« Nous sommes restés pour dire que la fraternité est possible… »
C’est à Poët-Laval, dans la Drôme provençale, que Hugh et Fritzi Johnson ont décidé de s’installer après un engagement de 45 années en Algérie. Ils auraient pu, eux méthodistes américains, retourner aux États Unis et renouer avec les racines Cherokee et Peau Rouge de Hugh dans les Appalaches mais ils ont préféré rester dans un contexte méditerranéen et ne pas trop s’éloigner de cette Algérie qu’ils ont tant aimée. Tout a commencé en 1957. Hugh était étudiant en théologie au Wesley Seminary dans le Maryland lorsqu’il fit la rencontre du responsable du département missionnaire de l’Église méthodiste aux USA. L’aventure missionnaire parle tout de suite au jeune Hugh. Plusieurs programmes lui sont alors proposés en Alaska, au Moyen Orient, en Algérie. Son choix se porte sur l’Algérie. Hugh et Fritzi n’étaient pas mariés. Ils s’étaient rencontrés l’été précédent dans une formation de moniteur de canoë. Ils correspondaient régulièrement et les choses semblaient bien engagées. Hugh interroge alors Fritzi sur l’hypothèse d’un départ pour le Maghreb, elle répond instantanément : « Quand partons-nous ? ». Il faudra bien évidemment un peu de temps pour préparer ce départ. Hugh doit d’abord finir son cursus à Wesley. Ils se marieront et partiront ensuite à Yale et à Hartford, l’école missionnaire de l’Église méthodiste, pour se familiariser avec l’arabe et l’islam. En 62, ils sont envoyés en France. Ils vont passer une année à l’université de Grenoble, pour apprendre le français et suivre des cours de linguistique.
Vivre avec…
En 63, ils sont prêts pour le grand départ vers l’Algérie. C’est alors que leur évêque méthodiste les nomme à Fort National, en pays berbère. Ils s’étaient préparés à parler l’arabe, ils doivent apprendre une langue nouvelle, le berbère. Ils sont en effet de ceux qui ont conçu leur engagement missionnaire comme un enjeu de rencontre avec les gens, en leur parlant, en les accueillant, en vivant avec eux. Ils ne veulent pas être de ces missionnaires qui apporteraient une belle et bonne parole et qui resteraient à distance. Ils sont venus pour être proches, pour comprendre les gens, pour vivre avec et au milieu d’eux, pour partager les souffrances et les crises qu’ils traversent. Ils sont venus non dans un esprit de conquête prosélyte mais pour rencontrer d’autres croyants, non pour contrer l’islam mais pour respecter la foi des musulmans, non pour convertir à tous prix mais pour vivre au milieu d’un peuple, non pour juger mais pour être là, présents jusqu’au bout. C’est la façon dont ils veulent témoigner de leur foi et de leur fidélité à l’évangile de Jésus-Christ.
Fort National, en Kabylie…
On était en 1963 au lendemain des accords d’Évian, l’Algérie cherchait, après des années de guerre avec la France coloniale, la voie de l’apaisement. Des fractures apparaissent rapidement entre Berbères et Arabes. Les Kabyles ne veulent pas d’une Algérie à parti unique telle que le FLN la conçoit. Ils veulent que leur identité soit prise en compte. Le Kabyle Aït Ahmed s’oppose alors à Ben Bella et c’est la guerre civile. Nouvellement arrivés à Fort National, les Johnson se retrouvent au cœur de cette guerre. Ils apprennent les gestes de prudence. Ils se cachent quand les combats sont trop violents. La maison dans laquelle ils habitent comprenait une cave. Le soir, quand le bruit du feu est trop lourd, ils descendent avec leur fille à la cave pour s’y réfugier. Cela va durer trois ans. Beaucoup seraient partis. Ils étaient quant à eux venus pour partager la vie d’un peuple dans le besoin. Alors, ils restent. Hugh est le pasteur de la grande station missionnaire de Fort National. Il a une charge pastorale habituelle et traditionnelle auprès de tous ceux qui fréquentent la station comprenant l’accueil, l’accompagnement spirituel, la catéchèse, la prédication. Mais il ne reste pas cantonné dans des activités strictement pastorales, il apprend les règles du football et organise sur le secteur de Fort National des matchs entre équipes adverses. Il entraîne et coache à tel point que quelques années plus tard, il rencontrera à Alger un héros de l’équipe nationale qui dira à son sujet : « Tout ce que j’ai appris du foot, je le dois au pasteur Johnson ! ». Fritzi s’engage dans les œuvres sociales de l’Église méthodiste à Fort National. Les familles sont en effet touchées par les années de guerre. Les orphelins sont nombreux. Des structures d’accueil ont été ouvertes et accueillent les enfants. Les autorités locales sont reconnaissantes de ce travail. Hugh et Fritzi vont rester 13 ans à Fort National. 13 années pour « vivre avec ».
