Une guerre sans gloire
Les écrits de Camus illustrent bien les diverses facettes de mes expériences algériennes des années 60 : la séduction d’une terre magnifique ; la misère dénoncée dans les reportages en Kabylie ; la mort absurde de L’Étranger ; la calamité de La Peste; l’échec dans la recherche d’une sortie de conflit qui convienne aux deux parties ; l’impression finale d’une chute avec une culpabilité brumeuse et indécise.
Au retour de mon temps militaire en Algérie, j’ai peu parlé de ce que j’y avais vécu. Que dire ? Je n’ai rien fait dont je puisse avoir honte (sans doute plus par chance que par vertu) ni dont je puisse être fier. Comment raconter l’éprouvante tension des convois exposés à une embuscade toujours possible et attendue ? Comment rendre la menace sournoise des rues, des boutiques, des cafés, des plages ? À côté de la guerre mobile, agitée et changeante des « opérationnels », celle des « unités de secteurs » était statique, routinière, propice aux dérives psychologiques. Je pense à ces appelés désœuvrés qui écrivaient à des filles imaginaires de touchantes et dérisoires lettres d‘amour, sans jamais les envoyer faute de destinataire. Je me souviens de ce sous-lieutenant dont le fortin isolé (ravitaillement et courrier tous les dix jours) verrouillait une vallée où personne ne passait depuis son édification ; obsédé par une éventuelle défection, il avait triplé les gardes et mis en place une surveillance et une délation mutuelles qui alimentaient un délire collectif.
Aumônier auxiliaire…
Appelé (28 mois de service), j’ai été nommé, après 15 mois, auxiliaire d’aumônerie, avant de devenir, pour 6 mois supplémentaires, aumônier auxiliaire. Les rencontres individuelles avec des soldats protestants constituaient l’essentiel de mon ministère ; elles étaient souvent décevantes, pour eux comme pour moi, car les conditions rendaient difficile tout entretien approfondi. Ils avaient tendance à voir en moi un « pasteur militaire » et non un « pasteur auprès des militaires ». J’en accueillais quelques-uns dans une salle d’aumônerie ; la plupart étaient trop éloignés pour y venir ; je leur envoyais un petit bulletin ronéotypé qui avait encore moins d’écho que mes visites.
Au cours de mes tournées, j’étais mêlé aux débats des « popotes » d’officiers. Partisans, pour la plupart, d’une Algérie française avec un statut différent de celui de l’ère coloniale, ils ressassaient toujours les mêmes arguments comme s’ils avaient besoin de se convaincre eux-mêmes de leur justesse. Nous étions entre les barricades d’Alger et le putsch des généraux ; chez les parachutistes et les légionnaires, persuadés que les politiques leur volaient la victoire qu’ils estimaient avoir remportée sur le terrain, la révolte grondait. Je disais qu’à mon avis l’armée avait pour devoir d’obéir au gouvernement légal, même si elle en désapprouvait la politique (à quoi on m’opposait régulièrement l’appel du 18 juin 1940). Le matin du putsch, j’ai incité un officier appelé « libérable » qui voulait rejoindre les insurgés d’Alger à ne pas quitter le bateau qui devait le ramener en France ; sa seule réponse a été un regard de mépris pour cet aumônier qui le poussait à ce qu’il jugeait être une lâcheté.
