Introduction
Les centres de rencontre : une de ces initiatives qui ont fleuri dans les Églises dans les années 1950-1970 – à un moment où elles sentaient la nécessité de se réinventer pour témoigner plus justement de l’Évangile dans un monde en pleine mutation ; une de ces initiatives qui évoquent peut-être pour nous retraités, les débuts de nos ministères, en une période où l’Église était elle aussi en pleine mutation et où beaucoup de choses semblaient possibles.
Disant cela, je nous fais nous tourner vers le passé, alors que le titre qui a été donné à cette journée pose la question de l’avenir. Question importante, et j’essaierai bien sûr d’en dire quelque chose, même si je ne suis pas Mme Soleil. Mais je veux surtout nous entrainer du côté de l’histoire, pour mieux comprendre ce qui a été au fondement de ces centres de rencontre.
Il faudrait pouvoir commenter, en introduction, chacun des termes du titre de la journée et de la courte présentation qui en est faite. J’y reviendrai bien sûr, mais je voudrais déjà souligner et interroger trois éléments :
- Le possessif « ses centres de rencontre et de formation » : l’Église est-elle propriétaire ? Un des enjeux a été la volonté d’un vrai partenariat avec des personnes extérieures aux Églises – même si cela a pu bien sûr poser certains problèmes.
- « Centres de rencontre et de formation » : il y a eu des appellations différentes selon les lieux, selon les époques, le mot « recherche » étant souvent utilisé à la place de « formation » – et cela n’est pas neutre bien sûr.
- Quant aux centres mentionnés dans la présentation, ils appartiennent tous à la première génération des centres, des centres qui avaient plutôt une dimension régionale ; mais je veux vous parler aussi de la deuxième génération, des centres en ville, plus étroitement liés aux paroisses ; d’autant qu’aujourd’hui les quelques initiatives qui naissent relèvent davantage de la deuxième génération, même si l’initiative dont Alexandra Breukink nous parlera, le projet situé au Climont, relève plutôt de la première génération.
Dernière remarque avant d’entrer dans le vif du sujet : je sais que tous êtes tous préoccupés par la situation du Liebfrauenberg. N’ayant pas suivi l’actualité, je ne parlerai pas de ce qui s’y passe aujourd’hui. Mais nous aurons tout à l’heure une présentation par Esther Lenz qui pourra vous dire tout ce que vous voulez savoir !
- Les origines et les intuitions de départ :
- Les académies évangéliques allemandes
L’origine des centres français, ce sont les « académies évangéliques » allemandes, une initiative prise assez vite après la guerre, les nouveaux responsables des Églises protestantes se demandant ce que celles-ci avaient raté pour que les protestants allemands aient pu voter en nombre important pour Hitler, et pour que tant d’entre eux aient continué à le soutenir sans états d’âme tout au long de la guerre. En cause – parmi d’autres raisons – la théologie des deux règnes de Luther qui tendait à séparer engagement ecclésial et responsabilité dans la société.
D’où le projet d’offrir des lieux de réflexion, des lieux de formation, pour aider les chrétiens à mieux assumer leur responsabilité de citoyens, pour les aider à penser le monde dans lequel ils vivent à la lumière de la foi et à s’y engager. Ces lieux voulaient être des tiers lieux, situés entre les paroisses et la société, pour favoriser un dialogue entre des réalités trop coupées les unes des autres, pour que la foi chrétienne puisse éclairer les positionnements et les engagements des chrétiens dans la société, et qu’elle se laisse interpeler par les évolutions sociétales.
