Erri de Luca : La nature exposée, Éditions Gallimard, Du monde entier, 2016, 176p., 16,50 €
Un vrai bonheur que ce roman d’Erri de Luca paru en 2016. C’est tout à la fois un récit, une énigme, une œuvre de sagesse, un essai théologique, un conte philosophique… Le narrateur nous emmène dans ses voyages qui sont autant de recherches et de questionnements sur le sens de la vie, sur le sacré, sur le profane, sur la frontière, sur l’art, sur la foi, sur l’humain, sur Jésus et son humanité.
C’est l’histoire d’un homme rustique qui habite dans un village de montagne dont il connaît tous les chemins, toutes les pistes. Alors, il conduit et guide les « étrangers désorientés ». C’est un passeur de frontières. Ils sont trois dans son village qui savent où passer, « même la nuit ». C’est un service qui bien évidemment se rémunère mais notre montagnard n’est pas un homme comme les autres, il rend l’argent aux migrants dès qu’ils sont arrivés à la frontière, juste avant qu’ils ne basculent de l’autre côté. Cette gratuité va lui attirer une immense notoriété en même temps que la colère vengeresse de ses compagnons de village. Il doit partir. Il lui faut quitter le village. Il descend de la montagne vers la mer.
En chemin, il vend ses services et rencontre un prêtre qui lui demande de reprendre une sculpture en marbre représentant un Christ revêtu d’un pagne. Comme beaucoup de montagnards qui façonnent le bois ou la pierre, il sait sculpter. Avec crainte, il accepte le défi. Il se trouve que le Christ en question avait été représenté en totale nudité par un jeune et talentueux sculpteur qui avait fait la Grande Guerre dans le service de santé. Il en avait retiré une parfaite connaissance des corps qu’il avait su traduire dans son œuvre de pierre. Plus tard, il s’était trouvé un évêque pour juger cette sculpture indécente. Il avait alors ordonné qu’un voile vienne recouvrir le sexe impudique du crucifié. Les choses avaient aujourd’hui évolué, l’évêque consentait à ce que le pagne fut retiré. Tâche délicate, qui s’est avérée très vite impossible tant la matière avait été abimée. Si bien que l’enjeu qui était initialement celui d’une restauration est rapidement devenu un enjeu de création. Recréer une sculpture révélant « la nature exposée » du crucifié, tel est le défi que notre montagnard sculpteur fut amené à relever.
Le récit porté par le narrateur sculpteur devient alors celui d’une quête incroyable, mystérieuse, impossible, paroxystique. Il entre lui-même dans ce corps supplicié jusqu’à vouloir traverser l’expérience de la circoncision. Il devient ce corps qui était de pierre et lui donne une consistance charnelle. « Tout en frappant, j’ai l’impression d’enlever de la matière d’une enveloppe en pierre autour de ma chair. Je sculpte pour retirer un emballage. Sous la croûte de marbre, il y a ma forme. Ces pensées m’aident à ne pas rater mon coup ». C’est le récit d’une quête compassionnelle, existentielle, humaine. Il vit une sorte d’absolu avec ce crucifié non pour le glorifier ou le sacraliser mais pour en comprendre jusqu’à la plus infime parcelle d’humanité.
À lire sans aucune modération !
Alain Rey
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