Une guerre qui ne dit pas son nom
Sur le plan politique, la France se trouvait dans ces années-là, peu après son retrait d’Indochine, engagée dans un nouveau conflit, cette fois plus près de nous, et aussi douloureux sinon plus, en Algérie. Le massacre d’un couple d’instituteurs français, le 1er novembre 1954 près d’Arris dans les montagnes de l’Aurès, sonna l’heure de la rébellion d’un groupe d’Algériens nationalistes. Depuis les émeutes de Sétif et de Guelma en avril 1945, les gouvernements français successifs donnaient l’impression qu’ils n’avaient pas pris la mesure de la volonté d’indépendance qui se manifestait de plus en plus nettement au sein de la population algérienne, ainsi que dans de nombreux autres pays colonisés. En Algérie, le refus catégorique des colons d’origine européenne d’accorder aux musulmans la pleine citoyenneté française a fini par déclencher le drame. Comment ne pas déplorer qu’un Algérien comme cet homme politique musulman avait déjà fait savoir qu’au vu de l’attitude discriminatoire des colons vis-à-vis des autochtones, il ne croyait plus possible la mise en œuvre d’une politique d’assimilation, à propos de quoi il avait publié en 1943 son Manifeste du peuple algérien, document dans lequel il revendiquait non pas, comme les nationalistes radicaux, l’indépendance de l’Algérie, mais son autonomie. On aurait aimé que la position somme toute modérée de ce nationaliste fasse de lui, au lendemain de la guerre 39-45, l’interlocuteur privilégié pour conduire les réformes institutionnelles essentielles, susceptibles à la fois de répondre aux aspirations d’autonomie du peuple algérien et de maintenir les liens profonds qui, malgré les vicissitudes de l’histoire, unissaient la France et l’Algérie. Hélas, il n’en fut rien. Le conflit armé s’envenima vite. La France envoya non seulement des militaires de métier, mais aussi des soldats du contingent – en fait, peu à peu, le gros des effectifs – ce qui n’avait pas été le cas en Indochine, hormis les volontaires. Officiellement, il n’était pas question pour la France de parler de « guerre d’Algérie » mais d’« opérations de maintien de l’ordre ». Nous n’avions pas affaire à une guerre conventionnelle, mais à une guérilla. Les nouvelles qui nous parvenaient alors jour après jour, parallèlement aux discours officiels, étaient mauvaises. Assurément, les actes terroristes commis par les «fellaghas» ((mot arabe qui signifie«hors-la-loi») étaient horribles : attentats, assassinats, embuscades, incendies, pose de bombes en zone urbaine. Mais la répression pouvait être, elle aussi, violente et sans pitié. On apprenait sous le manteau avec effroi que l’armée recourait à la torture pour extorquer des aveux aux prisonniers algériens ou à la « corvée de bois » pour les exécuter sommairement dans le dos quand, soi-disant, on les envoyait ramasser du bois. Nous nous demandions quand et comment cette sale guerre finirait. Il me paraissait évident que lorsqu’un peuple entre en lutte pour obtenir son indépendance, il finit un jour ou l’autre par y parvenir, que ce soit à court ou à long terme. N’est-ce pas dans cet esprit que, dix ou douze ans plus tôt, avaient combattu les résistants français sous l’occupation nazie ? J’osais encore espérer que le conflit serait résolu lorsque je serais appelé sous les drapeaux, mais les effectifs militaires ne cessaient de croître sur le sol algérien (50.000 soldats en 1954, 450.000 en avril-mai 1956) et, de ce fait, l’extension des combats sur tout le territoire ne prédisait rien de bon.
Appelé au service militaire
La guerre d’Algérie – je l’ai déjà dit – me posait un véritable problème de conscience, étant donné qu’elle avait pris la forme d’une guerre coloniale tout comme la guerre d’Indochine. Y étaient impliqués cette fois non seulement l’armée de métier, mais également les appelés du contingent qui, le plus souvent, n’en reconnaissaient pas la légitimité. Je pouvais concevoir que la France avait le devoir de protéger ses ressortissants mais la façon dont cette guerre était conçue et conduite suscitait néanmoins ma réprobation car elle visait à maintenir l’hégémonie de la France sur le peuple autochtone à qui n’étaient pas reconnus les mêmes droits qu’aux Français de souche venus s’installer en Algérie depuis 1830. J’étais alors partagé entre soumission à la loi et objection de conscience. Mon refus de faire les E.O.R. quand j’étais à l’ENSAM avait déjà traduit mon inconfortable dilemme. Au moment de la conscription, en 1948, lors des « trois jours », c’est-à-dire les trois journées d’évaluation destinées à déterminer si l’appelé était apte ou non au service militaire, je m’étais déjà posé beaucoup de questions à ce sujet. Sans doute était-ce dû à ce qu’à cette époque on parlait, en particulier dans les milieux protestants, d’hommes éminents, souvent des pasteurs, qui, par conviction chrétienne, avaient fait le choix d’être objecteurs de conscience, en refusant de revêtir l’habit militaire et de porter des armes, quoi qu’il leur en coûtât, généralement de longues peines de prison.