- La guerre et l’attitude des protestants français face au nazisme
Cette intuition va être reprise assez vite en France – même si, bien sûr, le contexte ecclésial et théologique était bien différent de celui de l’Allemagne. La France ne portait pas la responsabilité directe des atrocités nazies. Beaucoup de protestants français avaient au contraire combattu le nazisme, plus ou moins activement. C’est qu’ils étaient influencés davantage par la pensée de Calvin que par celle de Luther. Ce qui implique, d’une part, qu’ils n’adhéraient pas à la théologie des deux règnes développée par Luther, qui a pu favoriser l’obéissance aux gouvernements en place ; et d’autre part qu’ils étaient marqués par un des principes fondamentaux de Calvin, « à Dieu seul la gloire », qui excluait toute glorification du Führer ; par ailleurs la valeur théologique donnée par Calvin à l’ancien testament les conduisait à poser un regard plutôt positif sur le judaïsme et sur les juifs (alors que Luther a, lui, commis à la fin de sa vie des écrits scandaleux contre les juifs – ce qui a pu justifier aux yeux de certains luthériens l’attitude des nazis à leur égard). Le protestantisme français, dans sa frange la plus dynamique – en particulier à travers la Fédé -, a été influencé pendant la guerre par la théologie de Karl Barth qui reprenait nombre d’inspirations de Calvin, et a été l’un des inspirateurs de l’Église confessante. Cette théologie a conduit beaucoup de protestants, beaucoup de pasteurs, à s’engager activement contre le nazisme.
Cet engagement a par ailleurs été favorisé par la réalité sociologique du protestantisme français ; je veux souligner en particulier son statut de minorité et son passé de persécutions, deux éléments qui ont facilité une prise de distance critique par rapport aux mouvements majoritaires, et qui ont favorisé une certaine solidarité, ou au moins une certaine proximité, avec la minorité persécutée qu’étaient les juifs.
- Les changements de l’après-guerre
C’est sans doute plutôt du côté des évolutions de la société dans l’après-guerre qu’il faut chercher les raisons de l’écho qu’a trouvé l’initiative des académies évangéliques allemandes dans le protestantisme français – ou au moins dans une partie de celui-ci.
Dans les années 1950, 1960, la société française évolue en profondeur. Soulignons quelques aspects :
- Le développement très rapide de la technique, dans beaucoup de domaines, qui donne à croire à des lendemains qui chantent ;
- Une forte croissance économique, qui laisse penser que la misère va disparaître ;
- Un mouvement de libération des idées et des mœurs : la parole se libère, les schémas anciens sont remis en question – même s’il faudra attendre la fin des années 60 pour que ces idées nouvelles s’imposent.
- La sécularisation croissante, qui se joue de façon relativement agressive par rapport aux Églises : même si une grande partie des français continue à se dire chrétiens et à pratiquer plus ou moins régulièrement, il ne fait pas très bon se réclamer de la foi chrétienne, au moins parmi les intellectuels. La fille aînée de l’Église veut lever le joug de domination qu’elle a subi de la part des Églises depuis des siècles.
- L’urbanisation croissante : l’extension des villes modifie en profondeur les relations humaines.
Les paroisses restent, dans les années 1950-1960, relativement en marge de ces évolutions. Face à la sécularisation, la tentation, pour elles, est de se replier sur elles-mêmes ; elles proposent des activités traditionnelles – culte, catéchèse, études bibliques – qui se concentrent sur la dimension personnelle ou familiale et sont de plus en plus coupées des réalités sociales. Mais parmi les théologiens, ou dans les mouvements, nombreux sont ceux qui ne se satisfont pas de cette coupure qu’ils vivent comme un rétrécissement, une trahison même, du message de l’Évangile. Les premiers centres de rencontre – des centres régionaux – apparaissent à la fin des années 1950 et au début des années 60.
- Les centres régionaux de rencontre et de recherche
Se créent d’abord, dans les années 1950 et au début des années 1960, des centres régionaux : Centre du Nord, Centre protestant de l’Ouest, Villemétrie, Liebfrauenberg, Glay etc. Leur projet – dans la ligne des académies allemandes et des réflexions développées dans le cadre du COE (autour de Hans-Ruedi Weber) – est de former les chrétiens à leur témoignage et à leurs engagements dans la société ; dans la société, beaucoup plus qu’aux engagements dans l’Église.
Ces centres étaient des maisons en dehors des villes, où l’on venait pour vivre un week-end ou une session de formation, avec ce que cela permettait de distanciation par rapport au quotidien, celui du travail mais aussi celui des paroisses. Toutes les approches disciplinaires étaient mises au service de la réflexion, dans un dialogue riche : la philosophie, la sociologie, l’économie, les sciences politiques, et bien sûr aussi la théologie.
