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Marc Lienhard : Aumônier militaire en Algérie

Mais déjà se préparait le départ pour l’Algérie. En janvier je fus nommé caporal. Après des adieux chaleureux auprès des membres de la paroisse et de quelques camarades de l’école, je quittai Autun le 14 février 1960.

Oran

Dans le train qui nous menait à Marseille, j’ai fait la connaissance d’autres militaires du contingent. L’un d’entre eux fut tout excité d’apprendre que j’étais originaire de Strasbourg. « Oh, sans blague, tu connais les filles de Strasbourg ? La Jeanne de la pâtisserie X et la Marie de Z ? ». Quelle déception pour lui quand je dus avouer mon ignorance de ces personnes ! L’appréhension face à l’Algérie et à la guerre était palpable. A Marseille, mon oncle Charles Fehrenbach et son épouse, sœur de ma mère, me réconfortèrent. Je n’oublierai pas l’accueil touchant qu’ils m’ont réservé. Le 18 février nous embarquâmes sur le « Ville de Marseille », un paquebot où s’entassèrent pour 26 heures des centaines de soldats. A Oran, je fus affecté, avec Pierre Jeanson et Pierre Hoymans, au camp Gambetta, un centre de formation de sous-officiers. Il était situé en bordure de la ville et surplombait la Méditerranée, toujours bleue ! La vue s’étendait aussi aux montagnes environnantes. L’endroit était idyllique, n’eût été la finalité du camp : former des soldats pour la guerre ! Le climat de la région était agréable, sauf qu’on passait rapidement de la fraîcheur de l’hiver à la chaleur de l’été, presque sans printemps. Nous avons apprécié les lauriers-roses, les orangers et citronniers en fleurs et goûté à tous les fruits que la région offrait en abondance. Mais pour nous, c’était faussement idyllique !

Affecté, une fois de plus, à la Compagnie des services, j’intégrai, comme à Autun, un bureau pour y remplir ou trier, à longueur de journée, divers papiers. Toutes les trois semaines, j’étais de garde, mais, en ma qualité de caporal, j’avais à diriger ceux qui montaient la garde, et non à l’effectuer moi-même. Heureusement que des exercices sportifs (volley-ball) et les contacts avec les camarades, en particulier Pierre Jeanson, avec lequel j’ai continué à jouer aux échecs, égayaient quelque peu la routine quotidienne ! J’ai pu souvent sortir en ville, pour aller au cinéma, fréquenter le culte dominical et participer à une chorale. J’ai gardé le souvenir de plusieurs rassemblements de jeunes, y compris de militaires, dans la campagne environnante. J’y fis la connaissance de plusieurs Alsaciens, dont Pierre Haller de Dossenheim que j’allais retrouver bien plus tard comme sacristain de l’église Saint-Pierre le Jeune à Strasbourg !

Pendant ces mois à Oran, j’ai rencontré plusieurs fois mon ami Marc Wehrung, affecté à une base de l’armée de l’air à Mostaganem. Que n’avons-nous pas échangé au sujet de l’armée bien sûr, mais aussi, non sans nostalgie, de l’Alsace, de nos amis, de nos projets de mariage, de notre avenir !

J’ai été accueilli à Mostaganem par le pasteur Lévrier, homme profond, cultivé et ouvert. A trois reprises, j’ai pu me rendre à Beni-Saf, ville côtière à l’ouest d’Oran, où résidait Jean Orth, un frère adoptif de ma tante Hanna Lienhard, et son épouse, tous deux enseignants. L’influence de l’habitat espagnol sur Beni-Saf était encore plus sensible qu’à Oran. J’ai passé des journées lumineuses dans cette famille accueillante et dans leur maison située sur la plage. Ce fut l’occasion aussi d’un périple en voiture avec Jean Orth pour rencontrer mon cousin Edi Lienhard, pas trop heureux dans son poste. Il enseignait certes à des enfants du village voisin, mais était exposé aux chicaneries de son supérieur militaire. Un autre jour, en revenant de Beni-Saf, j’ai été pris en stop par des « pieds noirs » de la région. C’étaient des gens simples, petits propriétaires, attachés de tout leur être à l’Algérie. A aucun prix ils ne voulaient quitter le pays. « Plutôt nous laisser tous tuer », disaient-ils. J’étais impressionné par leur simplicité et leur sincérité, par leur passion aussi ! Que sont-ils devenus ? J’ai pris conscience, une fois de plus, du fossé séparant les Français de l’Hexagone et les pieds noirs, les premiers, en particulier les soldats du contingent, étaient pleins de ressentiment à cause des 28 mois de service militaire et des risques encourus. Les pieds noirs, eux, avaient le sentiment d’être incompris.

La situation était difficile et aucune solution satisfaisante pour les uns et les autres ne semblait se dessiner. Le 6 mars, j’avais entendu un exposé sur le travail de la Cimade en Algérie. Elle s’occupait en particulier des « camps de regroupement » où, pour des raisons de sécurité, on rassemblait de nombreux Algériens. Selon l’intervenant, 1 million sur 10 millions auraient ainsi été déplacés et végétaient dans des conditions indignes. L’Etat n’arrivait plus à faire face et faisait appel à l’initiative privée, y compris aux organisations ecclésiales.

Les cadres supérieurs de l’armée continuaient, semble-t-il, à croire en une issue favorable de la guerre. Lors des cérémonies marquant, en juin, la fin d’un stage de sous-officiers, j’ai entendu déclarer un des hauts gradés du centre où je me trouvais que notre rôle était de « faire revenir la paix en Algérie, province française ».

Du 4 avril au 10 juin, j’ai suivi un stage de formation pour devenir sous-officier, suscitant les sarcasmes de Pierre Jeanson. Je l’entends encore s’exclamer : « putain de sabre et de goupillon ! ». Il était toujours d’avis qu’à l’armée, il fallait en faire le moins possible. J’étais d’un avis différent. Le travail de bureau me pesait et j’avais quelque goût pour l’effort physique, mais aussi pour la prise de responsabilités. Et puis, j’étais un peu las de vivre du soutien financier de mes parents qui eux-mêmes ne roulaient pas sur l’or. Or, à partir du 19emois, c’est-à-dire au-delà de la durée légale, les soldats étaient payés et les sous-officiers l’étaient mieux que les simples soldats. Avec 400 autres appelés, je m’inscrivis donc au stage. Les journées, bien remplies et bien chargées, passèrent vite. Du lever à 6 heures 30 puis 6 heures jusqu’au soir et quelquefois le milieu de la nuit, le sport et les cours du matin alternaient avec les exercices militaires dans la campagne environnante. C’était, en plus intense, ce qui s’était fait à Belfort. Chaque semaine était organisée une interrogation écrite. Je fus formé comme spécialiste du mortier. En fonction de la distance de la cible qu’on voulait atteindre et qu’on avait savamment calculée, il fallait régler l’arme en coinçant une bulle entre deux repères. Est-ce de là que vient l’expression « coincer la bulle » ?

