pasteur Emmanuel Njike équipier camerounais de l’équipe écrivait de son côté : « Dans notre action, ce n’est pas le résultat ecclésial qui compte, mais le contact d’homme à homme. Donc nous ne cherchons pas à faire du prosélytisme, et je crois que c’est ce qui nous a jusqu’ici dédouanés. Nous essayons de faire comprendre, au cours de nos discussions, que Jésus-Christ est l’espérance de tout homme et que c’est lui seul qui donne un sens à notre existence […] Au début, nous avions l’impression que les gens n’avaient besoin de rien. Découragés nous nous demandions pourquoi, après tout, nous désirions qu’ils aient besoin de quelque chose. Mais petit à petit, nous avons compris que les gens étaient sensibles aux visites que nous leur rendions, et que la solitude et l’angoisse minaient la plupart d’entre eux : ils ont besoin de parler et d’être écoutés tout simplement6. »

Un bilan est tiré lors de l’assemblée générale d’octobre 1974 du Défap, le Service protestant français de mission créé en 1971 en même temps que la Cevaa pour succéder à la Mission de Paris. Ces deux organismes avaient tout naturellement adopté les AAC comme des préfigurations du nouveau visage de la mission. Jacques Maury y prend la parole estimant que l’équipe de l’AAC du Poitou a fait apparaître à la fois « l’attente diffuse de bien des hommes et des femmes à l’égard d’un Évangile qui leur “parle” et d’une Église renouvelée » et « la résistance au changement » d’une Église qui s’est sentie menacée dans ses habitudes et a pu développer des réflexes de défense7.

Même si ce bilan est mitigé, la Cevaa poursuit l’initiative en lançant plusieurs autres AAC dans le monde avec les réorientations suivantes : ne pas forcément implanter une AAC

en zone rurale ni dans un cadre ecclésial préétabli. C’est ainsi que trois AAC sont implantées dans des grandes villes d’Europe : à Aulnay-Drancy dans la banlieue nord de Paris (1983-1988) et à Rome (1983-1993) dans des milieux comptant de très nombreux immigrés et réfugiés ; à Lausanne (1984 – 1992), en direction du monde universitaire. Dans les pays du Sud ce sont les questions de pauvreté et de libération qui sont à l’origine de trois nouvelles AAC deux en Zambie dans des régions enclavées de Kaputa (1977 – 1985) et du Nyengo (1992 – 2004) et une autre auprès des Indiens Tobas d’Argentine (1997 – 2013) pour marquer l’ouverture de la Cévaa à l’Amérique latine à travers l’Église vaudoise du Rio de la Plata, seule Église membre de ce continent. C’est à la fois une autre histoire qui se joue mais bien le projet initial des AAC qui se poursuit en se déployant.

Jean-François Zorn – Aulas 25 avril 2020

1 Maurice LEENHARDT, « La place du missionnaire dans la mission : apostolat et pastorat », dans Propos missionnaires, 1931, n°23, p. 82 Cet article a été répris dans Le Monde non chrétien, 1949, n°10, p. 154.

2 Jean-François ZORN, « L’action apostolique commune : un nouveau modèle missionnaire après les années 1960 », dans Gilles ROUTHIER et Frédéric LAUGRAND (dir.), L’espace missionnaire. Lieu d’innovation et de rencontres interculturelles, Paris/Québec, Karthala/Presses de l’Université Laval, 2002, p. 305-328.

3 Jean KOTTO, « L’action missionnaire commune des Églises francophones », dans Charles BONZON & Jean KOTTO, Face à l’avenir, Paris, Smep, 1965, p. 42 et 44.

4 Consultation de Lomé, (15-18 juin 1966), Journal des missions évangéliques, 141, 1966/3, p. 119-122.

5 Paul BOUNEAU, « 30 mars 1970, l’AAC démarre en Poitou », Dossier Mission, Supplément du Protestant Atlantique, mai 1970, p. 4.

6 Emmanuel NJIKE, «Un missionnaire africain au Poitou », Journal des missions évangéliques, 146, 1971/9-10, p. 237-238.

7 Rapport de l’assemblée générale du Défap à Marseille des 4-5-6 octobre 1974, p. 32-33.

À propos de l'auteur

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Alain Rey

Directeur de la publication Hier & Aujourd'hui
Pasteur de l'EPUdF
Études à Montpellier, Berkeley et Genève
Pasteur à Fleury-Mérogis, Mende, au Defap et à la Cevaa

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