Au départ, on a parlé de « centres de formation de laïcs » ; très vite, a été plutôt retenue l’appellation « centres de rencontre et de recherches », qui dit bien l’idée qu’il n’y a pas ceux qui savent et ceux qui sont enseignés, mais que le savoir se construit dans le dialogue. Y participaient des chrétiens engagés, et d’autres plus marginaux, déçus par les paroisses. Et très vite des non-chrétiens s’y sont adjoints, intéressés par la démarche de réflexion qui était proposée là. Car les thématiques, comme les intervenants pouvaient concerner bien au-delà des cercles protestants : analyse critique des fonctionnements de la société, réflexions sur le pouvoir, sur la culture, sur les relations internationales, sur le rôle des religions … Ceci dans une période où de tels lieux de réflexion pour un grand public étaient rares.
La référence à la foi chrétienne se trouva forcément modifiée par la participation de ces personnes ne se réclamant pas du christianisme : la foi n’était plus le socle commun, et bien sûr, les nouveaux-venus ne partageaient pas le souci de témoignage chrétien qui était celui des fondateurs ; ce qui ne les empêchait pas d’être très souvent intéressés par les réflexions d’ordre théologique qui étaient proposées là – des réflexions dont ils découvraient qu’elles pouvaient être utiles pour penser la société. Les centres ont été en France de véritables laboratoires de théologie, en faisant découvrir des théologiens ou courants nouveaux : Bultmann, Bonhoeffer, Tillich, la théologie de la libération… à un moment où le protestantisme français restait largement dominé par la pensée de Karl Barth.
Par contre ces centres régionaux – créés souvent sans vrai dialogue avec les paroisses environnantes – étaient loin de faire l’unanimité parmi les responsables de l’Église et dans les paroisses. Leur approche était ressentie comme trop critique, et bien sûr les structures de l’Église n’étaient pas épargnées par ces analyses, par exemple sur l’exercice du pouvoir. De plus les paroisses avaient l’impression que les centres leur prenaient leurs paroissiens – ce serait-ce que parce que les sessions en week-ends empêchaient les participants d’assister au culte dominical.
Les centres paroissiaux qui se sont alors créés étaient une façon de reprendre les intuitions des centres régionaux, mais en lien avec les paroisses et avec le souci d’un engagement direct dans la ville. Mais avant de parler de ces centres paroissiaux, il me faut présenter les textes qui ont alors porté la réflexion sur la place de l’Église dans la société.
2. Les textes fondateurs et le soubassement théologique
Une des convictions sous-jacentes de ces textes est que l’Église a quelque chose à apporter à la société toute entière, que l’Église doit être « pour les autres » – non dans une attitude de pouvoir, mais dans une attitude de service. Différents rapports parus dans les années 1960 disent bien cette conviction :
- En 1963, Michel Philibert a présenté devant l’AG de la FPF un rapport intitulé « Une Église pour le monde ». Ce texte commence par une affirmation très forte : celle que c’est le monde tout entier que Dieu aime, et pas seulement l’Église. Dieu règne sur le monde, « en Christ il habite et travaille ce monde », et les chrétiens doivent apprendre à reconnaître « jusque dans la culture profane les traces de la germination du Royaume ». La pensée est dialectique, par exemple quand le rapporteur affirme qu’« il convient de dire à la fois qu’envoyés par Christ nous allons de la lumière vers les ténèbres comme ceux qui savent auprès des ignorants et que, Christ nous ayant précédés parmi nos frères, nous allons à sa rencontre». L’Église est donc invitée à être à la fois servante, enseignante et écoutante.
- En 1963 aussi, le rapport que Gérard Delteil présente devant le synode de l’ERF, « Prosélytisme et évangélisation »,oppose ces deux démarches de façon idéal-typique : le prosélyte cherche à mettre la main sur l’autre, comme une araignée sur une proie, pour l’amener à accepter une vérité dont il se croit propriétaire ; au contraire, pour l’évangélisation, la vérité « ne se trouve que dans cette relation où elle se partage». Évangéliser, c’est partager, ce n’est embrigader, mais c’est ouvrir à l’autre, « dans la rencontre de Jésus-Christ, la liberté d’être lui-même ».