Pour bien marcher au pas, nous avons appris divers chants. L’un d’entre eux se terminait par ces mots : « car le paradis aux ivrognes est promis ». Belle perspective, qui rappelait les conceptionsdes anciens Germains ! La Piémontaise était un peu plus civilisée : « Ah ! oui, j’ai le cœur à mon aise ».

Le stage fut éprouvant. Je fus parmi les meilleurs en sport, notamment 1eraux mille mètres, et au grimper de corde, et je terminai les examens premier de ma section. Le 10 juin, je fus nommé sergent. Le 15 juin, je m’embarquai pour une dizaine de jours en vue de participer au rassemblement annuel des militaires protestants au Musée du Désert, prolongé par un bref séjour en Alsace. Ma fiancée et moi avions le projet de nous marier en août, persuadés que je pourrais rester à Oran ou dans les environs. Elle avait même, à l’issue de son Certificat d’Aptitude à l’Education Musicale, obtenu un poste à Oran. Mais le projet allait tomber à l’eau. Je fus informé que j’étais nommé aumônier militaire à Sétif, c’est-à-dire à l’autre bout de l’Algérie. Ma fiancée put heureusement faire annuler sa nomination à Oran. Pouvait-elle être nommée à Sétif ? Était-ce souhaitable ? En attendant, j’ai quitté Oran début juillet, le cœur lourd et pourtant plein d’espoir, pour rejoindre mon nouveau lieu d’affectation.

Aumônier militaire à Sétif (1960-1961)

A Sétif, j’étais appelé à exercer, dans le cadre de la 19edivision d’infanterie, les fonctions d’aumônier militaire. L’aumônier en chef du Constantinois, Georges Gass, avait commencé à rassembler autour de lui des Alsaciens, appelés du contingent, aux côtés de ceux qui s’étaient engagés, tels Jean-Paul Goetz et Jean-Paul Haas.

Aurais-je dû et aurais-je pu refuser ? Certes, au départ, la guerre d’Algérie, qu’on qualifiait officiellement de « maintien de l’ordre », n’avait plus pour moi beaucoup de sens. Je comprenais et j’admirais ceux qui avaient choisi d’être objecteurs de conscience. L’un de mes amis avait même déserté et, pendant des années, il n’a pu revenir en France. Pour ce qui me concernait, j’ai pensé à tous ces jeunes, appelés comme moi, crapahutant en Algérie et tentés par la violence, par la peur ou la morosité. Je me suis laissé convaincre, et la conviction s’est renforcée au cours des mois, qu’il y avait du sens à cheminer avec eux, à leur apporter une présence et une écoute, et leur annoncer la paix de Dieu, et la liberté de la foi. Démarche ambiguë, certes, et qui risquait d’être récupérée par ceux qui avaient tout intérêt à doper le moral de la troupe. Le sabre a toujours su utiliser le goupillon ! J’y suis allé, en connaissance de cause et, en fin de compte, je ne l’ai pas regretté.

Cela dit, un problème personnel n’a pas manqué de surgir. J’avais prévu de rester à Oran et ma fiancée Annemarie y avait été nommée professeur d’éducation musicale au Lycée Ardaillon pour la rentrée de 1960. Nous comptions nous marier. Arrivé à Sétif, j’ai caressé encore, pendant quelques semaines, l’espoir qu’elle pourrait m’y rejoindre et enseigner au lycée de la ville. J’avais devant mes yeux l’exemple de mon prédécesseur à Sétif, Gustave Koch, qui était arrivé avec son épouse. Mais la famille d’Annemarie était réticente, et avait quelque raison de l’être. Et dans mon esprit, après quelques semaines difficiles, la raison l’emporta sur la passion. J’ai compris que les nombreuses absences liées au travail d’aumônier étaient peu propices àune vie de couple. Nous avons donc renoncé et continué à nous écrire deux fois par semaine, comme nous le faisions depuis quatre ans.

Sétif n’est pas, comme Oran, situé en bord de mer, mais sur un plateau à 1100 mètres d’altitude. Les arbres y sont rares. D’impressionnantes montagnes se dressent à l’horizon. Si, en été, il faisait très chaud pendant la journée – la sieste était de rigueur – les nuits étaient fraîches. Il neigeait en hiver et il fallait faire du feu. Le printemps était merveilleux quand tout verdoyait avant la sécheresse de l’été, et que le plumage blanc des cigognes égayait les champs et les prés.

Dès 1945, la ville était entrée dans l’histoire puisqu’elle avait étéle théâtre de revendications indépendantistes, réprimées dans le sang. Il y eut des milliers de morts, en attendant la reprise des combats en 1954. A quelques pas de l’église protestante se dressait la pharmacie de Ferhat Abbas. Elle était fermée depuis que son propriétaire s’était engagé, loin de Sétif, dans le combat pour l’indépendance. A Sétif même, les sympathies de la population allaient, semble-t-il, aux fellaghas, nom qui signifie paysans, mais qu’on avait fini par appliquer aux combattants de l’ombre, aux « rebelles » selon la terminologie française officielle. La ville de Sétif était entourée de barbelés. La présence militaire française était très visible et les contrôles fréquents. Le FLN était présent dans l’ombre, au point qu’on a découvert, après la guerre, qu’il avait établi un hôpital militaire sous la citadelle dans laquelle étaient stationnées les troupes françaises !