L’école des enfants de troupe à Autun
Neuf ans plus tard, mon sursis pour raison d’études étant arrivé à son terme, sans qu’il soit possible de le prolonger, je me suis donc présenté le 1er octobre 1957 à la porte de l’Ecole d’enfants de troupe à Autun, où je fus affecté dans un premier temps pour y faire mes classes avant de rejoindre celle des Andelys, dans l’Eure. Une fois incorporées, toutes les nouvelles recrues devaient être mises en quarantaine pour subir les vaccinations obligatoires requises par l’Armée de la République. J’étais dans une chambrée où, parmi mes camarades d’infortune, se trouvaient un séminariste breton, Pierre Gaudin, Dominique Bertrand, un jésuite en formation qui deviendra plus tard, à Lyon, directeur de l’Institut des Sources chrétiennes et un autre catholique bon teint, Giudicelli, d’origine corse, sauf erreur. J’appréciai en particulier le caractère bon enfant de Pierre Gaudin dont l’enracinement rural en terre bretonne le destinait à devenir un jour un prêtre de campagne pour qui les paroissiens auraient sans doute d’emblée une grande sympathie en raison de sa simplicité et de son humeur joviale. Dominique Bertrand, à forte carrure intellectuelle – son parcours ultérieur le confirmera – était lui aussi d’un abord fraternel. Quant à Giudicelli, beau parleur et gentil au demeurant, j’avais cependant plus de mal à le comprendre. C’est avec ces trois camarades que j’aurais le plus d’échanges au cours des mois suivants. Pour l’heure, c’est du fond de nos lits que nous suivîmes toute la journée du 4 octobre les informations relatives au lancement et à la mise sur orbite par les Soviétiques du premier satellite artificiel de la Terre, Spoutnik 1. Cet exploit technique stupéfia le monde entier, en particulier les Américains qui, sous le choc de cette réussite, se voyaient ainsi, en pleine guerre froide, doublés par leurs adversaires idéologiques dans la compétition pour la conquête spatiale. Ils prirent immédiatement conscience que leur territoire n’était plus à l’abri d’une éventuelle attaque nucléaire. Ainsi, Spoutnik ouvrait une nouvelle ère : celle qui allait être, entre ces deux concurrents, une course effrénée à la conquête de l’espace.
Sortis de notre « quarantaine » au bout d’une dizaine de jours, nous fîmes nos classes durant deux mois. Recrutés dans l’armée de terre, nous devions être initiés au maniement des armes (le fusil Mas 49) et soumis à des séances d’entraînement au combat en rase campagne. En pensant à l’Algérie, je ne pouvais me résoudre, au cas où j’y serais envoyé, à devoir exécuter des ordres contraires à mes convictions, surtout dans le contexte algérien de l’époque. Le simple fait de porter un fusil destiné à tuer des êtres humains me révulsait au plus haut point, de sorte que je ne m’impliquais que mollement dans ces exercices de lutte armée contre un adversaire, ici certes, virtuel mais là-bas bien réel, dont la cause me rappelait celle de la Résistance en France quelques années auparavant : libérer le sol national de l’occupation étrangère. Pour les résistants français, il s’agissait de bouter hors de notre pays l’oppresseur nazi ; pour les combattants algériens, il s’agissait de s’affranchir de l’emprise coloniale française. Il devenait évident que tout peuple, inféodé à un autre peuple mais qui, soudain, prend conscience de son identité propre, est prêt à se lever un jour ou l’autre pour prendre en main sa destinée. Il était donc normal que les appelés du contingent doutent du bien-fondé de leur envoi sur le sol algérien pour s’opposer par les armes au mouvement indépendantiste incarné par le Front de Libération Nationale (FLN). Leur doute était d’autant plus fort face à l’usage de la torture par l’armée française, y compris à l’égard de ses propres ressortissants suspectés de complicité avec l’adversaire82. Lors de mon incorporation et de mes classes, l’engrenage de la violence et de la répression en Algérie était devenu tel qu’il était impossible de prédire quand et comment cette machine infernale arriverait au terme de sa course.
Les Andelys
Notre période de classes terminée vers la mi-décembre, nous rejoignîmes les Andelys. Là, ma tâche allait être celle d’un « pion », chargé de la surveillance d’une classe d’élèves de 6ème, c’est-à-dire d’en assurer la discipline en dehors des cours, lors des récréations, des heures d’études, des repas, du lever et du coucher. A vrai dire, j’aurais pu tomber plus mal. Ces enfants, pour la plupart fils de militaires, étaient dans l’ensemble faciles et sympathiques. Par contre, il m’était demandé, comme à tous les autres pions qui étaient logés à la même enseigne, de faire quelque chose qui était presque au-dessus de mes forces, non pas physiques, mais mentales, c’est-à-dire d’obliger ces élèves à marcher au pas ! Cette mise en condition visant à enrégimenter dès leur plus jeune âge des enfants me paraissait relever d’une idéologie, un ancien élève ayant séjourné avant la dernière guerre dans cette école, avait paru un livre intitulé «Allons z ‘enfants » dans lequel l’auteur dénonçait les sévices et excès disciplinaires dont il avait lui-même fait les frais. En vérité, les conditions avaient bien changé depuis lors. Cependant je ne pouvais m’empêcher d’en déceler des traces dans la discipline présente. Je me résignais donc à contrecœur et, dois-je l’avouer, avec quelque nonchalance, dans cet exercice quotidien de mise au pas de mes élèves, parfois sous l’œil attentif de mes supérieurs hiérarchiques.