- En 1966, le rapport de Paul Keller devant l’AG de la FPF est intitulé « À la recherche de formes nouvelles d’une Église pour les autres ». Il développe des intuitions similaires, en réfléchissant plus concrètement aux différentes structures qui organisent la vie de l’Église. L’objectif est que celle-ci retrouve la relation avec les « autres » – une relation que le rapporteur considère donc comme perdue. L’Église doit accepter que ces « autres » ne soient plus sous son autorité, et elle doit prendre le risque d’être modifiée par eux. Le rapport distingue deux façons d’être Église, les paroisses, qui ont davantage le souci de l’intérieur de l’Église, et les mouvements qui, au-delà de leur diversité théologique et structurelle, ont en commun la conviction que l’Évangile concerne tous les hommes et l’homme tout entier, dans sa dimension privée comme dans sa vie en société.
- C’est le rapport de Gérard Delteil devant le synode de l’ERF de 1970, « Civilisation nouvelle et rassemblement de la communauté chrétienne » qui développe le plus explicitement le projet des centres de rencontre. Là encore les Églises sont présentées comme des réalités secondes ; « ce qui est au centre, c’est la passion de Dieu en Jésus-Christ pour la résurrection des hommes», c’est le projet de Dieu pour l’humanité toute entière ; un projet au service duquel les Églises sont appelées à se mettre.
Le rapport fait une lecture contrastée de la « civilisation nouvelle », avec ses conquêtes et ses aliénations, et il souligne la quête de sens des contemporains. Dans cette situation, il s’agit de faire entendre une parole d’espérance, de libération, qui soit « inséparablement personnelle et politique ». Car il faut refuser, dit-il, le triple repli que connaît la paroisse avec la sécularisation, repli « du collectif sur l’individuel, du social sur le religieux, du public sur le privé ». « Le privé, écrit-il, est une catégorie mutilante de la bonne nouvelle ». La communauté paroissiale est appelée à être « un lieu de la responsabilité de l’Église vis-à-vis du monde », une « cellule d’humanisation de la vie sociale, un lieu où toutes les questions des hommes puissent être évoquées et débattues, un lieu où s’élabore une conscience critique de la société où nous vivons et où prenne racine la promesse du renouvellement de toutes choses dans le Royaume ».
Il ne s’agit nullement – surtout pas – que l’Église cherche à prendre le pouvoir, mais qu’elle tente d’insuffler un peu de l’utopie du Royaume de Dieu dans les contraintes du réel, et de faire entendre l’interpellation que constitue le message de Jésus de Nazareth pour notre vie commune dans la cité.
Alain Rey introduisait le numéro 242 de Hier et aujourd’hui consacré aux centres par une référence au texte de Ricoeur intitulé « Quel est le sens d’une communauté ecclésiale ? ». Je note simplement que ce texte – qui pose aussi à sa façon les fondements d’une Église pour le monde – a été peu mentionné par mes interlocuteurs quand, au milieu des années 1980, j’ai fait le tour des centres et dialogué avec leurs animateurs. Ce sont les textes plus institutionnels qu’ils ont surtout cités.
- Les centres paroissiaux
- Des centres socio-culturels initiés au nom de l’Évangile
Ce sont surtout ces quatre textes qui ont servi de référence aux centres paroissiaux. On l’a vu, par rapport au projet des centres régionaux, le projet s’était un peu déplacé : il ne s’agissait pas seulement de préparer les laïcs à leur engagement dans la société, mais de mettre des lieux d’Église directement au service de la société toute entière.
Les questions de bâtiments ont souvent été le catalyseur qui a fait émerger ces projets nouveaux : quand leurs locaux étaient trop vétustes, ou trop petits dans cette période où les villes croissaient rapidement, les paroisses ont envisagé de construire de nouveaux bâtiments. De même, quand se développaient des villes nouvelles ou des quartiers nouveaux, la paroisse sur le territoire de laquelle ils étaient implantés ou les structures régionales de l’Église ont élaboré le projet de nouveaux lieux d’Église. Mais fallait-il vraiment construire des locaux qui ne serviraient que le week-end ? Les idées développées par ces rapports avaient fait leur chemin, encore renforcées par toutes les remises en question de la fin des années 1960. Et ce n’est guère surprenant que ce soit à ce moment-là – fin des années 60 et années 70 – que sont apparus ces centres paroissiaux, que l’on peut définir comme des centres socio-culturels initiés au nom de l’Évangile.