Accompagner

C’est dans ce cadre que j’étais appelé à exercer une activité pastorale ! Pour commencer, je bénéficiais encore, pendant six semaines, de la présence de mon prédécesseur Gustave Koch et son épouse Christiane, condisciples à la Faculté de théologie de Strasbourg, qui m’ont accueilli avec amitié et m’ont introduit dans le travail. Pendant quinze jours, j’ai logé en ville chez une paroissienne, Madame Cholet, en attendant de m’installer dans un local qui devait être mis à la disposition de l’aumônerie protestante, et qui était situé à l’intérieur de la citadelle. L’aumônerie se trouvait à côté du bar ! Pour commencer, il fallait l’équiper : il n’y avait ni eau, ni électricité, ni table, seulement un lit ! Deux soldats, qui furent mes premiers fidèles, m’aidèrent chaque soir à rendre les lieux habitables : nettoyer le local, fabriquer des « meubles » avec des caisses. Il fallut courirtrouver des artisans, en dehors même des voies officielles, pas toujours efficaces, en particulier pour installer l’eau et l’électricité.

A l’initiative de l’un de mes fidèles, un moment de prière nous réunissait tous les soirs à 19 heures 30. Au début, nous étions trois, peu à peu le nombre augmenta. Mais la venue des uns et des autres resta toujours aléatoire, vu les obligations du service. Ceux qui étaient présents priaient aussi quand j’étais en tournée auprès des soldats dans le bled. Après la présentation aux autorités et les prises de contact avec les divers bureaux, le travail proprement dit commença : visiter les soldats, appelés ou militaires de carrière, identifiés comme protestants. Les premiers contacts eurent lieu à l’hôpital militaire situé, comme l’aumônerie, à l’intérieur de la citadelle. J’y étais en général bien accueilli. Le 29 juillet j’y rencontrai deux instituteurs et un légionnaire. Nous discutâmes aussi bien de l’existence de Dieu et du baptême que du sens du service militaire. Le plus souvent, nous priions ensemble. Pour les légionnaires d’origine allemande, il fallait se procurer des illustrés allemands et ma famille d’Alsace m’en envoya. Une autre fois, je me rendis au chevet d’un légionnaire qui, selon ses dires, aurait été jeté d’un train par deux Algériens lors du passage dans un tunnel.

Quelques jours après, je passai toute la journée à Aïn Arnat, une base militaire située à sept kilomètres de Sétif. 1800 hommes y étaient stationnés, dont 50 identifiés comme protestants. A peine eus-je compris la disposition du camp, serré d’innombrables mains et rencontré seize soldats protestants, que le soir tomba. Il n’était pas toujours facile de réunir les « fidèles », indifférents ou retenus par d’autres obligations : ils n’étaient pas même cinq au culte du dimanche. Il fallait poursuivre et approfondir les contacts personnels.

Le samedi 6 août fut consacré à la préparation de deux prédications, l’une destinée aux militaires et se basant sur Jérémie 21,8 : « Ainsi parle le Seigneur : Voici, je mets devant vous le chemin de la vie et le chemin de la mort », l’autre, prévue pour le culte paroissial, traitant d’Israël dans le désert. Ce dimanche-là, après avoir célébré trois offices, je pris l’avion à 16 heures – un petit biplace – pour m’envoler vers Djidjelli. Dans cette localité située en bord de mer et en dehors de mon territoire, je devais célébrer les obsèques d’un légionnaire. C’était le premier enterrement de ma vie ! Heureusement que l’aumônier catholique, qui en enterra un autre, m’assista par ses conseils. « La légion ne pleure pas ses morts, elle les venge ! ». Voilà ce qui fut déclaré au bord des tombes par des légionnaires à la mine dure ! Et moi, petit appelé, pasteur de service, je devais proclamer l’Evangile de la résurrection et le message de la paix de Dieu ! Le chauffeur de la jeep qui me ramena vers l’avion se révéla être de Bitche. Il était ravi de rencontrer un Alsacien : « Voilà que ce dimanche après-midi n’a pas été perdu » me dit-il avec joie au moment de prendre congé.

Un peu plus tard, je passai trois jours dans le bled, en Petite Kabylie, pour rendre visite à un régiment de Dragons. Je ne rencontrai que cinq protestants, mais de multiples autres contacts se nouèrent. « Votre tâche, c’est d’arrondir les angles », me dit un commandant. Quand nous parlâmes du mariage des militaires, il remarqua : « si je n’avais pas la foi, je n’aurais pas pu me marier, parce que le mariage d’un militaire est trop sujet à cassure à cause de la séparation »

Nous avons lu la Bible…

Dans un autre poste, je passai la soirée avec deux séminaristes ; nous avons lu la Bible et prié ensemble. Originaires de l’ouest de la France, ils ignoraient tout du protestantisme. Je leur expliquai ce que croient et vivent nos Eglises. Dans le même village le maire, qui était aussi le marabout, me montra la mosquée. Nous parlâmes longuement des hommes et de la situation. Il semblait désapprouver la rébellion : « Les pauvres gars dans le djebel (la montagne)qui mènent une guerre de rébellion deviennent fous avec la vie qu’ils se sont imposée ». Mais, était-il sincère ? On m’a fait connaître aussi l’impressionnant travail humanitaire réalisé par une unité au service de la scolarisation, et une autre s’occupant de l’assistance sociale et médicale.

A chaque rencontre, il fallait gagner la confiance des uns et des autres pour briser la glace. Beaucoup m’appelaient « père » et le nombre de mes « enfants » ne cessait de croître. J’avais de la peine à m’extraire du mess des officiers. Chacun voulait payer sa tournée et faire un brin de causette avec le visiteur qui interrompait la monotonie du quotidien. Mais j’avais pris la résolution, pas toujours facile à tenir, de me consacrer surtout au soldat de base, bien plus seul et moins bien loti que les officiers.

Un jour, je rentrais à Sétif, sachant qu’une autre tournée était imminente. Il me vint à l’esprit que j’aurais dû repasser encore quelques chemises. J’eus la surprise d’en découvrir deux toutes fraîches sur mon lit. Mon brave Jean Hessenauer, qui était de plus en plus l’âme de notre groupe, avait fait le nécessaire. Une tournée de deux jours m’amena en des lieux où les opérations militaires étaient particulièrement meurtrières. Les fellaghas semblaient y dominer le terrain. Par conséquent, la répression était sanglante, aveugle aussi, avec des séances de torture, jugées inévitables. Je passai la nuit chez un vieux couple de paysans. Une nuit calme ! Ce fut le chant du coq qui me réveilla…  Si les chars n’avaient pas occupé le village, je me serais cru quelque part dans l’Alsace profonde ! Je passai la journée dans l’escadron d’un capitaine qui avait conduit le char de Leclerc quand il libéra Saverne et Dettwiller. Ce fut encore l’occasion d’un moment de prière avec trois soldats, dont l’un avait perdu tout contact avec l’Eglise. Mais, après un premier temps de réserve, il s’est montré de plus en plus ouvert.