L’école était placée sous l’autorité du commandant Robert dont le bras droit était le capitaine Le Charpentier que les « bidasses » surnommaient volontiers « Fanfan la Tulipe », moins par irrespect que par malicieuse ironie mêlée de sympathie pour cet homme affable au caractère bon enfant. Nous avions plus affaire à lui qu’au commandant qu’on ne voyait finalement qu’assez peu. Juste une anecdote à son sujet : quand nous nous retrouvions entre pions dans la cour ou dans une des salles de l’école qui nous avait été attribuée, nous ôtions souvent notre calot pour être plus à l’aise, sauf qu’il était impératif de le repositionner sur la tête dès qu’apparaissait un officier pour le saluer dans les règles. Un jour, le commandant Robert survint à l’improviste dans l’un de nos conciliabules. Nous nous levâmes d’un bond, mais surpris par cette visite inopinée, j’oubliai de me coiffer de mon calot. Claquant alors des talons à l’instar de mes camarades, je portai ma main droite sur la tempe et saluai ainsi, tête nue, le commandant. Geste inconvenant, non conforme au règlement, quasi crim de lèse- majesté, en l’absence du couvre-chef ! A l’armée, on ne badine pas avec de tels manquements. J’eus droit à une réprimande : un rappel à l’ordre – normal, je n’avais pas respecté le code ! – mais sans fâcheuse conséquence qui, en quelque autre quartier militaire, m’eut coûté sans autre forme de procès d’être envoyé au « trou »..
Il me faut reconnaître qu’aux Andelys, la vie pour les appelés était, somme toute, « cool » : ils avaient une fonction pédagogique auprès des élèves qu’ils étaient chargés d’accompagner et d’encadrer pour leurs études. Cette tâche était loin d’être dénuée d’intérêt. Elle était en tout cas plus gratifiante que d’aller porter le fer et le feu en Algérie…
Dans le pays, la crise politique prenait de mois en mois de l’ampleur. Le putsch militaire d’Alger, le 13 mai 1958, allait sonner la fin de la IVème République. Le gouvernement, embourbé dans le conflit algérien, et comme paralysé, en est venu alors, par l’intermédiaire du président de la République, René Coty, à faire appel au général de Gaulle – « le plus illustre des Français » – pour sortir du chaos le pays presque au bord de la guerre civile. C’est alors que, devenu président du Conseil, de Gaulle prononça le 4 juin à Alger sa célèbre phrase : « Je vous ai compris ! » et le 6 juin à Mostaganem : « Vive l’Algérie française ! ». Allait-on enfin vers un règlement raisonnable des hostilités ? Pouvait-on encore espérer un compromis entre partisans de l’Algérie française et partisans de l’indépendance de l’Algérie ? Comment la détermination jusqu’au-boutiste des uns et des autres pourrait-elle le permettre ? N’était-il pas maintenant trop tard pour seulement l’envisager ?
En Algérie
Revenu aux Andelys, j’y retrouvai mes camarades. L’atmosphère n’était pas spécialement joyeuse, mais entre nous s’instaurait un sentiment de solidarité face à l’inconnu qui nous attendait. Quand, fin octobre, les dernières consignes nous furent données, nous prîmes le train pour Marseille où, pourvus de notre « paquetage », nous fûmes embarqués sur un paquebot en partance pour Philippeville. La traversée sur une mer passablement agitée fut d’environ 36 heures. A Philippeville, on nous mit dans un train en direction de Constantine. Cette ligne de chemin de fer qui relie la Méditerranée à Touggourt en plein désert du Sahara, servait en particulier à transporter par wagons-citernes le pétrole provenant du gisement, tout récemment découvert, de Hassi Messaoud au sud de Touggourt. Cette voie ferrée était donc particulièrement exposée aux attentats terroristes et sautait donc, ici ou là, à intervalles plus ou moins réguliers. Nous commencions à découvrir l’ambiance qui régnait dans ce pays quotidiennement en proie à l’insécurité. A Constantine, on nous intima l’ordre de monter dans les camions GMC venus nous prendre à la gare. Nous prîmes la route vers Batna et, de là, vers Biskra. Sur une partie du trajet, la route bordait la partie ouest du massif des Aurès, qui formait un « département » dont Batna était devenue deux ans plus tôt le chef-lieu. Cette partie montagneuse qui, depuis le début du conflit, avait été le théâtre de sévères opérations militaires en révélait les dégâts considérables. Dévalant la route vers le sud, nous franchîmes, dans un décor à la fois superbe et sauvage, les fameuses gorges d’El-Kantara, dénommées « portes du désert », transformées pendant la guerre d’Algérie en un véritable coupe-gorge propice aux coups de main des insurgés. Une question m’effleura subitement : allions-nous donc y être l’objet d’une attaque armée ? … Non, nous les traversâmes sans encombre ! De l’autre côté des