In memoriam Pierre Encrevé
Intervention de Sylvie HUBAC, administratrice de l’association MichelRocard.org, lors du culte d’action de grâce célébré au Temple du Luxembourg pour Pierre Encrevé, le 19 février 2019
Dans l’intervention qu’il avait faite lors d’un colloque universitaire organisé à l’EHESS au moment du départ à la retraite de Pierre en 2006, Michel Rocard évoquant leur relation, disait : « Tu m’avais très tôt repéré. Le fait que nous soyons huguenots tous les deux a contribué à focaliser ton attention. Mais c’est sûrement ma dénonciation vigoureuse des camps de regroupement en Algérie qui a déclenché chez toi à mon endroit une fidélité politique permanente et absolue, parfois trop indulgente à mon goût. »
L’engagement politique de Pierre a en effet été entier et exclusif : pour la personne et pour les idées de Michel Rocard.
Pierre rejoint en 86 la petite équipe constituée autour de Michel en vue de son éventuelle candidature à la présidentielle de 1988.
Nommé Premier Ministre en mai 1988, Michel Rocard appelle Pierre dans le noyau dur de l’équipe constituée autour de Jean-Paul Huchon avec notamment Guy Carcassonne (qui fut un grand complice et ami de Pierre).
Pierre eut d’abord en charge le portefeuille de la francophonie et de la langue française auquel s’ajouta ensuite celui de la culture. C’était la première fois qu’il y avait un linguiste dans un cabinet de Premier Ministre affecté, non à l’enseignement, mais à la culture.
Pierre était franchement atypique dans cette équipe assez largement « techno ». Venu de l’Université il n‘avait aucune expérience du fonctionnement de l’Etat, des ministères et de leurs administrations. Mais la courbe d’apprentissage fut fulgurante : avec l’appui personnel constant du Premier Ministre et de manière assez inattendue alors que la culture était un domaine éminemment réservé à un président de la République sourcilleux de ses prérogatives en ce domaine et servi par un ministre flamboyant, Pierre réussit à dégager un espace pour une action rocardienne dans la culture.
Le cœur de cette action fut la mise en place d’une véritable politique de la langue (et non pas seulement de défense de la langue) avec la création d’organes toujours actifs aujourd’hui, le Conseil supérieur de la langue française et la Délégation générale à la langue française et aux langues françaises. Une réforme de l’orthographe votée par l’Académie Française et qui, trente ans après, a droit de cité dans les dictionnaires. La féminisation des noms d’usage et de métiers, entrée très vite dans les usages. La simplification du langage administratif.
L’autre volet de l’action fut patrimonial : Pierre s’engagea passionnément pour défendre les métiers qui en sont l’armature, archéologues, restaurateurs, historiens de l’art, conservateurs. Il porta sur les fonds baptismaux l’Institut national d’histoire de l’Art dont il fut l’inspirateur et qui vit le jour, après d’âpres batailles, autour de la bibliothèque Jacques Doucet, en 2001.
Pierre fut aussi le passeur entre Michel Rocard et les milieux intellectuels (Claude Simon, Georges Duby, Pierre Bourdieu) et les artistes. Il présenta Pierre Soulages à Michel : ce fut pour le Premier Ministre la découverte de la peinture abstraite qui le surprit lui même par l’intérêt qu’il devait durablement lui porter.
Une amitié profonde, vivante jusqu’au bout, a lié les deux hommes dans une communauté d’esprit : tous deux aimaient les idées parfois jusqu’à l’ivresse, détestaient le prêt à penser, le formatage ou la facilité, leurs centres d’intérêt étaient infinis, servis par des mémoires hors normes. Ils ne redoutaient pas les combats. Ils avaient chacun un style inimitable, fort apprécié par l’autre. Ils partageaient une même éthique : celle de la vérité, de la responsabilité, de la dignité en toutes circonstances. Michel appréciait les talents de conteur de Pierre, son humour parfois ravageur, ses indignations. Il lui avait donné toute sa confiance. Pierre avait trouvé en Michel, comme nous tous, un guide pour nous conduire avec exigence vers un monde que nous souhaitions meilleur et plus juste.
Pierre restera comme l’une des figures fortes et singulières du rocardisme.
Je ne peux finir sans prononcer, en pensant à lui, le mot de fraternité. D‘abord parce que nous avons appartenu à une même famille politique dans laquelle, contrairement à beaucoup d’autres, a prévalu entre les membres qui la constituaient, l’entraide, la solidarité, la bienveillance ce qui n’exemptait bien sûr pas de solides obligations de résultats. Ensuite parce que Pierre était un homme fondamentalement bon, humain et fraternel et d’une compagnie enjouée et délicieuse.
Un éternel jeune homme d’allure et d’esprit.
Avec Marie-Hélène, un couple aimant comme au premier jour, vivant la vie comme une grâce.
Au revoir, grand frère.
Sylvie Hubac
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