Alger, une Église fragile mais présente…
En 1975, l’évêque leur demande de quitter la Kabylie et d’aller prendre la paroisse d’Alger. Ils y resteront jusqu’au bout, jusqu’à la retraite de Hugh, en 2004. Et au-delà de la retraite, ils resteront encore quelques années jusqu’en 2008. Le contexte d’Alger est complètement différent de celui qu’ils ont connu en Kabylie. C’est la ville. Ça bouge, ça grouille. La vie de l’Église est complètement différente aussi. C’est une Église internationale avec quelques algériens, des immigrés venus d’Afrique, des étudiants, du personnel des ambassades. Et puis avec les années 90, viennent les années sombres pour le peuple algérien. Ce sont des années de violence et de braise. À la fin de la guerre civile en 2001, on comptera les morts et les disparus par dizaines de milliers, les déplacés par centaines de milliers. Quand on demande à Hugh et Fritzi comment ils ont vécu ces années noires, ils disent que c’était difficile et que c’était parfois risqué mais ils disent également que ce furent des années où il leur a été donné de vivre des moments, des gestes, des temps de rencontre, extraordinairement bénis. « C’était un contexte très lourd, mais on a été constamment portés par la puissance fraternelle. Nous avons été portés jusqu’aux nues… ». Là encore, dans ce contexte de crise extrême, ils sont restés et ils sont restés jusqu’au bout. Ils ont voulu jusqu’au bout vivre la présence d’une Église fragile, vulnérable, subissant comme les autres les assauts de la violence, mais la présence d’une Église fidèle, toujours là, quelles que soient les vicissitudes et les obstacles. L’Église catholique d’Alger et d’Algérie a connu la même vulnérabilité. L’assassinat des Moines de Tibhirine en a été l’une des manifestations les plus terribles. « C’est ce qui nous a si profondément rapprochés, dit Hugh Johnson.Par notre présence discrète, fragile, il nous semblait que nous pouvions annoncer qu’au cœur même de la violence et du chaos, la fraternité était possible ». Nulle part ailleurs, la fraternité et le partage œcuménique n’ont été vécus avec autant d’intensité. Il arrivait parfois que Hugh s’absente, les prêtres venaient alors présider les cultes et célébrer la sainte cène. En retour, il arrivait à Hugh d’être invité à concélébrer la messe avec Monseigneur Teissier. C’était une Église différenciée dans sa forme et dans son organisation mais « profondément une » dans sa présence et son témoignage.
Tu es des nôtres…
Les gens du quartier de l’Église protestante, dans le cœur d’Alger, étaient immensément reconnaissants de cette présence sans faille. Hugh Johnson raconte qu’en 91, au moment de la première guerre d’Irak, tout Alger était à feu et à sang contre les intérêts américains. C’est alors que des manifestants qui connaissaient les origines américaines du couple pastoral ont voulu pénétrer dans le temple en brisant les fenêtres. C’était particulièrement angoissant. Hugh n’a pas bougé. Fritzi n’était pas là. Elle était retenue par son travail auprès des Sarahouis dans le Sahara occidental. Un peu plus tard dans la soirée, le Vicaire général a débarqué au presbytère et s’est installé dans la salle à manger en disant à Hugh : « Ça me fait de la peine que tu aies eu à vivre cela. Je dois préparer mon sermon du dimanche. Je vais le préparer ici. Toi, tu peux aller te coucher ». Le lendemain matin, le calme était revenu. Hugh Johnson raconte : « Je me suis levé. C’était tranquille comme tout. Je suis descendu à la boîte aux lettres pour voir s’il y avait quelque chose. Il y avait un pli dans la boîte aux lettres. Dans ce pli se trouvait une page A4 pliée en deux. J’ai ouvert cette page et j’ai pleuré. Quand j’ai ouvert cette page, c’est toute une pluie de pétales de roses qui est tombée. La lettre était signée par 100 familles du quartier. Ils avaient écrit : « Nous sommes désolés par ce que vous avez eu à subir hier soir après tout ce que nous avons vécu ensemble. Tu es là et tu fais partie de notre communauté… Tu es des nôtres ».
Nous sommes là pour être une parole de Dieu pour le monde…
Au moment de partir d’Alger en 2008, après 45 années de vie en Algérie, Hugh Johnson s’est adressé aux membres de son Église pour leur demander de poursuivre un témoignage d’ouverture et d’accueil envers le peuple algérien : « Quand nous avons eu à souffrir, c’est parce que nous étions ensemble, avec l’Algérie. Si nous sommes restés, c’est pour pouvoir prétendre à une parole envers les musulmans. Cette parole est une parole de fraternité et d’ouverture. Nous ne sommes pas là pour contrer l’islam, mais pour être une parole de Dieu pour le monde tel qu’il est.»
Alain Rey
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