gorges, nous eûmes le sentiment de pénétrer dans un autre monde. Une immense plaine désertique jonchée de cailloux se déployait à perte de vue sous nos yeux, parsemée ici et là de carrés de verdure : de petites oasis autour de points d’eau. Nous roulions assis sur nos bancs inconfortables lorsque, tout à coup, se fit entendre autour de nous un crépitement d’armes automatiques. Aussitôt, le chauffeur de notre véhicule donna deux ou trois coups de frein, alternant avec des accélérations, tandis que son voisin, se dressant droit comme un I sur son siège, se retourna sur lui-même et s’écria à notre adresse : « Les gars, planquez-vous! Nous sommes attaqués ! » Tous, sur le champ, comme un seul homme, assurés que notre dernière heure était venue, nous nous aplatîmes sur le plancher du camion, tête enfoncée dans nos bras. En quelques secondes, je vis défiler le film de mes jours avec arrêt sur une image : Mizou et Yves accroché à son cou ! Puis le camion repartit d’un coup pour s’arrêter quelques centaines de mètres plus loin. Le chauffeur et son comparse en descendirent et, s’avançant vers nous, s’exclamèrent dans un éclat de rire complice : « Hé ! les gars, vous avez eu la trouille ! … ». Oui, en effet, nous avions eu la trouille. Pour ma part, la peur que j’avais éprouvée résidait moins dans le fait de perdre bêtement la vie en ce lieu que de laisser au loin une jeune veuve et un bambin orphelin. Ce baptême du feu, si fictif qu’il fût, n’en a pas moins été un mauvais cauchemar. Sans doute nous fut-il donné de l’expérimenter pour nous préparer à le vivre pour de bon le cas échéant. Nous fîmes encore un bout de chemin avant d’arriver dans une vaste oasis nommée El-Outaya, à 25 km avant Biskra. Là, notre groupe fut fractionné, et ses membres affectés à différentes unités dispersées sur le territoire de la région dans lesquelles ils furent conduits. A regret, je fus séparé de mes compagnons des Andelys avec qui je m’étais lié d’amitié. Avec quelques autres, reprenant la route par laquelle nous étions venus, je me retrouvai à El Kantara, à quelques centaines de mètres en amont des gorges. L’unité, à laquelle je fus affecté et qui dépendait de l’administration militaire basée à Batna, logeait dans une ferme isolée, nichée dans un îlot de verdure au milieu d’un environnement minéral escarpé. Le lieu était ceinturé par un rideau de fils de fer barbelés et de miradors rudimentaires. L’installation du campement était pour le moins précaire : une sorte de grange sombre et inconfortable, misérablement aménagée pour la circonstance en dortoir, sur un sol en terre battue où se prenaient également les repas. Pas une seule douche. Et pour se raser, juste un peu d’eau au fond du casque : toute une affaire !
Dès notre arrivée, nous fûmes informés que, 48 heures plus tôt, une des sections qui patrouillait dans les parages avait été attaquée dans les gorges et qu’un de nos soldats y avait laissé la vie. Arriva très vite mon premier tour de garde. Alors qu’il faisait encore nuit, lors de la relève au petit matin, je m’installai à mon poste. Il faisait frais. Quand les toutes premières lueurs du jour apparurent et que j’avais encore du mal à distinguer les contours des arbres qui m’environnaient, d’autant moins perceptibles que ma forte myopie n’était alors pas corrigée – avais-je égaré mes lunettes ? – j’entendis à quelques mètres de moi un étrange frou-frou dans le taillis épais qui bordait le camp. Surpris et mis en alerte, j’ai aussitôt pensé que se glissait là, sous les feuillages, un fellaga prêt à faire feu. Il était fréquent que les petites unités de combat de l’armée, retranchées dans un fortin ou sur un piton de surveillance dans le djebel, soient nuitamment assaillies par l’adversaire invisible. En une fraction de seconde, je m’attendis au pire. Elle s’était à peine écoulée que surgit furtivement un chat qui, sans doute à la poursuite de sa proie, disparut aussitôt. C’était lui, et nul autre, le coupable de ma vaine frayeur, ce matin- là !
Il était entendu que les étudiants en théologie pouvaient demander à être mis à la disposition de l’aumônerie protestante aux armées à leur arrivée en Algérie dans l’une des trois zones géographiques – l’Oranais, l’Algérois, le Constantinois – dont dépendait leur lieu de recrutement. En ce qui me concerne, étant enregistré au bureau de recrutement de Batna, dans le Constantinois, je devais m’adresser à l’aumônier principal de cette zone, basé à Constantine. C’est ce que je fis par courrier dès que cela me fut possible depuis El Kantara. Mais il fallut au moins un délai de quatre ou cinq semaines avant que les autorités militaires ne donnassent leur agrément à mon détachement dans l’aumônerie en qualité d’aumônier auxiliaire.
