Vous qui vivez en toute quiétude / […] Considérez si c’est une femme / Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux / Et jusqu’à la force de se souvenir, / Les yeux vides et le sein froid / Comme une grenouille en hiver, / N’oubliez pas que cela fut. / […] Pensez-y chez vous, dans la rue, / En vous couchant, en vous levant ; / Répétez-le à vos enfants… écrit le grand écrivain italien Primo Levi du fond de l’enfer d’Auschwitz en 1944. Dans sa lutte quotidienne pour sauver sa dignité d’homme, son cri s’élève contre le potentiel criminel de ses semblables.
Dans le même registre, des compagnons d’infortune de Primo Levi, internés dans les différents camps de concentrations nazis, ont pris la plume dans l’ombre. Leurs écrits viennent d’être rassemblés dans un improbable recueil littéraire et musical : 130 poèmes et chants des camps nazis. Des femmes et des hommes à genoux, abrutis et détruits, trouvant la force de penser, d’écrire, de composer, de jouer des mots et des notes dans un univers concentrationnaire qui a fait d’eux des nombres.
Les origines des textes sont ethniques et politiques. Les juifs et les tziganes s’expriment dans leur langue maternelle, yiddish, rom ou manouche. D’autres langues se rajoutent. Des chants de marche et de défilés ouvriers sont marqués par la pensée communiste. Et au fil des pages, comme un air d’espérance souffle entre ces lignes pourtant surgies du bout de l’inhumain. Cela explique pourquoi beaucoup de déportés ont réussi à prendre la plume. Il s’est agi pour eux de mettre en forme leur foi en un nouveau lendemain.
L’ouvrage de près de 300 pages – 600 pages au départ ! – est le fruit de l’érudition et du travail phénoménal de recherches, de commentaires, de traduction – tous les poèmes et chants sont en français et en allemand -… d’un pasteur luthérien alsacien à la retraite : Yves Kéler. Une anthologie posthume : l’auteur n’aura pas vu ses pages sortir de presse, le temps de relire les épreuves et il a rejoint l’autre rive l’été dernier. Yves Kéler a dédié cet ouvrage aux 61 Juifs et Juives, citoyens de sa ville de Bischwiller au nord de Strasbourg, et aux six enfants juifs de la Fondation protestante pour handicapés du Sonnenhof dans la même ville, déportés par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale.
Albert Huber
130 poèmes et chants des camps nazis, par Yves Kéler, éd. Jérôme Do Bentzinger, avril 2018, 284 pages, 32 €
Leave a Comment