On m’interrogeait parfois sur le protestantisme. À peine arrivé dans un poste perdu de la presqu’ile de Collo (cinq heures de convoi pour l’atteindre), un légionnaire m’a questionné sur le jansénisme ; je ne m’y attendais évidemment pas. Un soir, dans un djebel, sous une tente qui servait de cantine, un commandant m’a longuement parlé des dimensions religieuses d’Heidegger au grand étonnement des autres officiers dont la plupart ne lisaient que des romans d’espionnage. On me parlait de l’objection de conscience, très mal admise dans ce milieu. On discutait aussi de la torture : pratique inacceptable ou mal nécessaire ? Elle était, alors, officiellement réprouvée et passible de sanctions ; on s’arrangeait pour que l’aumônier, témoin gênant et dénonciateur potentiel, l’ignore le plus possible. Un jour, un capitaine, à qui je parlais en tête à tête d’un cas dont j’avais eu vent dans son unité, m’a dit : « vous avez tort, mais je vous respecte parce que vous êtes avec nous et que vous courrez les mêmes dangers que nous ; par contre je n’accepte pas ce qu’écrivent des journalistes planqués dans leurs bureaux à Paris ». J’ai pensé, in petto, que sans leurs articles, il ne m’aurait pas écouté et supporté une seconde.
Chez les protestants de la petite ville où était ma « base », je constatais une générosité réelle, souvent paternaliste, mêlée de beaucoup d’illusions. La paroisse avait crée un restaurant pour enfants mal nourris et distribuait des secours dans un « centre de regroupement ». Je sentais monter chez les « pieds noirs » de la colère contre les métropolitains qui ne les comprenaient pas et qui lâchaient ceux qui s’étaient pourtant battus pour eux en 43-44. Leur détresse me touchait, je leur ai parfois conseillé de partir s’installer ailleurs, conseil plutôt mal accueilli (« ce serait déserter », disaient-ils). J’avais peu de contacts avec les arabes ; sur le moment je n’y ai pas été sensible ; on se côtoyait, mais cela n’allait pas plus loin.
Une grande diversité…
En lisant dans Réforme les témoignages d’ « anciens » de cette période, leur diversité m’a frappé. Tout autant qu’à des différences individuelles de regard, elle tient au grand morcellement des situations d’un bout à l’autre de ce vaste pays. On n’a pas vécu, perçu, ressenti les mêmes choses. Pas plus qu’il n’y a eu un front, il n’y a eu uneguerre d’Algérie, mais plusieurs(chacun la sienne). Les vérités des uns et des autres ne coïncident pas et parfois se contredisent. Quelques points communs, cependant : le sentiment d’un terrible gâchis, l’horreur propre à ce type de conflit, les blessures morales durables qu’il a laissées. L’apaisement ne vient que très lentement ; des amertumes et des animosités tenaces subsistent. Dans notre histoire personnelle et collective, l’Algérie pèse probablement autant que les combats de 14-18 ou que les affrontements de 40-44. Mais, à quelques exceptions près, ce conflit n’a apporté aucun motif d’orgueil à ceux qui l’ont fait ; même quand on n’a rien commis de répréhensible, on ne peut en conscience penser avoir été à la hauteur, alors que des combattants des deux guerres mondiales l’ont, semble-t-il, parfois été. Pas de gloire, mais des humiliations, des insatisfactions et de la rancune.
Et l’Église ?
Ses instances dirigeantes ont fait des déclarations, certaines lucides, d’autres intempestives, toutes contestées ; elles n’ont pas eu grand effet. Ses pasteurs et aumôniers ont exercé leur ministère tant bien que mal ; leur incontestable souci de fidélité ne les a pas toujours mis à l’abri d’erreurs et de défaillances. Les chrétiens ont-ils ils su témoigner de l’évangile dans cette tourmente ? Quelques-uns certainement. Sans aucun triomphalisme, je crois, cependant, pouvoir affirmer que plusieurs (une minorité ou une majorité, je ne sais) ont puisé force, courage et humanité dans leur foi. C’est peu et c’est immense. Pour ma part, l’Algérie m’a enseigné à me méfier de mes jugements spontanés et de mes capacités à réagir pertinemment en situation de crise. J’y ai tristement ressenti la médiocrité (pour ne pas dire pire) de mon pays, de mon église et la mienne propre. J’y ai appris à douter de moi et de mon monde, mais non de Dieu et de son évangile.
André Gounelle
Paru dans Réforme, 6 septembre 2012
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