Entre-temps, je pilais du poivre. Les journées n’étaient pas spécialement gaies à El Kantara. La plupart de mes camarades âgés de 18 ou 19 ans étaient eux aussi soldats de 2èmeclasse (parfois 1èreclasse ou caporal). J’avais une dizaine d’années de plus qu’eux. Ce décalage de génération était sensible et accentuait sans doute le fait que nous n’avions pas tout à fait les mêmes préoccupations. Durant cette période, nous sommes sortis plusieurs fois en opération, heureusement sans incident, je veux dire sans que nous ayons été confrontés à un « accrochage » ou que l’un des véhicules du convoi ait sauté sur une mine. A plusieurs reprises, j’ai participé au contrôle de la voie ferrée qui se faisait en principe quotidiennement sur la ligne Touggourt-Philippeville pour détecter, au moyen des fameuses « poêles à frire », d’éventuelles mines que les fellagas posaient de temps à autre, la nuit, afin de faire sauter les trains, notamment ceux qui transportaient le pétrole.
Au cours de cette période, j’eus l’occasion de monter une ou deux fois à Batna, ne serait- ce que pour faire renouveler mes lunettes dont j’avais un urgent besoin. J’en profitais pour prendre dans un établissement de bains publics une bonne douche que je ressentais non seulement comme une nécessité mais aussi comme un vrai luxe. Ces petites « perms » en ville allégèrent quelque peu ces semaines lourdes du poids de l’éloignement de mon foyer. Mais ce sont surtout les lettres de Mizou qui me furent alors particulièrement précieuses. Elles m’aidaient à supporter la situation du moment. Je les lisais et les relisais sans me lasser. Mizou y glissait de nombreux détails sur notre petit bout de chou, de sorte que je pouvais me représenter à distance ses progrès quotidiens qui me rendaient d’autant plus impatient de les revoir tous deux au plus vite et de les serrer dans mes bras. Question lancinante : quand cela serait-t-il possible ? … Etait-ce seulement imaginable ? … Je n’en tirais pas moins des plans sur la comète, mais ne prenais-je pas trop vite mes désirs pour des réalités ? …
Invité à rejoindre Batna…
Arriva enfin, dans les premiers jours de décembre, le courrier attendu, m’invitant à rejoindre l’aumônerie protestante basée à Batna. Naturellement, je ne me fis pas prier pour m’y rendre sur-le-champ. Nous étions à quelques jours de Noël. L’aumônier titulaire – Jean-Paul Goetz – était alors en congé. En son absence, la permanence du poste était assurée par son auxiliaire, Gilbert Charbonnier, qui, de son côté, allait, en fin d’année, arriver au terme de son service militaire. J’étais donc appelé à lui succéder. Ce tuilage d’une quinzaine de jours à ses côtés me fut très utile. J’appréciais la compagnie de Gilbert, sa finesse d’esprit, sa bonhomie, comme sa rigueur intellectuelle et son caractère appliqué. Les informations qu’il me donna, relatives à la tâche qui m’attendait, me permirent de me situer dans le nouveau cadre où j’allais l’exercer. Jusqu’à fin décembre, j’allais coucher et prendre mes repas dans les bâtiments voisins de la caserne. Evidemment, je me trouvais dans une situation particulière. En effet, en raison de mes nouvelles attributions, et bien que toujours soldat de 2ème classe, je jouissais désormais d’une certaine liberté : le statut d’aumônier, même auxiliaire, me permettait d’aller et venir dans et en dehors de la caserne sans être soumis aux astreintes des hommes de troupe de ma catégorie, ni d’avoir à rendre compte à mes supérieurs hiérarchiques de mes déplacements, sauf bien entendu à mes supérieurs de l’aumônerie. Cette situation avait quelque chose de bancal vis-à- vis de mes camarades, et naturellement aussi vis-à-vis du bureau de recrutement dont le responsable était le lieutenant Henriot. Celui-ci devait s’étonner de ce que, comme étudiant, je m’étais refusé à suivre la formation des E.O.R. qui m’eût apporté, c’est vrai, de meilleures conditions matérielles pendant mon service militaire. Je présume qu’il devait me classer dans le camp des récalcitrants auxquels on ne pouvait faire confiance et qu’il eût fallu mettre au pas. Aussi bien se croira-t-il obligé de me dire un jour, sur un ton ironique : « Vous, vous aurez accompli votre service militaire en vous plaçant de l’autre côté de la lorgnette ! », manière de vouloir me faire comprendre que j’avais réussi, précisément comme 2ème classe, à me tirer des flûtes ! Avait-il tort ? De son point de vue, assurément non. Je pouvais même d’une certaine façon lui donner raison. En réalité, ma nomination dans l’aumônerie sur le lieu même où j’avais été recruté en Algérie, était, à mon avis, une maladresse. Pour les raisons que je viens de mentionner, il eût été préférable – je l’avais souhaité, mais ce souhait ne fut pas réalisé – que je sois nommé aumônier auxiliaire dans un autre secteur que celui de mon recrutement, comme c’était généralement le cas pour mes autres jeunes collègues, devenus eux aussi aumôniers auxiliaires.
