Les livres Théologie

Frédéric Rognon, Le défi de la non-puissance

Frédéric Rognon : Le défi de la non-puissance
L’écologie de Jacques Ellul et Bernard Charbonneau
Olivétan (Convictions), 2020, 299 p. 22 €

Un compte rendu de Jacqueline Amphoux, pour LibreSens

Il y a 40 ans, 50, voire 60 ans, paraissaient les premiers textes de deux penseurs qui, envers et contre tous s’inquiétaient des transformations en cours – environnementales ou sociétales – et de leurs conséquences à venir. Ils proposaient des articles ou des livresd’une grande clairvoyance mais qui ne pouvaient guère emporter l’opinion. Les tempsont changé, les mentalités aussi qui commencent à comprendre que les catastrophes annoncées étaient tout simplement prémonitoires. Si l’universitaire Jacques Ellul, auteur de nombreux livres n’a jamais été complètement oublié, par contre, l’agrégé BernardCharbonneau, resté volontairement professeur dans une école normale d’instituteurs est resté longtemps inconnu bien qu’il ait publié des centaines d’articles, peut-être trop percutants pour être pris en compte ; le présent ouvrage contribue à le sortir de l’ombre.Les deux étaient liés depuis leurs années de lycée à Bordeaux, entre les deux guerres.Frédéric Rognon, professeur de philosophie des religions à l’université de Strasbourg, consacre son livre à celles de leurs publications qui illustrent leur « pensée commune » tout comme les divergences qui n’entachaient pas leur amitié.

L’auteur met en regard des thèmes traités par l’un et par l’autre, par l’un puis par l’autre. On perçoit ainsi les influences mutuelles dont ils sont redevables, aussi bien que les raisons qui les différencient, raisons liées pour grande part au fait qu’Ellul était protestant et Charbonneau agnostique, lequel d’ailleurs connaissait parfaitement les Écritures.

Le livre comporte une trentaine de chapitres, dont l’énumération des titres, à elle seule, rendrait compte des innombrables sujets écologiques qui préoccupaient les deux amis. Parmi ceux-là, on peut relever quelques thèmes récurrents ; à commencer par La Grande Mue qu’observe avec rage Charbonneau dès les années 1950-60, dans la campagne, dans les transports, les loisirs, l’imaginaire. Quant à la Technique, autre thème essentiel, elle est accusée par les deux penseurs de transformer la société, d’enfaire une société purement technicienne avec son cortège d’excès, d’hybrisproductiviste, de frénésie à soutenir un développement insoutenable. Pour compléter le constat, Charbonneau remarque que, si la technique est susceptible de résoudre les ravages dont elle est responsable, elle n’en est pas moins sollicitée pour ensuite corriger le remède apporté précédemment… Et si la technique avance, c’est grâce à la science qui progresse en s’appuyant sur la technique… De sorte qu’en l’occurrence, Charbonneau parle plus volontiers de technoscience que de technique, et de société industrielle plutôt que technicienne. Il n’importe, Ellul et lui sont d’accord pourconsidérer la technique comme le facteur le plus important de leur temps et l’enjeu majeur de l’avenir ; il faut la « désacraliser ». Jacques Ellul a régulièrement repris cette problématique dans ses livres, tout en nuançant sérieusement le pessimisme acéré de Bernard Charbonneau ; en homme de foi, il garde l’espérance au fond de lui : l’hommesaura imposer – et s’imposer – des limites, des seuils à ne pas franchir. Il s’agit alors d’un acte responsable qui exprime un choix librement consenti car, nous rappelle-t-il en se fondant sur la Genèse, la liberté ne se conçoit pas sans la responsabilité. Or, l’hommea gardé la liberté et oublié la responsabilité.

Dans cette optique et pour résister aux inquiétudes induites par la Technique, Jacques Ellul en vient au concept de la non-puissance – dont F. Rognon a tiré le titre de son ouvrage. Non-puissance ? Entre puissance et impuissance. Être en capacité de faire

quelque chose mais ne pas le faire, volontairement, en connaissance de cause. Une telle éthique est exigeante mais nos deux penseurs n’imaginent pas d’autre voie pour luttercontre la démesure et ses conséquences écologiques au sens large. Le chrétien Elluls’appuie sur le texte biblique et les miracles que Jésus n‘accomplit pas s’ils n’ont d’autre raison que de prouver sa propre puissance, « pour le spectacle ». On objecteimmédiatement qu’une telle éthique n’est pas efficace – comme le clamaient les mouvements non-violents des années 1970. Mais, répond Ellul, « pour cela même, elle est la seule voie critique du système technicien ». Elle exige de poser des limites, elleengage à changer de regard et de style de vie. L’initiative est certes individuelle, mais l’espérance chrétienne est là, tablant sur une conversion massive et l’adhésion desesprits à l’idée de non-puissance, à la volonté de résister.

Les défis actuels sont gravissimes et l’auteur le rappelle. À l’heure du Coronavirus, ils sont dans la continuité de ceux que prévoyaient avec une lucidité « prophétique » nos deux penseurs de la deuxième moitié du XXe siècle. C’est dire l’actualité de leursréflexions et l’intérêt que suscite leur éthique de la non-puissance, seule façon de sortirde l’impasse. Frédéric Rognon qui dans ce livre dense rend compte de la complexité des problèmes et de la nécessité de les envisager globalement, adhère à l’éthique de la non- puissance et conclut son livre par ces mots: «Seule l’espérance peut nourrir l’espérance ».

Jacqueline Amphoux, pour LibreSens

À propos de l'auteur

mm

Alain Rey

Directeur de la publication Hier & Aujourd'hui
Pasteur de l'EPUdF
Études à Montpellier, Berkeley et Genève
Pasteur à Fleury-Mérogis, Mende, au Defap et à la Cevaa

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.