La torture était répandue…

Au fil des journées, la triste réalité de cette guerre qui ne disait pas son nom m’oppressait de plus en plus. Certes, je ne participais pas aux opérations, mais il suffisait d’ouvrir les yeux et les oreilles pour être informé. Il m’arrivait de passer à côté de champs de blé brûlés par les « rebelles » : toute la récolte était anéantie. Mais ils ne s’en prenaient pas seulement aux champs des pieds noirs, parfois aussi à leurs personnes. Ainsi, le père d’une famille protestante de Sétif avait été kidnappé et n’était jamais revenu. Dans l’affrontement avec les troupes françaises, et quelquefois avec les civils, ils étaient sans pitié. Mais bien des soldats français le leur rendaient bien : « Œil pour œil, dent pour dent », me disait-on et c’était le cycle infernal des violences, y compris contre des civils considérés comme complices. La torture des prisonniers était répandue, c’était un moyen, me disait-on, de se protéger et de pacifier le pays ! Selon les dires d’un officier avec lequel je m’entretenais le 21 septembre, huit sur dix parmi les fellaghas étaient devenus des rebelles parce qu’auparavant ils avaient été victimes innocentes de notre armée ! Et quels étaient les effets des violences sur les bourreaux, qui étaient souvent de braves jeunes gens d’à peine vingt ans ? Je crains que cette guerre n’ait réveillé en eux une bête qu’eux-mêmes ne connaissaient pas et suscité le mépris des autres et pas seulement des « bougnoules ». Cinquante ans après, tel maire alsacien, proche des idées de l’extrême droite, clame ouvertement dans un village sa haine des Arabes qu’il a appris à mépriser et à détester en Algérie ! Fin septembre 1960, j’ai été reçu par le colonel commandant le secteur de Sétif. Il me pria de l’informer dans quelques semaines de l’état d’esprit des soldats que j’avais rencontrés. J’en aurais eu des choses à dire !

Je ne veux pas taire, certes, tout ce qui se faisait de positif en un certain nombre de lieux, sur le plan humanitaire : les efforts souvent remarquables pour construire et animer des écoles, l’assistance médicale et bien d’autres réalisations dignes d’admiration. Mais, c’était souvent ambigu. Début septembre j’ai visité dans le massif du Hodna un immense camp de tentes où, pour des raisons stratégiques, quelque huit cents personnes avaient été regroupées. Les soldats s’efforçaient de convaincre les hommes de construire de nouvelles mechtas (maisons). Des arbres étaient plantés et des écoles construites. Mais tout cela se faisait sous la contrainte. Et que dire de ce camp de rééducation que j’ai visité quelques jours plus tard ? Dans ce camp on s’efforçait de faire d’anciens fellaghas des Français à 100%. Le capitaine me dit en riant : « Monsieur l’aumônier, vous êtes protestant ? En un mois nous pourrions faire de vous un musulman » !

Au fil des semaines, je n’ai cessé de côtoyer la mort. Mois après mois des hommes que j’avais rencontrés disparaissaient. Tel ce professeur de 28 ans qui m’avait rendu visite en septembre à l’aumônerie. Je lui avais donné un Nouveau Testament. Tel encore cet aspirant si attachant avec lequel j’avais mangé bien souvent au mess des officiers. Tels ces jeunes que j’avais rencontrés au bar à côté de l’aumônerie. Dans mes visites, je devais réconforter ceux qui avaient vu tomber leurs camarades dans une embuscade et s’en étaient sortis eux-mêmes avec des blessures. Le cas le plus dramatique fut le suicide d’un de mes fidèles qui j’avais vu peu de temps auparavant. Le commandement avait informé la famille en Alsace en parlant d’un décès accidentel. Relancé par le pasteur de son village, j’ai mené mon enquête et la vérité est apparue au grand jour. « J’aurais pu, me dit le commandant, faire mettre le capitaine responsable aux arrêts de rigueur ». Mais était-ce mon rôle d’exercer ainsi la justice ?

Ces vies brisées, ces violences sans fin, était-ce le prix à payer ? Mais dansquel but ? Un jour j’ai discuté avec un commandant à ce sujet. Je garde en mémoire ses paroles : « N’est-ce pas, Monsieur l’aumônier, vous et moi nous sommes ici pour défendre la civilisation chrétienne ! ». L’entretien qui s’en suivit fut long et difficile.

Sur un plan humain, je pouvais comprendre ces officiers. Après avoir perdu une guerre en Indochine, les voilà confrontés à une autre guerre d’indépendance qu’ils auraient aimé gagner. Mais plus le temps passait, plus je me rendais compte – comme beaucoup d’autres – que cela n’était pas possible. La voie était sans issue et ce n’était pas l’invocation, plus que discutable, de la défense de la civilisation chrétienne qui allait changer le cours des choses.

« Nous », les militaires…

Ma fiancée s’étonnait qu’en parlant des militaires français en Algérie je dise si fréquemment « nous ». Je le faisais à dessein. Ce n’était pas seulement parce que je portais le même uniforme qu’eux. Mais puisque j’avais accepté d’être auprès de ces soldats comme pasteur, je ne pouvais pas m’en désolidariser ni, le cas échéant, les juger de l’extérieur. Je vivais une solidarité fondamentale avec les combattants. J’avais part aussi aux fautes commises. Sans le savoir ou le vouloir, je me salissais les mains, moi aussi. En même temps pourtant, et avec d’autres, j’essayais d’agir pour la paix. Comment pouvais-je d’ailleurs réconforter et exhorter, si je ne le faisais pas comme frère et non à partir d’une position extérieure et finalement irréelle ? Cela ne me condamnait pas au silence. J’ai eu plusieurs entretiens avec le général Géliot, commandant la division. J’ai pu lui soumettre mes problèmes de conscience. Intelligent et ouvert, il était franc et sincère. « Nous ne pouvons pas abandonner d’un jour à l’autre la population, les pieds noirs et les Algériens ralliés à la France, en particulier les Harkis, me dit-il. Une guerre propre n’existe pas. J’essaie au mieux d’éviter les dérives, mais les hommes restent des hommes. Il faut comprendre qu’ils répondent à la violence par la violence et recourent aussi, à l’occasion, à la torture pour obtenir des renseignements ». Tel était le climat dans lequel, tout en portant l’uniforme, je devais être un témoin de l’Evangile et un artisan de paix !