Quoi qu’il en soit, la liberté qui m’était donnée me permettait d’être logé ailleurs qu’à la caserne et, du coup, d’envisager avec Mizou sa venue à Batna avec le bébé. Les logements en location étaient devenus rares, quasi introuvables, car beaucoup étaient occupés par des familles de militaires de carrière. Cependant, à force de chercher, je rencontrai le propriétaire d’un bien immobilier qui me proposa un prétendu meublé, en réalité deux pièces non communicantes sur un même palier, dont l’une était vide et l’autre comportait un lit double, une armoire, une table, deux chaises, un petit poêle à bois et un lavabo. Ni douche, ni coin cuisine, des W.-C. à mi-étage donnant sur l’escalier. Le tout pour le prix exorbitant de 28.000 francs de l’époque (soit environ 444 euros de nos jours). Manifestement, une véritable arnaque ! Pourtant, m’estimant chanceux d’avoir trouvé ce gîte, j’en acceptai le coût. La location débuterait le 1er janvier. Mizou, ayant pris un congé sans solde, prépara hâtivement son voyage avec Yves. Tous deux arrivèrent le 6 janvier par avion à Alger où je suis allé les chercher à l’aéroport avec la 2 CV de l’aumônerie. Ce fut un grand bonheur de nous retrouver, même si les conditions de vie n’étaient pas faciles.
Entre-temps, Jean-Paul Goetz, l’aumônier en titre du secteur de Batna, était rentré de congé. Nous étions du même âge et, d’emblée, nous eûmes des rapports fraternels. Jean-Paul était un alsacien dans toutes les fibres de son être, un bon vivant, un fin gourmet, de commerce agréable. Il se sentait bien dans l’armée. Il avait de bonnes relations avec les autorités militaires et avec les hommes de troupe. Sans doute était-il moins critique que je ne l’étais vis-à-vis de la politique française en Algérie. Personnellement, j’étais sensible aux dénonciations de la torture pratiquée par l’armée et révélée dans certains médias, y compris dans l’hebdomadaire protestant Réforme, en particulier sous la plume de son directeur, Albert Finet, ou dans l’hebdomadaire catholiqueTémoignage Chrétien84. Il m’arrivera un jour de m’en faire l’écho auprès de l’aumônier principal du Constantinois qui m’a aussitôt déclaré : « Michel, je t’avertis, garde ta langue si tu veux rester dans l’aumônerie ; il pourrait t’en coûter » (sous-entendu : je serais obligé de te virer !). Cette sèche admonestation, venant d’un homme que je tenais en grande estime, me troubla parce qu’elle me paraissait refléter la position officielle des autorités politiques et militaires qui faisaient régner la loi du silence sur des pratiques inavouables, en totale contradiction avec les droits de l’homme. Mon indignation, à froid, à l’égard de l’usage de la torture, ne m’empêchait pas d’être courroucé à l’extrême en apprenant les actes odieux commis ici et là par les fellagas, telle cette boucherie survenue en ces jours-là dans un fortin au sommet d’un piton tenu par un détachement militaire chargé de surveiller le djebel alentour. En pleine nuit, un des harkis qui montait la garde, de mèche avec un groupe de fellagas, les laissa passer. Pénétrant brusquement dans le fortin, ces assassins tuèrent et égorgèrent sans pitié, au milieu de cris et de suppliques, une vingtaine de soldats qui dormaient là chacun au fond de son lit. Que sont devenus le traître et ses complices ? Je ne sais … Comment réagir face à ce crime révoltant ? Si les coupables avaient été saisis, fallait-il les torturer pour se venger ? … Mais ne serait-ce pas alors commettre crime sur crime ? En de tels moments de colère et de révolte, on se découvre soi-même assassin, ne serait-ce qu’en pensée, au moins le temps d’un éclair ! … Comment faire front à cet enchaînement de la violence ? Cette question me taraudera toujours. Je ne trouverai jamais d’autre réponse plus pertinente et plus exigeante que celle que nous livre l’Evangile à travers les paroles et les actes de Jésus de Nazareth, le seul parmi les hommes qui fut capable de vaincre la violence qui nous habite, quel qu’en soit le degré. Il me reste à ajouter ici qu’au vu de ce que nombre d’appelés ont vécu sur le terrain et des actes inhumains qu’ils ont été sans peine combien les traces profondes qu’ils en ont gardées jusque dans leur subconscient les a meurtris, cassés et, pour certains, déboussolés à vie …85
En accord avec Jean-Paul, et sur ses indications, j’allais désormais faire la tournée des unités éparpillées sur l’ensemble du secteur. C’était souvent pour le remplacer, lui dont le handicap à une jambe l’empêchait de se déplacer normalement et lui imposait de la mettre constamment au repos. Habituellement, je circulais avec la 2 CV de l’aumônerie, parfois en convoi sous la protection d’half-tracks de l’armée quand il s’agissait de rejoindre, par des routes exposées aux embuscades, telle ou telle unité isolée dans la montagne. Arrivé sur les lieux où séjournait en permanence l’une de ces unités, je commençais par prendre contact avec le ou les plus hauts gradés et cherchais ensuite à joindre par priorité les protestants qui se signalaient pour partager avec eux – en groupes ou séparément – leurs préoccupations du moment. Généralement, c’étaient de brèves rencontres au cours desquelles je m’efforçais de leur manifester par ma présence auprès d’eux ce que, dans leur isolement, ils pouvaient percevoir comme un lien avec la communauté des croyants et y trouver un soutien spirituel.