Des activités très diverses y étaient proposées, bien sûr ouvertes à tous. Ces activités répondaient à une vraie demande dans cette période où les centres socio-culturels et les MJC étaient encore assez rares en France, et où se développait une société de loisirs : ateliers manuels ou d’expression, groupes de réflexion, groupes de lecture, permanences de la Cimade, groupes militants divers, liés aux droits humains, aux droits des femmes, au soutien de telle ou telle minorité, alphabétisation pour les adultes, associations de migrants, cycles de conférences sur des thèmes divers concernant la société, etc. La dimension socio-politique était à l’origine largement dominante ; ce n’est qu’ultérieurement que la dimension psychologique prendra davantage de place dans les activités proposées et dans les thèmes des conférences. .
Dans les centres liés à une paroisse préexistante qui souvent avait mis en place depuis longtemps une structure – diaconat, service d’entraide – assurant une aide matérielle pour les membres de l’Église en difficulté et pour la population du quartier, les centres ne se sont guère souciés à l’origine de la dimension sociale. L’association d’entraide continuait sa tâche, plus ou moins en lien avec le nouveau centre paroissial. Il en est allé un peu autrement dans les quartiers neufs, surtout dans les nouveaux ensembles populaires, où la dimension sociale a pris dès leur création une place plus importante : braderie, vestiaire, soutien scolaire pour les enfants, etc.
Ces activités et groupes pouvaient relever directement du centre ou être portés par les diverses associations accueillies dans le centre – sans que la distinction soit toujours bien claire, sans d’ailleurs qu’on cherche vraiment à la faire, car le centre, c’était justement le rassemblement de ces groupes divers. Les centres ont été ainsi le lieu de collaborations fécondes, de ces rencontres tant souhaitées par ceux qui regrettaient l’isolement des paroisses. Avec les centres, il ne s’agissait en fait pas tant d’une Église « pour les autres » que d’une Église « avec les autres » : chrétiens et non-chrétiens étaient vraiment engagés ensemble, sur un pied d’égalité, dans une réflexion et/ou une action commune. Mais ce positionnement ‘avec’ plutôt que ‘pour’ n’a vraiment été explicité qu’un peu plus tard ; on peut penser en particulier à l’ouvrage de Michel Bertrand, Une Église avec les autres, paru en 2002 (en fait les textes réunis dans ce livre sont plus anciens).
Juridiquement, les centres suscités par une paroisse préexistante ont pris une existence légale à travers la création d’une association loi 1901 ; le centre avait donc une certaine autonomie par rapport à l’Église locale qui l’avait initié (elle-même régie, en « France de l’intérieur », par une association loi 1905). Des liens étroits, le plus souvent codifiés dans les statuts, existaient cependant : présence d’un certain nombre de représentants du conseil presbytéral siégeant de droit dans le conseil d’administration du centre, nécessité que tant de membres du CA soient aussi membres de l’Église locale, par exemple. Généralement, un pasteur était mis à la disposition de l’association loi 1901, entièrement ou à temps partiel, pour animer les activités du centre.
- Quelle place pour l’expression de la foi chrétienne ?
Qu’en est-il de la référence à la foi chrétienne ? Les centres ont adopté à ce propos des positionnements divers.
Certains ont choisi ce qu’on a pu appeler une théologie de l’enfouissement : la référence chrétienne n’était pas cachée, mais elle ne se manifestait pas dans le quotidien du centre ; aucun des activités proposées par l’association culturelle faisant vivre le centre n’avait alors de lien explicite avec la foi chrétienne. Bien sûr, les activités paroissiales avaient souvent lieu dans les mêmes locaux, la même salle pouvant servir en semaine à accueillir des conférences et le dimanche à la célébration du culte, mais elles étaient assez bien distinguées des activités du centre. L’idée sous-jacente à ce choix était que les Églises avaient, pendant des siècles, tellement parlé, en se mettant en position d’autorité, qu’il était grand temps qu’elles se taisent et qu’elles agissent ; que les actes silencieux diraient mieux l’Évangile que des paroles non accompagnées d’actions. C’est aussi par une volonté de ne pas heurter les participants non chrétiens que certains centres ont choisi de ne pas manifester dans les activités l’identité protestante du centre.