A vrai dire, toutes sortes d’obstacles s’y opposaient. Il fallait d’abord trouver ceux auxquels s’adressait d’abord mon service. Mon prédécesseur m’avait laissé des listes et des adresses. Mais la mobilité des troupes les rendait rapidement caduques. En principe, je disposais d’une voiture, une 2CV qui, la plupart du temps, était en panne, ce qui m’obligeait à me joindre à un convoi pour rejoindre mes ouailles. Heureusement, je disposais pourquelques jours d’un chauffeur après avoir passé mon permis. En effet, après avoir bien manœuvré, j’ai quand même, en reculant, frôlé une clôture. A la fin des opérations, le capitaine qui m’a fait passer l’examen me demande : « Monsieur l’aumônier, vous avez un chauffeur ? Oui ? Alors on peut vous donner le permis ! » C’était un permis bien luthérien, « sans que je le mérite et sans que j’en sois digne » (Petit Catéchisme de Luther).

Au cours des dix mois de mon service d’aumônier, j’ai été malade plusieurs fois, et fait des séjours à l’hôpital : la chaleur, l’eau polluée et d’autres facteurs ont provoqué des fièvres intestinales ou incité de jolis petits parasites (trichomonas) à s’installer dans mes entrailles. Le foie aussi, et peut-être les reins ont souffert. Lors de visites à l’hôpital le 9 août, une infirmière m’a fait une piqûre sur ordre d’un médecin qui avait estimé que j’avais vraiment mauvaise mine ! L’infirmière en question, une protestante, affirma un jour qu’elle avait vu passer tous les derrières de l’aumônerie protestante… Pour me refaire une santé, j’ai pu passer le mois de novembre chez moi en Alsace !

D’autres difficultés ont surgi : le climat de guerre, déjà évoqué, l’attitude quelquefois suspicieuse des officiers et sous-officiers envers l’aumônier : n’allait-il pas poser des questions gênantes et saper le moral de la troupe, au lieu de le conforter ! L’une ou l’autre fois, j’ai cru déceler aussi des préventions anti-protestantes. Pourtant, le plus souvent, j’ai été bien accueilli et mes déplacements et mes contacts furent facilités. Et puis, à 120 kilomètres de Sétif, il y avait, à Constantine, un homme sur lequel j’ai toujours pu compter : Georges Gass, l’aumônier en chef. Dès qu’un problème surgissait, il n’hésitait pas à faire le déplacement. Bénéficiant d’un physique imposant, d’un abord à la fois direct et cordial, il faisait merveille dans ses contacts avec les autorités militaires. Je le vois encore exhibant son pantalon lors d’une entrevue avec le chef d’Etat-Major de Sétif : « Voyez cette tache de beurre », dit-il, « c’est dû au local trop exigu dont dispose l’aumônier, hier soir nous y étions entassés à trente et voilà ce qui m’est arrivé ! ». Peu de temps après, j’obtenais un second local !

Je devrais évoquer également les réunions occasionnelles avec les autres aumôniers du Constantinois. Certes, vu les distances, elles n’étaient pas très fréquentes, mais elles ont toujours permis des échanges d’expériences et contribué à remonter le moral. Je me souviens en particulier de quelques jours de détente passés auprès de Jean-Paul Goetz à Batna, aux confins du désert, et d’une rencontre avec André Gounelle à Philippeville. Et puis, il y avait le téléphone. Combien de fois n’ai-je pas téléphoné à mes amis alsaciens de Constantine, Gérard Schildberg et Daniel Guggenbuhl, souvent tard dans la nuit, où le téléphone militaire n’était pas saturé ! Un soir, je les ai appelés vers minuit pour m’informer des paroles d’un chant que je voulais apprendre à mes fidèles !

La paroisse de Sétif

Sur place, à Sétif, existait une paroisse protestante. Pendant les mois d’été, le pasteur et plusieurs paroissiens partaient en France, et c’était l’aumônier qui assurait le culte. Si certains paroissiens restaient distants à l’égard de la troupe et n’ont pas toujours répondu à l’appel que je leur adressais à inviter des soldats chez eux, d’autres furent admirables. Je pense à la famille Arnould dont la maison me fut toujours ouverte ainsi qu’à d’autres militaires. « Encore un auquel on va s’attacher ! » dirent-ils à mon sujet au bout de peu de temps. Je n’oublierai pas Mademoiselle Du Commun, volubile et généreuse, qui, voyant de plus en plus de soldats au temple, a proposé de visiter, avec un autre paroissien, ceux qui étaient hospitalisés. Le pasteur ne fut pas en reste et nous a apporté un certain soutien.

Mais je dois évoquer avant tout ceux qui étaient mes compagnons quotidiens, réunis pour la prière du soir, toujours prêts à donner un coup de main pour écrire des adresses, dactylographier des textes, contribuer à l’organisation des rassemblements. Fidèle entre les fidèles, Jean Hessenauer, de Metz, était un homme profond et chaleureux, plein d’humour aussi. Quand il répondait au téléphone, il annonçait son nom en le prononçant presque comme « 2eclasse Eisenhower », ce qui provoqua le courroux d’un de ses interlocuteurs qui l’apostropha : « Vous vous foutez de moi » ! Fritz Haas, d’Obenheim, fut lui aussi un soutien efficace.

Après de longs mois d’attente, on m’attribua enfin, en janvier 1961, un secrétaire à plein temps : un ouvrier montbéliardais âgé de vingt ans, solide, consciencieux, d’une spiritualité simple et profonde, Pierre Maître. Il allait prendre en charge tous les soucis matériels quotidiens, la correspondance et, en mon absence, a su accueillir avec cordialité les militaires de plus en plus nombreux à fréquenter l’aumônerie.

