Ce livre est la réédition critique de l’ouvrage d’Élisabeth Schmidt paru aux éditions du Cerf en 1976 sous le titre J’étais pasteur en Algérie. En ces temps de malheur (1958-1962). Il porte aujourd’hui un nouveau titre : La tristesse des abandons. Souvenirs d’une femme pasteur dans la guerre d’Algérie, 1958-1963. La chronologie indique donc une année de différence entre les deux éditions, vous allez comprendre pourquoi Gabrielle Cadier et Vincent Duclert, deux historiens respectivement du protestantisme et de la politique, signent une remarquable préface de 43 p. et assortissent le livre de 172 notes très éclairantes sur le contexte de l’époque pour un lectorat qui ne connaît ni l’histoire ni le terrain. Tout cet apparat critique donne sens au nouveau titre du livre qui de : En ces temps de malheur passe àLa tristesse des abandons. Ce livren’exprime cependant pas le regret d’une « Algérie française » perdue après une guerre longtemps innomée et innommable, mais celui d’une femme qui eut comme idéal de faire vivre des relations intercommunautaires, mais qui dut se rendre à l’évidence de l’impossibilité de ce projet, même après avoir fait et tenu le pari de rester un an en Algérie après la fin de la guerre de 1962 à 1963 comme professeur de philosophie au Lycée de Blida, car ES était aussi diplômée de philosophie. Cette année est racontée dans un chapitre qui ne figurait pas dans l’édition précédente du livre. ES le destinait à un autre livre paru en 1978 toujours aux éditions du Cerf : Quand Dieu appelle des femmes. Le combat d’une femme pasteur. Mais il ne figure pas dans ce livre. Il a été retrouvé dans les archives d’ES par nos deux historiens qui l’ont rajouté au présent livre.
L’auteur est une figure marquante du protestantisme français du XXe siècle. C’est la première femme reconnue pasteur dans l’Église réformée de France, à la suite d’une décision du synode national de cette Église en 1949. Avant cette reconnaissance, ES avait exercé son ministère comme pasteur proposant (= stagiaire selon la terminologie en usage) successivement à Sainte-Croix Vallée Française et à Florac. Puis en 1941 elle part travailler comme assistante sociale au camp de réfugiés de Gurs dans les Pyrénées atlantiques au service de la Cimade, organisme aujourd’hui bien connu de solidarité avec les réfugiés. La Cimade avait fait ses premières armes à Gurs en recueillant des réfugiés de la guerre civile espagnole en 1936 et, depuis l’Exode de 1940, des Alsaciens Lorrains. Quand ES y arrive la Cimade tentait d’exfiltrer les premiers juifs allemands que le gouvernement de Vichy avait acheminés là avant de les envoyer à Auschwitz. Rapidement atteinte de typhoïde, ES rejoint alors le Chambon-sur-Lignon dans la Haute-Loire autre lieu d’exercice de la Cimade qui précisément cachait les juifs exfiltrés de Gurs. Après la guerre, elle exerce son ministère de pasteur, comme titulaire cette fois-ci à Sète. Puis le 2 octobre 1958, elle rejoint la paroisse de l’Eglise réformée de France de Blida-Médéa en Algérie, aux confins plaine de la Mitidja et des plateaux du Tell. Cette ville comptait alors 70.000 habitants dont 18.000 Européens.
Une brève remarque sur la place d’une Église chrétienne dans l’Algérie coloniale : À quoi sert et qui sert une telle Église dans un pays où le prosélytisme chrétien est interdit et ou, officiellement aucun Algérien ne peut être chrétien ? En effet, la convention franco-algérienne signée le 5 juillet 1830entre la régence d’Alger du Dey Husseinet le maréchal de Bourmont commandant les troupes françaises lors de l’expédition d’Algersanctionne la prise de la ville, sa casbah et la capitulation du Dey contre le respect de garanties des biens, de la religion musulmane et des coutumes locales par les troupes françaises. L’administration coloniale française interprétera cette convention comme une interdiction du prosélytisme chrétien et ne permettra l’installation de missions chrétiennes que pour faire de l’action sociale, éducative et sanitaire. En revanche, la France permettra selon le droit français l’établissement d’Églises chrétiennes pour desservir la population européenne. L’Église réformée que va desservir ES est donc une Église de colons, sans être pour autant une Église coloniale car le livre montre combien, malgré des difficultés considérables, la communauté protestante, même pendant la guerre a toujours cherché à rester en dialogue avec la population algérienne
Quelques mots du contenu du livre : Sept chapitres et une brève conclusion scandent le récit avec des titres narratifs explicites : Chap. 1 – « Samedi 30 juin 1962 » : ça commence donc par la fin, ES fait part de l’étrange ambiance qui règne à Blida où elle réside à la veille de l’indépendance de l’Algérie. Puis chap. 2 – « Arrivée et premiers contacts » : l’a continue donc avec l’évocation du début de son ministère et la présentation de la communauté d’Église guère différente de celle de Sète où elle avait exercé si ce n’est une présence plus marquée des militaires, de l’ouvroir des femmes musulmanes, signe d’une œuvre dont elle tente de se persuader de l’utilité, de deux familles converties d’origine kabyle, « témoignage si nécessaire en Algérie écrit-elle pour montrer que la race (sic) ne détermine pas la foi » (p. 86). 3 – « Insécurité sur les routes » : ce chapitre indique que le « terrorisme » FLN (les guillemets sont de l’.a ) sévit depuis plusieurs années. 4 – Le temps des barricades. 5 – Le temps du putsch : on découvre là, un témoignage unique et en direct d’une vie au quotidien scandée par la peur et la haine au milieu desquelles le pasteur tente de discerner la voie juste qui évite le sectarisme et le parti-pris, « la seule manière, écrit-elle, de sauver une certaine idée de l’homme avec sa grandeur et sa misère, l’homme dont le Christ nous a fait découvrir le visage » (p. 173). 6 – Le temps du désespoir. 7 – La joie : ces deux derniers chap. sont saisissants, le premier couvre successivement la période de l’OAS et du déchirement inavouable de l’Église et celle des Accords d’Évian (19 mars 1962) suivi du départ de ceux que bientôt on appellera « les rapatriés ; le second est consacré au dimanche 1erjuillet 1962, jour du référendum d’autodétermination de l’Algérie où la liesse du peuple anticipait le oui massif en faveur de l’indépendance proclamé le 3. ES partage la joie du peuple qui lui rappelle celle des Parisiens le 14 juillet 1919 et le 25 août 1944. Mais ce n’est pas son peuple et elle décide de ne pas manifester dans la rue alors que rien ne le lui interdisait : « Les Arabes n’avaient nul besoin de nous ces jours de fête ; une certaine discrétion me semblait le comportement le meilleur » (p. 236). Cette attitude de respect court tout le long d’un récit qui ne transige pas avec l’intolérable mais ne manque jamais de bienveillance.
Jean-François Zorn
Texte adapté d’une recension parue dans Études Théologiques et Religieuses, 2017/2
ÉlisabethSchmidt, La tristesse des abandons. Souvenirs d’une femme pasteur dans la guerre d’Algérie, 1958-1963, Préface et édition de Gabrielle Cadier et Vincent Duclert, Paris, Armand Colin/Documents, 2012, 21,5 cm, 270 p. ISBN 978-2-200-28041-3. € 23,50.
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