Dans d’autres centres, au contraire, le choix a été fait de donner une place explicite aux références chrétiennes, en particulier dans les conférences grand public ou dans les groupes de réflexion, à travers le choix des thématiques et des intervenants ; il s’agissait alors de faire dialoguer la foi et la culture, et de montrer comment les références chrétiennes peuvent aider à comprendre le monde, comment elles peuvent nourrir sens et espérance face aux questions abordées.
Si les textes de référence ne tranchaient pas vraiment à ce propos, il me semble qu’ils favorisaient bien plutôt une certaine explicitation, en situation, des références chrétiennes, pour les partager et les interroger. Indubitablement, ils mettaient l’accent sur les engagements concrets à mener et refusaient l’idée que les Églises seraient propriétaires d’une vérité à transmettre telle quelle aux autres. Pour autant, ces textes n’invitaient nullement à taire les références chrétiennes, loin de là : ils prônaient une mise en dialogue de la théologie et de la foi – dans leur diversité – avec d’autres formes de compréhension du monde. La rencontre, le partage, ne peuvent s’accommoder du silence sur ce qui est important pour soi.
Ceci était en gros la situation – et le débat – quand une paroisse préexistante avait suscité la création d’une association loi 1901 autonome sur les lieux où elle était implantée. Dans les villes ou quartiers nouveaux où il n’existait pas de paroisse auparavant, les choses se sont jouées un peu différemment. Ce sont souvent les instances régionales (Commission régionale d’évangélisation pour l’ERF, Inspection pour l’ECAAL) qui ont soutenu ces initiatives nouvelles, le mandat n’étant pas tant de rassembler les protestants existant sur le territoire, ni de convertir des personnes au protestantisme, que d’être un lieu de vie pour tous, un lieu qui, en collaboration avec toutes les bonnes volontés, contribuerait à créer une dynamique commune, à offrir du sens, dans ces endroits dépourvus d’histoire. La dimension sociale, on l’a dit, y était généralement plus présente que dans les centres créés dans des villes plus anciennes : soutien scolaire, groupes d’alphabétisation, aide à la parentalité … ceci en dialogue avec diverses associations nationales (ARAPEJ, Équipes ouvrières, Planning familial, Cimade …) ou locales. Ce qui n’empêchait pas de faire place aussi à des activités d’Église plus classiques : culte, catéchèse, actes pastoraux, études bibliques… Vie de l’Église et vie du centre y étaient souvent imbriquées assez étroitement, sans que cela suscite de difficultés.
- La montée des « nouvelles pauvretés » et le déclin des centres
Jusqu’au début des années 1980, la dimension caritative était peu présente dans les centres, puisqu’elle était souvent portée par une association d’entraide spécifique. Ou, si elle y était, cette dimension restait assez marginale. Mais les choses ont un peu changé avec l’arrivée de ce qu’on a alors appelé les nouvelles pauvretés, au début des années 1980 ; les responsables des centres se sont sentis interpellés par cette situation et se sont engagés sur ce terrain, avec, par exemple, l’organisation de repas pour les personnes démunies. L’action caritative a alors pris dans de nombreux centres une place beaucoup plus importante qu’auparavant. Ceci alors que les personnes actives dans les centres n’étaient pas forcément formées à ce type d’engagement.
Il me semble que cela a, d’une certaine façon, correspondu à un tournant vers un certain déclin des centres. Il ne faut pas faire de cet engagement sur le terrain des nouvelles pauvretés une cause directe du déclin qu’ont connu les centres à partir des années 1990, mais on peut penser que cela représentait quand même un certain changement de positionnement ; si la dynamique des centres avait correspondu à une relation ‘avec les autres’, on était là plutôt dans une action ‘pour les autres’, des autres qui, de par leurs difficultés matérielles, n’étaient pas vraiment sur un pied d’égalité avec ceux qui se proposaient de les aider. Il est bien difficile qu’il n’y ait pas, dans l’action sociale, une certaine dissymétrie.
