Vous remarquerez avec moi que les discussions quotidiennes entre amis, en famille, ont atteint ces derniers temps une forme souvent paroxystique et délétère. « On préfère ne parler de rien », dit-on, pour ne pas engager un débat qui tournerait mal. Sur la guerre à Gaza, le cas Depardieu, la déclaration Fiducia supplicans du pape François autorisant la bénédiction par les prêtres des couples de même sexe et « en situation irrégulière », les barbecues, l’intelligence artificielle… La liste est devenue infinie et cocasse, dérisoire et tragique. Certains « dîners en ville », ou certaines réunions de famille finissent en pugilat.
On peut le déplorer, ou s’en amuser, mais on peut aussi s’interroger sur notre désolante incapacité à « tenir le conflit » dans le respect d’une discussion. Je me souviens de mes études d’exégèse, dans les années quatre-vingt du siècle précédent. Nos maîtres nous initiaient à un art délicat et complexe : on ne peut interpréter un texte sans chercher une conciliation ou un accord entre deux ou plusieurs propositions à caractère divergent, voire contradictoire. Ces oppositions, ces déchirures, ou ces obscurités, devaient nous conduire à négocier, à inventer une interprétation qui tienne compte des différents points de vue. La vérité d’un texte tenait à cette discussion même que nous devions mener. Et je tiens à préciser qu’il ne s’agit pas ici de relativisme, comme certains peuvent l’opposer, mais la conviction qu’une vérité ne peut se justifier, ni se construire, de manière univoque mais dans le débat. Et plus encore, que toute discussion d’un texte, d’une idée, d’un événement repose sur des interlocuteurs et des acteurs à la fois engagés et faillibles, simultanément forts (capables) et faibles (précaires, partiaux). C’est-à-dire deux choses qu’il faut aujourd’hui rappeler si nous ne voulons pas sombrer dans la violence : l’interprète est fragile et toujours en recherche, y compris dans ses convictions les plus intimes ; et cette faiblesse même se résout en force quand elle rejoint la tâche à la fois ingrate et noble de s’engager dans un compromis.
« Le compromis est toujours faible et révocable, mais c’est le seul moyen de viser le bien commun », expliquait le philosophe Paul Ricœur. L’étymologie, qui raconte l’histoire des mots, est une science passionnante : elle révèle le travail humain de composition dans le langage de la force vitale des mots. Le mot compromissum en latin est formé à partir du mot promesse (promissum) et du préfixe com signifiant avec. Un compromis est une promesse mutuelle, partagée. Promesse : ce que l’on « met devant », en avant de nos différends, et que l’on partage. Quelle est la promesse d’un compromis ? Que du partage de nos différends et de nos visions opposées naisse une interprétation commune où se retrouver et vivre ensemble.
Tout compromis est nécessairement fragile puisqu’il repose sur la conscience de nos faiblesses qui, conjuguées, se réalisent dans la promesse de s’entendre avec nos visions différentes. Il ne s’agit pas d’une seule négociation d’intérêts divergents mais d’une possibilité de dialogue. On peut s’opposer, être en conflit (cela est même souhaitable et nécessaire), et la rencontre du compromis repose sur la vitalité de nos différends mais pour construire une parole commune. Chacun dans l’expression la plus vive de ses convictions peut être entraîné à un « point de non-retour », expression de sa faiblesse et de son désarroi, et c’est le compromis qui nous en détourne en nous inscrivant dans la promesse de partager ce que l’on croit. C’est la force d’une démocratie : accueillir les conflits tout en permettant sans relâche d’inventer des procédures leur permettant de s’exprimer et de rester partageables.
Frédéric Boyer, écrivain
La Croix L’Hebdo du 20 janvier 2024
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