Interview du spécialiste Antoine Arjakovsky par Anne-Sylvie Sprenger de PROTESTINFO. Antoine Arjakovsky est docteur en histoire, directeur de recherche au Collège des Bernardins et administrateur de l’Institut d’études oecuméniques de Lviv.
La présence attendue, lors de l’événement, de l’Église orthodoxe russe aux côtés d’une délégation ukrainienne interroge. Le rendez-vous est pris. L’Église orthodoxe russe sera présente lors de la 11e Assemblée du Conseil œcuménique des Églises, qui se tiendra en Allemagne, à Karlsruhe, du 31 août au 8 septembre. Sa délégation devrait y croiser les représentants des deux Églises orthodoxes ukrainiennes, aujourd’hui toutes deux séparées du patriarcat de Moscou. La première depuis un schisme datant de 2019, la seconde en raison du soutien du patriarche moscovite Kirill à la guerre contre l’Ukraine.
Codirecteur du département de recherche Politique et Religions du Collège des Bernardins à Paris et fondateur de l’Institut d’études œcuméniques à Lviv, en Ukraine, l’historien orthodoxe Antoine Arjakovsky pointe les dessous d’une rencontre aussi lourde qu’inattendue. Explications.
Où en est la reconnaissance par le COE des deux Églises orthodoxes ukrainiennes?
Par le passé, aucune des Églises orthodoxes ukrainiennes n’était réellement reconnue par le COE. Celui-ci invitait le patriarcat de Moscou, et ce dernier s’arrangeait pour intégrer dans sa délégation un représentant ukrainien. Cette année, compte tenu du conflit, le COE a fait le choix de se rendre, début août, en Ukraine pour inviter en tant qu’observateurs les deux Églises, qui ne sont pour l’instant pas membres en tant que tels du COE.
Quel regard portez-vous sur cette visite?
La visite du secrétaire général du COE Ioan Sauca cet été est la première visite en Ukraine d’un haut responsable de cette institution depuis sa création en 1948. Le COE essaie de rattraper le temps perdu et aussi de se donner bonne conscience. Or, parallèlement, en juin dernier, son comité central a refusé de suspendre l’Église orthodoxe russe, comme le lui avaient demandé différentes Églises, dont l’Église évangélique réformée de Suisse.
Selon vous, le COE aurait-il dû suspendre l’Église orthodoxe russe?
Oui, j’ai été grandement déçu par ce refus. Je suis conscient du fait qu’il n’est pas évident pour une institution de faire une croix sur une Église qui fait partie du Conseil depuis plus de cinquante ans, mais cette Église a légitimé, par la voix de son patriarche (Kirill, ndlr.), la guerre menée par la Russie contre l’Ukraine. Une guerre sanglante et gravissime, qui a fait en l’espace de six mois plus de 60 000 morts, des centaines de milliers de blessés, 600 000 déplacés et plusieurs milliards de dollars d’infrastructures détruites.
Je pense qu’il aurait fallu au minimum une suspension du patriarcat de Moscou. Dans les années 1970-1980, le COE s’était battu contre l’apartheid en Afrique du Sud, au point même de mettre une pression très forte sur les Églises qui soutenaient la ségrégation. C’est pour cette raison que je ne me rendrai pas à Karlsruhe.
Comment comprenez-vous l’attitude du COE vis-à-vis de l’Église orthodoxe russe?
Le COE motive sa décision par le souhait de rester une plateforme de dialogue. Or c’est bien là le problème: elle ne se pense plus que comme une ONG de dialogue et de rencontre. En s’institutionnalisant, le mouvement œcuménique a perdu sa vocation, il est devenu une ONG parmi d’autres.
Pourquoi est-ce si problématique?
C’est extrêmement grave. Cela montre que le COE a complètement perdu sa veine prophétique et sa conscience ecclésiale fondée sur l’Évangile. C’est en contradiction totale avec le projet des pères fondateurs du COE et de tous ceux qui comprenaient ce mouvement dans sa vocation à participer à l’avènement du Royaume de Dieu sur la terre. L’un des problèmes de cette conception institutionnelle de l’humanisme, c’est également de viser la quantité et pas la qualité. La Russie représente plus de dix fuseaux horaires, c’est le plus grand pays du monde et ça, c’est devenu la priorité des priorités…
Les deux Églises orthodoxes ukrainiennes ont été conviées à Karlsruhe comme observateurs. Viendront-elles?
Je ne suis pas dans le secret des chancelleries ecclésiales, mais au vu de ce que j’ai pu voir sur les réseaux sociaux et entendu de mes amis qui font partie des deux Églises orthodoxes en Ukraine, j’ai le sentiment qu’elles vont s’y rendre. Mais les inviter ne suffit pas. Il faut que le COE fasse un double travail à Karlsruhe. Premièrement, aider ces Églises à dialoguer. Mais il faut aussi les introduire au mouvement œcuménique, qui ne fait pas partie de leur culture ni de leur formation académique. Ainsi, pour éviter que cette invitation à Karlsruhe ne se transforme en un grand malaise pour ces Églises, qui vont en plus devoir croiser dans les couloirs des représentants du patriarcat de Moscou, il faudra vraiment les accompagner personnellement.
À quoi vous attendez-vous de la part des délégués du patriarcat de Moscou?
Ils ne vont pas se contenter de venir écouter les conférences et repartir : ils vont faire leur travail de sape du mouvement œcuménique. Le COE est d’une naïveté totale. Il ne s’est pas suffisamment rendu compte à quel point le discours du métropolite Hilarion (directeur du Département des relations extérieures ecclésiastiques du Patriarcat de Moscou, il a été suspendu de sa charge de professeur titulaire par la Faculté de théologie de l’Université de Fribourg en mars dernier, ndlr.), lors de la dernière Assemblée à Busan, en Corée du Sud, avait été dramatique à ce point de vue (il avait tenu des propos ultra-conservateurs et nationalistes, ndlr.)
Si l’orthodoxie russe n’a pas vraiment envie de prendre part au débat œcuménique, quel est son intérêt à y participer?
Le COE est un lieu où on peut faire avancer ses pions, soit pour convertir à l’orthodoxie, soit pour faire passer des messages politiques. L’Église orthodoxe russe se pense comme la troisième Rome, à qui il incombe d’apporter le salut à la terre entière, notamment en entachant l’autorité du patriarcat de Constantinople.
Que penser du fait que le représentant du patriarcat de Moscou au COE, Mikhail Goundiaev, est le neveu du patriarche Kirill?
C’est d’abord le signe que Kirill tient beaucoup à la présence de l’Église orthodoxe russe au sein du COE. Mikhail Goundiaev fait partie de toutes les réunions du Conseil et du comité central (et est donc basé à Genève, ndlr.). Cela explique aussi les difficultés du COE à rompre ses liens avec cette Église.
Licenciée en journalisme et communication et journaliste indépendante pendant près de vingt ans, Anne-Sylvie Sprenger est la responsable éditoriale de l’agence de presse Protestinfo et du site www.reformes.ch depuis avril 2019. Protestinfo est une agence de presse spécialisée dans l’actualité des Églises réformées de Suisse romande. Elle diffuse une information libre et loyale touchant également aux questions d’éthique, de société et de spiritualité.
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