L’intuition de départ des centres était d’être un laboratoire d’idées nouvelles pour inventer une façon de vivre ensemble dans la ville un peu différente, dans une démarche plutôt contestataire marquée par l’utopie du Royaume de Dieu. Et ce n’est pas sans malaise que les centres ont accepté d’assumer, avec d’autres, la tâche d’infirmiers des services d’urgence… Était-ce bien le rôle des centres ?, se demandaient les responsables. À agir ainsi, n’étaient-ils pas en train de choisir la charité plutôt que l’exigence de justice ? N’étaient-ils pas en train de fournir un alibi à la société pour ne pas prendre à bras-le-corps les vraies questions de justice ? Mais il est difficile de camper sur une attitude contestataire dans une société fragilisée, et les centres sont nombreux à avoir choisi de privilégier une éthique de responsabilité sur une éthique de conviction. Dans la tension entre l’utopie et l’effectuable qu’analysait Ricoeur dans le texte de 1967 déjà mentionné, les centres ont sans doute penché du côté de l’effectuable, ce qui les a mis un peu en porte à faux par rapport à leurs intuitions initiales.
D’autres tournants se jouaient en même temps dans la société française, qui n’ont pas été sans impact sur l’activité des centres. Nommons en particulier le recul de la lecture socio-politique des situations, qui avait prévalu en Europe dans les années 70, au profit d’une interprétation psychologisante ; mais aussi le développement de nombreux lieux socio-culturels – bénéficiant souvent de moyens financiers et humains plus importants – qui leur faisaient concurrence
Toutes ces évolutions ont contribué, me semble-t-il, à un certain déclin des centres dans les années 1990. .
Aujourd’hui et demain ?
- Où en sont les centres anciens ?
Aujourd’hui, les centres nés dans les années 1960 ou 1970 connaissent donc une dynamique moindre.
Quand coexistaient côte à côte deux associations – une cultuelle, une culturelle -, l’association loi 1901 subsiste le plus souvent, mais elle est moins active. Rares sont celles qui disposent encore d’un pasteur – même à temps partiel – pour les animer. C’est que les paroisses n’ont plus vraiment la force de soutenir des projets qui ne contribuent guère à amener des paroissiens et qui ne rapportent pas grand-chose en termes financiers ; et beaucoup des membres des paroisses sont plutôt réticents à ce type d’engagement, jugeant que la mission de l’Église est plutôt d’annoncer explicitement l’Évangile.
Quant aux paroisses-centres créées dans les quartiers nouveaux où les dimensions cultuelle et socio-culturelle allaient de pair, certaines ont tout simplement disparu, tandis que dans d’autres, la dimension cultuelle tend à l’emporter.
- Des initiatives plus ou moins nouvelles
Mais on assiste aussi à la naissance d’initiatives nouvelles qui essayent à leur façon de faire entendre – en creux ou de façon un peu plus explicite – quelque chose de l’Évangile dans une société en manque de sens et d’espérance, en se mettant au service des habitants. Cela peut être dans le giron des paroisses, ou sur leurs décombres. Ces projets sont souvent portés par une personne, plus que par la volonté collective d’une communauté ecclésiale.
Cela peut être plutôt dans le champ du culturel ou du spirituel au sens large, ou plutôt dans le registre de l’action sociale. Concernant la première orientation, on peut penser, pour l’Alsace, à l’initiative « Respire[1] » au Temple Neuf, ou au projet NooToos[2] développé à St Pierre le Vieux qui se propose d’accompagner des « porteurs de projets ». Sur le versant plutôt social, on peut évoquer le travail mené au Neuhof, avec la volonté d’être vraiment au service des projets et des initiatives des habitants ; il est intéressant de noter que depuis que la permanente a été reconnue comme pasteure, une demande spirituelle et/ou rituelle s’exprime.
En fait toutes les paroisses sont aujourd’hui en nécessité de se réinventer plus ou moins si elles ne veulent pas mourir ; certaines le font en tentant d’offrir des produits nouveaux pour faire venir des personnes à elles, d’autres en cherchant plutôt à se mettre au service des initiatives locales.
Des projets peuvent naître aussi plus à distance des paroisses, dans une démarche qui rappelle plutôt celle des centres régionaux. C’est le cas de l’association ABC Climont[3] – qui met en avant la volonté de « s’exercer à l’art de la rencontre » – dont parlera la pasteure Alexandra Breukink. Elle situe ce projet, qu’elle porte avec son mari, dans la ligne des « fresh expression » développées dans l’Église anglicane.