A certains moments, nous fûmes sept et plus à nous réunir pour la prière quotidienne. Au noyau primitif se joignirentd’autres, de plus en plus nombreux : RenéEyer, un mennonite alsacien, Robert Gorse, un pentecôtiste, Etienne Depoutot, étudiant d’une école de commerce, et d’autres. A partir du 16 janvier, nous avons commencé des études bibliques qui eurentlieu tous les samedis soirs. Nous avons décidé de travailler les textes bibliques sur l’amour et sur le mariage. Je me souviens en particulier de débats animés sur 1 Co 7. La réflexion porta aussi sur la vie de ceux qui n’étaient pas mariés et sur le mariage des pasteurs. Un autre soir, Ep 5, 21ss avecl’affirmation que la femme devait être soumise à son mari suscita bien des questions ! Quand nous avons abordé le problème du contrôle des naissances – nous étions en 1961 ! – la présence de Guy Sireuil, un autre ami, médecin militaire et appelé comme nous, nous fut d’un grand secours. Après quelques semaines, nous avons changé de sujet et étudié la première épître aux Corinthiens dans son ensemble.

A côté de la prière et de l’étude biblique, l’aumônerie était un lieu de convivialité et de détente. Le jeu d’échecs retenait l’intérêt de quelques-uns, d’autres préféraient se plonger dans les revues ou tout simplement bavarder pendant quelques instants. J’avais pu faire l’acquisition d’un électrophone. Il fut très utilisé et ranima bien souvent le moral. Mais, comme disait Jean Hessenauer, la musique suscite aussi le cafard. Certains jours, j’ai eu beaucoup de peine à combattre le cafard chez lui, sensible comme il l’était ! Quant à moi, j’ai apprécié de pouvoir me retirer parfois dans le second local qu’on nous avait attribué ou dans le logement au-dessus de l’église dont j’ai pu bénéficier pendant quelque temps. J’avais aussi besoin de silence ! Certes, le bruit de la rue montait vers ma chambre, mais il émanait surtout d’enfants qui jouaient, gais et insouciants. Je pouvais les regarder pendant des heures. Quand ils n’arrivaient plus à courir assez vite, ils enlevaient tout simplement les chaussures, souvent trop grandes et trouées ! N’était-ce pas la vie qui s’affirmait dans le monde de la mort ?

La base militaire d’Aïn Arnat

Je me rendais régulièrement à Aïn Arnat, la base militaire, et lieu de stationnement des avions et hélicoptères. Je devais, bien sûr, d’abord rencontrer et motiver mes fidèles. Le 11 septembre 1960, j’ai cru avoir de la chance. Les nouveaux arrivés passaient l’après-midi à « coincer la bulle » à l’extérieur. J’ai pu extraire du groupe mes huit protestants et commencer à m’entretenir avec eux. Mais l’entretien fut brusquement interrompu. Les gars étaient convoqués avec leurs camarades pour apprendre la Marseillaise. Et mon chauffeur, tout affolé, m’informa que le réservoir d’essence de la voiture était presque vide : il fuyait ! Nous voilà obligés de rentrer dare-dare à Sétif. Encore des jours et des jours sans voiture… A partir de septembre, je réunissais sept hommes pour le culte. C’était un bon chiffre par rapport aux premières semaines où ils étaient deux ou trois. Avaient-ils entendu dire que le nouveau commandant de la base était protestant ? Son appui me facilita bien des choses.

A Noël, je n’ai pas pu me rendre à la base, accaparé par les nombreux cultes que je devais célébrer dans le bled. Les fidèles de la base souhaitaient une « messe de minuit ». Je leur ai donné des chants et des textes bibliques, avec la consigne : débrouillez-vous ! Et ils se sont débrouillés. A leur grande joie, le commandant s’est joint à eux. « Puisque l’aumônier est dans le bled et fête Noël avec d’autres, c’est moi qui le remplacerai », et il leur a adressé un message de Noël personnel et prenant ! Pour beaucoup, Noël était un moment éprouvant. Le « Heimweh » (mal du pays) les envahissait : l’écoute des cloches de la cathédrale de Strasbourg les faisait pleurer, mais les branches de sapin dans les colis les réconfortaient. Même les légionnaires ont installé dans leurs postes des crèches de Noël.

Aïn Arnat est située à deux pas de Sétif. Il était facile d’y accéder. Mais les tournées dans des postes lointains posaient bien des problèmes. Le territoire que je devais « couvrir » s’étendait sur 120 kilomètres de long et 120 de large. Pour atteindre certains postes, il fallait disposer d’une escorte, tant la région était dangereuse. Il m’est arrivé de rentrer seul le soir, de retour de certains coins réputés tranquilles. Mais, même s’il était admis que les fellaghas n’attaquaient pas les aumôniers et leurs voitures munies d’une croix (huguenote en l’occurrence), je n’étais jamais totalement rassuré. Des années après, il m’arrivait encore de me réveiller en sursaut la nuit, rêvant d’être tombé dans une embuscade.

Je faisais souvent de nombreux kilomètres pour rien. Bien que ma visite fût annoncée et préparée, l’homme que je voulais rencontrer était parti « en opération ». La tournée était souvent une aventure. En hiver, les pistes étaient difficiles à pratiquer. Je me souviens avoir fait vingt kilomètres avec un pneu crevé. Et, dans la mesure où elle était disponible, la 2CV faisait des siennes. Sur le chemin du retour le 11 janvier 61, j’ai dû m’arrêter à plusieurs reprises parce que face au vent, et après diverses montées, elle n’en pouvait plus ! Sous mes pieds, je voyais défiler le chemin, car le plancher était troué ! Heureusement qu’à Noël, mais aussi en fin de mois, j’ai pu disposer des heures d’hélicoptère qui « restaient » quand le quota n’avait pas été atteint par l’armée. Comme c’était facile alors d’atteindre les postes les plus éloignés, même si un jour, pris dans une tempête de neige, notre appareil a failli s’emmêler les ailes dans des fils électriques et s’écraser. Un autre jour, pendant le temps de Noël, nous avons débarqué dans un poste où on ne nous attendait pas. « Ah, me dit le capitaine, nous attendions des canards pour le réveillon, qui devaient nous être parachutés. Mais les conditions météorologiques s’y sont opposées. Alors, à la place des canards, c’est l’aumônier qui est venu ! »

Les tournées étaient souvent difficiles, mais combien de contacts personnels ont pu être noués ! Tous, proches ou éloignés de la foi et des Eglises, protestants, catholiques ou musulmans, avaient besoin d’écoute et de chaleur humaine. Il fallait rompre la glace et les laisser parler de leur quotidien, de leur vécu de guerre, des liens avec les camarades et avec les supérieurs. Cela débouchait souvent sur un moment de prière. Certains, je ne les ai rencontrés que tous les trois mois. « Enfin, vous voilà », me dit l’un d’entre eux qui était moniteur d’école du dimanche dans le pays de Montbéliard, et voici que s’enclencha un entretien sur la foi, la lecture de la Bible, l’attitude à adopter face à la guerre et bien d’autres sujets. Alors la prière et la sainte cène au milieu des barbelés prenaient un relief singulier et furent des moments inoubliables, où la liberté donnée par le Christ s’affirmait de manière tangible.

