Ce texte est emprunté à Réforme 3877 du 10 décembre 2020
Colère, colères… Le mot tourne en boucle dans les médias, les réseaux sociaux, l’espace public, les conversations privées. Et qui n’a jamais constaté, dans un magasin, dans la rue, sur un parking, à quel point la moindre contrariété peut susciter l’agressivité verbale et physique ? Réalité amplifiée par les médias, toujours prêts à souffler sur les braises, et instrumentalisée par ceux qui font de la colère une posturedémagogique dans leur quête pathétique de bénéfices électoraux.
Nous avions certes déjà traversé des accès de colère au cours des dernières années. Mais aujourd’hui, ils se particularisent et semblent déferler de partout, à des degrés divers. « Les gens sont à cran… ça pourrait péter », s’inquiétait récemment le président du Medef. Comme si la crise sanitaire, après nous avoir d’abord sidérés, produisait un phénomène de désinhibition, révélant au grand jour les tourments profonds de la société.
Guérir du ressentiment
Certes la psychologie nous a appris ce que la colère peut avoir de nécessaire et légitime. Jusque dans ses excès, elle est l’expression de souffrances, de peurs et déjà une manière de les combattre. Face à l’incompréhension, à l’injustice, au malheur, il y a sans doute de saines et saintes colères libératrices. Même s’il peut y avoir aussi des colères d’enfants gâtés qui ne supportent plus la moindre frustration. Dans tous les cas, il importe d’entendre les raisons de la colère et de porter remède au mal initial qui les a suscitées.
Ce qui est plus inédit, c’est cette sorte de continuum qui infuse sourdement dans la société : morosité, déprime, amertume, rancœur, ressentiment jusqu’à la radicalité et la colère. De quoi ce phénomène est-il le signe ? Quelles menaces représente-t-il pour nos sociétés démocratiques ? S’il importe de panser les colères et les souffrances dont elles témoignent, ne faut-il pas aussi les penser, afin de « guérir du ressentiment (1) » qui mine notre capacité à vivre ensemble ?
Un affect négatif
Oui, guérir, car la colère ne saurait devenir pour un individu, une communauté, une société, un mode d’être permanent, sauf à s’enfermer dans une impasse mortifère. Elle est une émotion aveugle qui s’empare du sujet et le conduit jusqu’à la violence et au meurtre (Gn 4,5ss ; 27,42ss-49,5ss). En témoigne le langage haineux dont elle use aujourd’hui pour dire son rejet de l’autre, considéré comme d’autant plus dangereux qu’il avance masqué (« on nous dit », « ils nous font croire »…).
N’est-ce pas d’ailleurs ce qui distingue la colère d’autres attitudes comme – l’indignation, la protestation, la résistance ? Celles-ci visent à transformer une situation douloureuse, alors que la colère est l’expression d’une rancœur négative, impuissante à « faire la justice de Dieu » (Ja 1,20), ni non plus celle des hommes. Portée par des injonctions contradictoires, elle ne parvient pas à construire du commun. Des colères diverses peuvent se coaguler sporadiquement, mais pas se conjuguer afin de proposer des alternatives crédibles (on l’a vu avec les Gilets jaunes).
Les maux sociaux n’expliquent pas tout
Il y a diverses explications à ces bouffées sporadiques de colère et de violence : la perte de confiance dans la classe politique et ses promesses non tenues, l’effacement des corps intermédiaires et le pouvoir des élites, les inégalités flagrantes et les injustices persistantes dans une démocratie qui se veut égalitaire, l’impuissance face aux incertitudes alors que l’on se croyait imaginairement tout-puissant, les flux d’informations en continu et le rôle des réseaux sociaux dans la diffusion de fausses informations…
Autant d’analyses pertinentes au plan sociétal. Mais ne faut-il pas aller au-delà et interroger les changements qui affectent l’individu lui-même dans sa manière de se comprendre, d’appréhender le réel et notamment de vivre sa relation à l’autre, devenue problématique ?
