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Ukraine : Edgar Morin se trompe de combat par Florent Georgesco

Dans le nouvel essai du sociologue, d’importantes erreurs factuelles grèvent l’analyse du conflit en cours

Nul ne pourrait reprocher à un vieux savant, auteur d’une œuvre sociologique et philosophique abondante, qui a touché aux sujets les plus divers, de ne plus avoir, à 101 ans, l’énergie et la curiosité de se consacrer avec rigueur à de nouveaux domaines. Mais alors le bon sens voudrait qu’il n’écrive pas de livres sur ces sujets laissés en plan. C’est pourtant ce que vient de faire Edgar Morin à propos de l’Ukraine en publiant De guerre en guerre, et le résultat laisse perplexe.

Le projet auquel répond ce petit livre en vaut a priori un autre. L’auteur de La Rumeur d’Orléans (Seuil, 1969) entend mettre les événements ukrainiens en perspective à partir de son expérience de la guerre, fondée sur son engagement dans la Résistance et quatre-vingts ans d’observation des crises mondiales. Il veut avertir contre les mécanismes de « radicalisation » qu’entraînerait, selon lui, toute guerre. Au premier chef, une « hystérisation » réciproque, qui pousserait à développer un « manichéisme » empêchant de se livrer à une « contextualisation » adéquate.

Comment, cependant, contextualiser sans connaître ? Passé cette leçon de choses guerrières, Edgar Morin en vient à la situation particulière de l’Ukraine, et les inexactitudes sur l’histoire et l’actualité se multiplient. Affirmer que l’Ukraine « proclama son indépendance », après la révolution d’Octobre, « sous la conduite de l’anarchiste Makhno » n’a par exemple aucun sens. C’est la Rada (le Parlement ukrainien) qui, le 22 janvier 1918, a proclamé l’indépendance, fruit d’un processus collectif sur lequel Makhno n’avait pas pesé. Ecrire que l’intervention de la Russie de Poutine en Syrie « anéantit l’[organisation] Etat islamique » est une contrevérité régulièrement démentie par tous les spécialistes. De même, il était aisé, pour l’auteur comme pour l’éditeur, de vérifier que les pays baltes ne sont pas entrés dans l’OTAN à cause de l’invasion de l’Ukraine, puisqu’ils en sont membres depuis 2004.

Encore cette série d’erreurs, parmi d’autres, ne touche-t-elle pas le nerf des arguments développés par Edgar Morin. En revanche, les événements qui ont suivi la révolution pro-occidentale de Maïdan, en 2014, sont, eux, au cœur de son propos. Or, il semble ne pas avoir pris la peine de lire les nombreux travaux sur la question. Les troubles alors déclenchés dans le Donbass sont ramenés à une « sécession des régions russophones », sans aucune mention de l’intervention directe de l’armée russe, pourtant très largement documentée.

Identifiant « russophones » et population « russifiée », à rebours de toutes les études montrant une décorrélation croissante de l’usage des langues et du sentiment d’appartenance, au profit de la citoyenneté ukrainienne, il place les protagonistes sur une scène fantomatique où la Russie, dans ce conflit « interne », se contenterait d’un rôle d’influence – qu’il peut, dès lors, rendre équivalent à celui de l’Occident, en évacuant la différence entre le fait d’envoyer des troupes afin de déstabiliser un pays et l’aide apportée à ce pays, pour qu’il se défende.

Aussi finit-il par proposer de mettre fin à la souveraineté de l’Ukraine sur le Donbass ; sans cela, écrit-il, « sa population russophone serait opprimée et réprimée » après la guerre. S’il ne va pas jusqu’à écrire que la région doit revenir à la Russie – ce qu’il fait pour la Crimée –, on peut reconnaître là un des éléments de langage constants de Poutine depuis le 24 février. Sa méconnaissance du terrain explique certes mieux ce rapprochement objectif avec la propagande russe qu’une complicité consciente. Il ne rend pas moins amère la lecture d’un livre où les opinions paraissent se suffire à elles-mêmes, détachées de cela seul qui pourrait les justifier : le réel, qu’il évacue à mesure. L’Ukraine méritait mieux. Edgar Morin aussi.

Florent Georgesco
Publié le 12 janvier 2023 à 20h00, mis à jour le 12 janvier 2023 à 20h00
« De guerre en guerre. De 1940 à l’Ukraine », d’Edgar Morin, L’Aube, « Monde en cours », 88 p., 14 €, numérique 10 €.

À propos de l'auteur

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Alain Rey

Directeur de la publication Hier & Aujourd'hui
Pasteur de l'EPUdF
Études à Montpellier, Berkeley et Genève
Pasteur à Fleury-Mérogis, Mende, au Defap et à la Cevaa

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