Au cours des entretiens, nous évoquionstoujours les lieux et les familles dont les appelésétaient originaires. Je leur demandais, sans insister, si leur pasteur leur avait écrit, et quels étaient leurs rapports avec l’Eglise. Beaucoup s’en étaient détachés. Un quart de mes fidèles n’était pas baptisé, un tiers pas confirmé. Et pourtant, des sujets spirituels pouvaient être abordés. J’ai écrit à leurs pasteurs pour signaler que j’avais rencontré leurs ouailles. Par ailleurs, mes demandes ne sont pas restées vaines. Plusieurs paroisses d’Alsace et des personnes individuelles m’ont envoyé des livres pour la bibliothèque de l’aumônerie.

Les rencontres au cours de mes tournées ont eu quelquefois des effets inattendus. « Monsieur l’aumônier (ou « mon père »), j’aimerais être baptisé ». La demande m’a été adressée plusieurs fois. « D’accord, ai-je répondu, mais il vous faut d’abord être instruit dans les rudiments de la foi chrétienne. Y êtes-vous prêt ? » L’un ou l’autre s’est vraiment engagé sur ce chemin. Je me souviens en particulier d’un Français totalement détaché de l’Eglise qui a pu venir régulièrement à Sétif pour le catéchisme. Je me souviens aussi d’un Guinéen avec lequel j’ai parcouru l’histoire du salut. Il connaissait déjà l’histoire de Noé et de sa « pirogue » et savait que Noé avait embarqué un « Monsieur » et une « Madame » de chacun des animaux de la terre. A certains qui étaient moins disponibles, j’ai envoyé à rythme régulier des chapitres d’un catéchisme que j’avais élaboré. Le 27 février 61, j’en avais terminé la moitié.

Après quelques semaines, l’idée m’est venue qu’il serait bon d’organiser à Sétif même un rassemblement pour mes fidèles, afin de les sortir de leur isolement et d’approfondir les contacts. Le premier rassemblement eut lieu le 16 octobre 1960. J’ai reçu le soutien des autorités militaires. Des instructions officielles furent données aux commandants de secteur et d’unité. « Dans la mesure compatible avec le service », toutes facilités (permission, véhicule) devaient être accordées à ceux qui voulaient nous rejoindre. J’avais invité par courrier les quelque 250 militaires qui figuraient sur mes listes. Cinquante-six sont venus ! D’autres, attendus, ont dû se décommander à cause d’opérations militaires de dernière minute. Certains ont passé avec nous tout le week-end. Le culte avec la paroisse fut impressionnant : 56 voix de jeunes gens chantant « C’est un rempart que notre Dieu », puis participant à la cène, après la prédication de l’aumônier général Gass. Tout cela nous a bien récompensés de nos efforts. Huit familles de la paroisse ont invité trente-quatre soldats. Avec les autres, j’ai déjeuné sur la base d’Aïn Arnat avant d’inspecter avec eux les avions et les hélicoptères. La moitié des participants est restée au-delà de la fin officielle du rassemblement à 16 heures. Après le dîner, nous avons encore passé un moment ensemble. J’ai introduit un moment d’entretien en abordant, dans un silence impressionnant, le sujet « le chrétien et la guerre ». La discussion fut animée. « Peut-on torturer un homme pour en sauver d’autres ? » – « En quoi consiste le courage ? » – « Qu’est-ce qu’aimer son ennemi ? », telles furent quelques-unes des questions posées. Et les voilà repartis, chacun dans son coin. Le week-end du 5 février 1961, nous avons refait la même opération. Ils furent soixante à répondre à l’invitation. Le moment fort fut encore le culte. Avec mes fidèles de Sétif, j’avais même mis sur pied un chœur d’hommes ! Mes collaborateurs de Sétif ont pris en mains toute l’organisation matérielle : nourrir ceux qui arrivaient déjà le samedi soir ou qui repartaient le lundi matin. Le samedi soir nous avons discuté du sujet classique : le chrétien et la guerre, le dimanche après-midi j’ai fait un exposé sur « le jeune devant l’amour et le mariage ». Mais, vu le sujet un peu délicat et le nombre de participants (35-40), la discussion eut de la peine à démarrer. Le dimanche soir, nous étions encore une trentaine à nous entasser dans le petit local de l’aumônerie, pour engloutir saucisses, fromage et bière. Je me souviens que chacun, à sa manière, vantait les beautés de sa province d’origine. D’autres avaient préféré passer la soirée dans un cinéma de Sétif. Les jours et les heures se sont écoulés trop vite : j’avais le sentiment, lundi matin, que c’était maintenant qu’on pouvait commencer à approfondir les contacts personnels. Mais que dire de la reconnaissance des participants ? « Je pensais qu’on allait seulement prier pendant ces journées, me dit l’un, mais c’était fantastique d’avoir pu aborder tant de questions importantes. J’y vois maintenant beaucoup plus clair ! »

Afin de maintenir le contact, en particulier avec ceux que je ne pouvais visiter que rarement, j’avais lancé dès le mois de septembre un petit journal : « Plein jour ». Ce journal ronéotypé de 6 pages, illustré de croquis réalisés par un soldat peintre dans le civil, contenait non seulement des informations sur l’aumônerie, mais aussi de petits articles de réflexion ainsi qu’un petit espace humoristique. Très artisanal, il allait paraître tous les deux mois, et m’a pris pas mal de temps. Heureusement que j’ai pu compter sur mes compagnons de Sétif, Jean Hessenauer et Fritz Haas, pour dactylographier les textes et écrire les quelque 250 adresses !