L’effacement du souci de l’autre
En effet, les formes nouvelles de colère auxquelles nos démocraties sont confrontées pourraient bien être les conséquences et les expressions d’un individualisme désarrimé du souci de l’autre. Un « je » qui n’aurait plus comme référence que « les tables de ma loi (2) » ! Le « ressenti » individuel devient critère déterminant de vérité et de légitimité, en-dehors de toute référence à un bien commun. La confrontation avec une conviction différente devient très compliquée, toute contradiction, même celle des faits, est perçue comme insupportable.
Les élections américaines en ont témoigné jusqu’à l’absurde. Pas de place pour l’incertitude, le doute, la problématisation, le « courage de la nuance (3) » face à la complexité du réel. On est dans le domaine de la croyance non discutable. Y compris parfois dans un champ réputé « scientifique » ; ainsi on a entendu, au cours de l’épidémie, que certains « croyaient » (et d’autres pas) à tel médicament ! Aucune preuve matérielle, aucun argument raisonnable n’est recevable ni susceptible de remettre en cause l’univers clos d’une vérité posée comme absolue (ce qui est par soi seul). D’ailleurs, on n’a pas attendu la Covid-19 pour vivre dans des « confinements » solitaires qui, pour être d’un autre ordre, n’en sont pas moins bien réels.
Ouverture à l’altérité
Ce visage inquiétant d’un individu autocentré est bien loin de celui hérité des Lumières, balisé par les droits des autres et les solidarités organisées. Il est encore plus radicalement interrogé par la compréhension biblique du sujet, appelé et aimé par Dieu comme une personne singulière (És 43,1 ; 45,4), en- dehors de ses qualités et de ses mérites. Il est, de ce fait, lié aux autres, aimés comme lui, dans une relation de réciprocité dont nul ne sort inchangé (Mt 7,12, Jn 15,12).
Pour remettre de l’altérité au cœur de la société et résister à ce « refus de penser autrement (4) », les chrétiens rappelleront sans cesse que l’humain ne peut vivre sans les autres et qu’il meurt de ses enfermements. Il importe donc qu’ils prennent part aux débats de la société en y témoignant d’une pensée critique, afin de ramener les croyances à la raison et ainsi conjurer leurs dérives. Ils ont la responsabilité particulière de faire comprendre que la foi n’est pas un savoir immuable sur Dieu mais une relation confiante avec lui. C’est dire que cette ouverture à l’altérité, dans toutes ses dimensions, ne relève pas seulement de l’intelligence de la foi.
Une démarche spirituelle
Elle est aussi, fondamentalement, une démarche spirituelle, souvent refoulée voire discréditée dans un monde sécularisé. En effet, la spiritualité, cette expérience, intime et libératrice, d’être habités par plus que nous-mêmes, permet de dépasser la réalité telle qu’elle est. Elle est source d’une résistance qui brise les enfermements, subvertit les fatalités et les conformismes, suscite d’autres possibles, ouvre l’individu aux autres, à de l’autre, à un Autre et à sa promesse. Elle vit d’une espérance, difficile parfois, que même la colère tragique d’Hérode (Mt 2,16), au lendemain de la naissance de Jésus, ne parviendra pas à effacer.
Michel Bertrand, théologien, professeur honoraire de l’IPT, Faculté de Montpellier.
1. Cynthia Fleury, Ci-gît l’amer. Guérir du ressentiment, Gallimard, 2020.
2. Éric Sadin,L’Ère de l’individu tyran. La fin d’un monde commun,Grasset, 2020, p. 40-41.
3. Pour reprendre le titre de la belle série estivale du journalLe Monde, où Jean Birnbaum convoque dans cette perspective H. Arendt, G. Tillon, R. Aron, R. Barthes, G. Bernanos, A. Camus.
4. Cynthia Fleury, op. cit., p. 284.
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