Je voudrais souligner encore une évolution qui me semble tout à fait intéressante, celle de la Mission populaire évangélique, qui travaille à susciter dans ses différentes fraternités une offre de type spirituel plus explicite ; une formation théologique et pratique est actuellement menée avec les équipiers (dont beaucoup aujourd’hui ne sont pas pasteurs) et des bénévoles, sur ce que signifie « vivre et manifester l’Évangile » et comment le faire concrètement. Et cette démarche rencontre une véritable adhésion.
- Pertinence du projet ?
Il me semble que, malgré les évolutions que j’ai tenté d’analyser, les intuitions qui ont été à l’origine des centres restent en grande part pertinentes pour aujourd’hui – même si des formes nouvelles sont à inventer.
Le besoin de communauté est très fort aujourd’hui, et l’enjeu est important car la tentation est grande de faire communauté avec des semblables contre d’autres personnes pensées comme dissemblables. Les Églises sauront-elles offrir des lieux assez ouverts pour favoriser la rencontre entre des personnes de références différentes ? En une période de crispation de beaucoup sur leur vérité religieuse, ne devraient-elles pas être au moins des lieux de dialogue entre tenants de religions diverses ?
Notre société est en grand besoin de sens et d’espérance, dans un monde où l’on a trop longtemps semblé dire sous prétexte de laïcité : « consommez, il n’y a rien d’autre qui compte ! », dans un monde qui semble courir à sa perte. Mais on voit bien quel vide laisse cette apologie de la consommation, d’autant que l’on sait bien maintenant qu’elle ne fait que renforcer le risque de catastrophe… Il est donc indispensable de reposer sans arrêt la question du sens. Les perversions qui ont occulté le message chrétien ne sont malheureusement pas tout à fait du passé, mais le fait que le christianisme ne soit plus trop en situation de domination en France permet que l’Évangile puisse résonner de façon plus juste.
Dans un monde dont le christianisme a été exculturé – pour reprendre ce terme forgé par Danièle Hervieu-Léger[4] – , il me semble qu’une pratique de l’enfouissement n’est plus de mise, qu’il est important que quelque chose soit dit explicitement de l’Évangile par des gens qui y ont trouvé une force de libération. Cela peut se jouer davantage sur le plan des convictions, ou davantage sur le plan intellectuel, avec des approches théologiques qui aident à penser la foi, à la décaper et à la libérer de tout dogmatisme. Sur l’un comme sur l’autre de ces niveaux, il me semble important que la parole ne soit pas déconnectée des situations concrètes que nous vivons et qu’elle soit le plus possible enracinée dans l’action. Et surtout, il faut garder l’intuition des centres de rencontre et de recherche, cette bonne nouvelle d’un Dieu qui travaille malgré tout au cœur de notre monde, souvent de façon cachée, souvent à travers les plus petits ; cette conviction que, si Jésus-Christ est « le chemin, la vérité et la vie », cette vérité ne nous appartient pas, que c’est dans la rencontre avec d’autres différents que nous pouvons nous en approcher un peu.
Je voudrais simplement finir avec cette citation de Jacques Maury qui me semble dire bien l’esprit dans lequel il s’agit de rencontrer l’autre : « C’est lorsque l’Évangile est partagé qu’il devient cette puissance de vie, non transmise de l’un à l’autre, mais reçue par les deux ensemble, comme ce qu’ils ne connaissaient ni l’un ni l’autre avant de l’avoir reçu ensemble »[5].
Isabelle Grellier-Bonnal
L’Église, ses centres de rencontre et de formation : quel avenir ?
Pasteurs retraités d’Alsace-Moselle
Temple Neuf – Strasbourg – 13 octobre 2022
[1] Prière oecuménique « respire » | Temple Neuf à Strasbourg
[2] Paroisse Saint-Pierre-le-vieux (NooToos) – Uepal
[4] Cf. D. Hervieu-Léger, Catholicisme, la fin d’un monde, Paris, Bayard 2003
[5] dans Mission, n°105, septembre 2000, p.10
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