Heureusement que tout ce monde qui recevait le journal n’est pas resté invisible. Au fil des mois, j’ai pu mettre des visages sur les noms. Certaines rencontres furent ponctuelles, d’autres répétées et approfondies. La plupart de mes fidèles étaient des appelés comme moi. Il y avait les Alsaciens qui, en général, avaient quelque lien avec l’Eglise. Les autres Français étaient souvent plus détachés, ou alors pleinement engagés. La diversité des hommes rencontrés était frappante. Ainsi, il y avait un monde entre les Africains, militaires de carrière, et tel appelé qui avait lu Platon. Je garde en mémoire la rencontre avec un Africain, gravement blessé, mais rayonnant de confiance. Et puis, il y avait les légionnaires, hommes à la fois durs et sensibles. A l’hôpital, j’ai partagé la chambre avec un catholique. Certes, le culte de la Vierge et des saints ne lui disait pas grand-chose, mais l’eucharistie était centrale pour sa foi. Il s’intéressa à la littérature protestante que j’avais sur moi et nous avons eu des entretiens approfondis. Toujours à l’hôpital, j’ai rencontré un instituteur devenu protestant par son mariage. Il s’est plongé dans le Nouveau Testament et avait été marqué par la lecture de l’ouvrage de Henri Hatzfeld : La flamme et le vent.Il m’est arrivé de rencontrer des musulmans convertis au christianisme : une femme kabyle qui a converti même son mari au protestantisme, un soldat stationné à Batna. Ce dernier me raconta toutes les difficultés auxquelles il avait été confronté chez lui, tant l’islam fait partie du cadre de vie des Algériens. Il s’ensuit que les musulmans qui s’émancipent de ce cadre, intellectuels, médecins, avocats et autres, deviennent agnostiquesplutôt que chrétiens.

Ce sont surtout les compagnons de Sétif rencontrés presque quotidiennement qui me sont restés présents à l’esprit. Aux amis de la première heure, Jean H. et Fritz H., s’en sont ajoutés d’autres : Raymond Tyczka, sorti de l’école dramatique de Paris, le médecin Guy Sireuil dont j’appréciais de plus en plus la finesse et la profondeur, le cuisinier du général Jean Georges Kempf avec lequel j’évoquais souvent les beautés de la vallée de Munster, et enfin Pierre Maître, le fidèle secrétaire des derniers mois.

Depuis fin janvier 61, j’avais été rejoint par Dani Metz, un condisciple et ami de longue date. Ce fut un plaisir de travailler avec lui. Il prit à bras le corps toute une série de tâches et avait le contact facile. Malheureusement il eut, lui aussi, des ennuis de santé. Mais la vie continuait à l’aumônerie. Le 23 février Jean H. nous a quittés ; il nous manqua beaucoup, mais nous étions contents pour lui. Il n’était pas fait pour l’armée ! Pierre M. avait apporté sa guitare et nous chantions beaucoup. En mon absence, il lui arriva d’être confronté à des situations délicates : un jour, il a dû accueillir un commandant à moitié ivre, mais encore en état de discuter. Celui-ci participa même à la prière du soir. Un autre jour, l’un de mes fidèles s’est endormi dans notre local ; sa fatigue nous a étonnés car il travaillait dans un bureau. Un franciscain participait régulièrement à nos études bibliques. Il cherchait mon appui pour ouvrir un local afin de distribuer de la nourriture aux enfants de la rue : il y avait beaucoup de restes à l’armée !

Pour ce qui me concerne, je faisais mes dernières tournées, toujours confronté aux ennuis mécaniques de la vieille 2CV. Un jour, j’ai rencontré un de mes fidèles qui attendait avec impatience le prochain numéro de « Plein jour ». Un autre jour, en revenant d’une tournée de 180 kilomètres, j’ai eu la joie de rencontrer, le dimanche 23 mars, vingt militaires au culte paroissial de Sétif, la moitié de l’assistance !

Pour le lundi de Pâques 3 avril, nous avons organisé un rassemblement dans les ruines romaines de Djemila, à un peu plus d’une heure de Sétif. Une centaine de militaires protestants furent de la partie, ainsi que 50 militaires catholiques et des paroissiens de Sétif qui s’étaient joints au convoi, escorté par des chars. Plusieurs aumôniers du Constantinois étaient venus. Le culte pascal au milieu des ruines et dans un paysage sauvage fut un moment inoubliable. Georges Gass assura la prédication. Je baptisai deux de mes fidèles que j’avais instruits. Nous célébrâmes la sainte cène. Après la visite des ruines et un repas convivial, la journée se termina par une prière œcuménique.

Job et la confiance en Dieu…

En avril, ce fut le moment de quitter l’Algérie, après 28 mois de service militaire. Je fis des visites d’adieu, y compris auprès de certains pieds noirs, paroissiens avec lesquels j’avais eu des contacts privilégiés. Depuis des mois, leur moral était au plus bas. La plupart avaient perdu l’espoir de rester en Algérie. De Gaulle s’était rallié au principe de l’auto-détermination, et en janvier 1961 un référendum organisé en métropole l’avait approuvé. Des négociations avaient été ouvertes avec le FLN. Tout en approuvant cette évolution, j’étais triste pour mes amis. Je pense à Mademoiselle Du Commun et je la vois encore distribuant au rez-de-chaussée de sa maison de la farine et du sucre aux démunis de la ville. J’ai encore présent à l’esprit les nombreuses visites que j’ai faites à la famille Henri, un frère et une sœur, de simples paysans vivant à Coligny, aux environs de Sétif. Je m’y rendais chaque fois que j’étais fatigué ou découragé, emmenant quelquefois l’un ou l’autre de mes fidèles. Dès le mois de janvier, ils me dirent : « Quoi qu’il arrive, nous le prendrons comme venant de Dieu, mais si nous devons quitter ce pays, une prière de plusieurs générations s’éteindra ! ». Un dimanche où j’avais prêchéà Sétif sur le livre de Job, l’un des paroissiens m’a fait part de son désarroi : « Mais nous penserons à Job et à sa confiance en Dieu quand nous devrons quitter ce pays ».

Le printemps éclatait et le paysage si desséché le reste de l’année verdissait pour quelques semaines. Le 16 avril je quittai Sétif pour la France. Ainsi s’achevait un chapitre éprouvant, mais inoubliable de ma vie.

Marc Lienhard

À propos de l'auteur

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Alain Rey

Directeur de la publication Hier & Aujourd'hui
Pasteur de l'EPUdF
Études à Montpellier, Berkeley et Genève
Pasteur à Fleury-Mérogis, Mende, au Defap et à la Cevaa

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