Lorsque ces unités n’étaient pas en opération sur le terrain, j’étais invité pour les repas à la table des officiers. Cela me faisait sourire in petto de me trouver ainsi au milieu de tels cénacles, moi qui n’étais qu’un 2ème classe impénitent, ce que, d’ailleurs, nul parmi mes éphémères commensaux n’était censé savoir. Ils me traitaient, non comme s’ils avaient affaire à un subalterne, mais avec la déférence qu’ils manifestaient à l’égard de tout aumônier qui, dans l’armée, est considéré comme ayant le même grade que son interlocuteur, quel qu’il soit. Je dois dire que j’ai toujours eu avec eux des relations courtoises. A leur contact direct, et dans leurs propos, je mesurais le poids de leur responsabilité à l’égard des hommes qu’ils commandaient. Je les sentais soucieux d’être garants de leur sort de sorte que, si je ne pouvais adhérer à leurs obligations vis-à-vis de la politique du gouvernement dont ils étaient la courroie de transmission dans le conflit en cours, j’éprouvais cependant d’une manière générale à leur endroit du respect, voire parfois même de la sympathie. J’osais espérer qu’ils ne seraient pas conduits, sous la pression des événements, à recourir à la torture comme moyen d’extorquer des aveux de la part de rebelles ou de contestataires tombés entre leurs mains. Qui dira tous les cas de conscience auxquels ont dû être confrontés ces responsables militaires – et, par ailleurs, pas seulement eux, mais aussi nombre de soldats du haut en bas de l’échelle hiérarchique – pris en tenaille entre l’obéissance aux ordres reçus et l’exigence morale d’insubordination face à l’inacceptable ?
J’avais plus de mal à cerner le comportement des sous-officiers. Je ne veux pas généraliser, mais beaucoup d’entre eux, sans doute en mal de pouvoir, me semblaient vouloir se donner de l’importance en jouant les petits chefs. Mais peut-être me trompé-je !
…
La situation sur tout le territoire algérien était encore loin d’être réglée en dépit des efforts de pacification. Le retour au pouvoir du général de Gaulle en mai 1958 avait évité le pire et laissé espérer la résolution du conflit algérien dans les meilleurs délais. Pour dénouer la crise, le général, devenu le dernier président du Conseil de la IVème République, avait proposé le 23 octobre suivant « la Paix des Braves » que le FLN refusa. Devant ce refus, et alors que le conflit persistait et se durcissait encore en cette année 1959, de Gaulle en vint alors à énoncer le 16 septembre, dans une allocution radio-télévisée retentissante, le principe fondamental de sa politique à l’égard de l’Algérie : l’autodétermination. Ce sera au peuple algérien lui-même, dit-il en substance, qu’il reviendra, une fois la paix revenue, de choisir par référendum entre trois voies possibles le destin politique qu’il veut adopter. Ou bien : la sécession (la France et l’Algérie se séparent) ; ou bien : la francisation complète (impliquant l’égalité des droits pour tous les Algériens) ; ou bien : le gouvernement des Algériens par les Algériens (en relation étroite avec la France et avec son appui). Dans cette déclaration solennelle, le président du Conseil optait pour la troisième voie qui paraissait à l’évidence celle de la sagesse. J’y adhérais pleinement. Elle constitua l’horizon de mes derniers mois en Algérie.
Le terme de mon service militaire approchait à petits pas. L’heure de la « quille » sonna enfin : ce fut le jeudi 26 novembre, le jour de la naissance de notre numéro 2. Cette heureuse nouvelle m’arriva dans la soirée par télégramme, m’apprenant qu’il s’agissait d’une fille !– de quoi être comblé quand l’aîné est un garçon : « choix du roi » dit le dicton populaire ! –… Son prénom ? Magali ! Un prénom qui chante la Provence. Dans le mois qui précéda sa naissance, Mizou était venue de Dieulefit séjourner à Massereau auprès de Bonne-Maman Causse, ce qui lui permettait d’être à proximité de Montpellier où elle devait accoucher. Elle était également entourée par tante Zette et oncle Henri ainsi que par Bertha. J’apprendrai bientôt qu’en début d’après-midi de ce 26 novembre, le bébé s’était tout à coup impétueusement manifesté, prélude de l’imminence de sa naissance. Il avait fallu alors aller vite. Yves avait aussitôt été confié à la garde de Bertha tandis que Tante Zette, sans perdre une minute, avait emmené Mizou en voiture à Montpellier. A peine étaient-elles arrivées à la clinique Saint-Roch, que Magali apparut illico presto !
Tout à la joie de l’événement, dès le lendemain je pliai donc bagages à Batna, rendis mon paquetage, pris mes billets de train et d’avion pour arriver le jour suivant en toute hâte à Montpellier au chevet de Mizou et de notre bébé. Comme pour l’aîné, j’éprouvais une intense émotion en découvrant le visage de notre deuxième enfant, reçu lui aussi comme un cadeau du ciel.
Dans les jours qui suivirent, je me mis rapidement à la recherche d’un logement susceptible d’accueillir notre petite famille dès que Mizou et Magali sortiraient de la clinique. Assez vite, j’en dénichais un qui allait répondre à souhait à nos besoins pour les 18 mois à venir durant lesquels il me fallait reprendre et terminer mes études. C’était un F4 de 63 m2, tout neuf, agréable avec un petit balcon, au troisième étage d’un immeuble qui en comportait quatre, situé dans un nouveau quartier de Montpellier : la Cité des Pins, route de Ganges, en face de Font d’Aurelle, naguère surnommé « Asile des fous », devenu « Hôpital psychiatrique ». Nous nous y installâmes activement avec les moyens du bord, de sorte qu’au lendemain des vacances de Noël passées en famille, nous pûmes, à l’orée de 1960, entamer une nouvelle étape.
La famille Cook
Je souhaitais vivement aller à Menaa, en plein cœur de l’Aurès, où avaient grandi mon ami Daniel Cook, ses deux frères Bernard et Pierre-Alain, et sa sœur Mady. Après le décès de Charles Cook en 1948, sa veuve et ses enfants sont restés sur place où est venu les rejoindre en 1951 un neveu, le jeune pasteur Roby Bois, qui prolongera le ministère de son oncle jusqu’à 1956. Menaa se trouve à une petite cinquantaine de kilomètres au sud-ouest d’Arris, tout près du lieu où se produisit le 1er novembre 1954 l’assassinat d’un couple d’instituteurs par un groupe rebelle, événement qui, rappelons-le, déclencha la guerre d’Algérie. J’ai eu l’occasion d’aller deux fois à Menaa, d’abord au cours de l’hiver 1959, puis au printemps suivant. La route étant hasardeuse, j’ai pu monter à bord d’un hélicoptère de l’armée qui s’y rendait régulièrement. Je découvris ainsi les montagnes de l’Aurès, vues du ciel. J’y voyais les traces de la guerre qui avait ravagé la région. De nombreuses mechtas avaient été rasées. A Menaa, je fus chaleureusement accueilli par Mme Cook. Depuis la Toussaint rouge, elle était la seule Française restée dans ce bourg avec son fils Pierre-Alain et, à partir de 1958, avec sa belle-fille Idelette, infirmière, suite au mariage de ce jeune couple. Ainsi, belle-mère et belle-fille dispensaient désormais ensemble des soins médicaux à la population locale. De son côté, Pierre- Alain, horticulteur dans l’âme, faisait de la station un lieu de promotion agricole en transmettant son savoir-faire aux paysans du secteur. Sur un lopin de terre, il avait réussi à mettre en valeur un potager et un lot d’arbres fruitiers, des abricotiers en particulier, dont la production était éblouissante. Je peux attester que, de ma vie, je n’ai jamais vu ni dégusté de plus beaux et de plus savoureux abricots que ceux produits dans ce verger-là. Et ne parlons pas des dattes !
La station missionnaire m’apparut comme un lieu remarquable d’échange, de dialogue, dans le respect de ce peuple berbère – les chaouis – reclus dans les montagnes, qu’on dit austère, fier, indépendant, courageux et qui, après avoir été christianisé aux premiers siècles de notre ère, s’était ensuite enraciné dans la tradition musulmane. La famille Cook, restée neutre durant tout le conflit, était très estimée par la population locale. Il était entendu que jamais les chaouis de Menaa et des environs, y compris ceux qui avaient rejoint la rébellion, n’attenteraient à la vie d’un quelconque de ses membres. Ainsi, ceux-ci pouvaient circuler dans tout le secteur sans être inquiétés. Les forces de l’ordre s’en étonnaient au point de soupçonner, à tort, leur soutien aux rebelles. J’admirais le courage tranquille de Mme Cook de qui la présence en ces lieux, encore et toujours au service des autochtones durant cette période enflammée, témoignait de son esprit d’abnégation. Son visage rayonnant inspirait confiance à son entourage. Une nuit, cependant, elle eut une réelle frayeur. Pendant des heures, elle entendit des bruits métalliques suspects. Elle se mit à penser qu’un groupe de rebelles entourait sa maison et tentait d’en forcer l’entrée. Calfeutrée dans un coin, elle retenait son souffle, n’osant faire le moindre mouvement qui pût éveiller l’attention sur sa présence. Quand enfin, au petit matin, la lumière du jour pénétra dans la maison, elle fut rassurée. Elle entendait bien toujours le même bruit, mais se rendit compte alors qu’il provenait de la girouette qui dansait au vent sur le toit ! …
Michel Freychet
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