Histoire Théologie

L’esclavage et les protestants français

Interview de Jean-François Zorn – Propos recueillis par Alain Rey

H & A : La traite atlantique et l’esclavage débutent à la fin du XVe siècle. Les Réformateurs ont-ils dit quelque chose à son sujet ?

JFZ : Au moment de la Réforme la Traite atlantique n’en est qu’à ses débuts. Les procédés violents des Conquistadores, auxquels succèdent les Négriers, incluant la conversion forcée des esclaves au catholicisme, sont implicitement condamnés par les principaux Réformateurs pour lesquels le Royaume de Dieu ne peut advenir par la force et la contrainte. Mais tant qu’aucun chef politique européen n’a rallié son pays à la Réforme, le protestantisme n’est pas mêlé à la traite atlantique et ne se prononce pas explicitement sur le sujet.

Est-ce que la position des protestants change quand apparaissent des nations protestantes ?

Au début du XVIIe siècle, les nations protestantes, Grande-Bretagne et Pays-Bas, entrent dans la course maritime et dominent alors le commerce de la Traite. La France entre aussi dans le commerce triangulaire. Les dispositions d’esprit des Réformateurs contre la violence politique et religieuse semblent oubliées. Un seul synode national de l’Église réformée de France, celui d’Alençon en 1637, a fait une déclaration sur l’esclavage : « Quoique les hommes aient un droit d’acheter et de garder des esclaves, et que cela ne soit pas condamné par la Parole de Dieu, parce qu’on abuse de ce droit, et qu’il s’est glissé insensiblement une coutume très inhumaine, cette assemblée exhorte les fidèles de ne pas abuser de cette liberté d’une manière contraire aux règles de la charité chrétienne, et de ne pas remettre ces infidèles au pouvoir des Barbares, qui pourraient les traiter inhumainement, mais de les donner à des chrétiens débonnaires, et qui soient en état de les instruire dans la religion chrétienne »[1].

Cette déclaration est-elle liée au fait que les armateurs des grands ports négriers français étaient souvent des protestants ?

En effet, cette déclaration s’adressait aux réformés français relativement nombreux à Nantes, La Rochelle, Bordeaux et Le Havre, quatre ports qui devaient envoyer quelque 2700 navires faire la traite en Afrique entre 1700 et 1850 ce qui représente 80% du trafic total de la France. Bien que considérablement affaiblis par la Révocation de l’Édit de Nantes de 1685, les réformés français constituent un groupe d’armateurs et de négociants engagés dans le commerce triangulaire. Entre 1718 et 1790, la moitié des directeurs de Chambres de commerce de ces villes étaient des protestants, alors qu’ils ne représentaient plus que 10% de la population.

Une prise de conscience se manifeste au début du XIXe siècle. Quels sont les ressorts de cette situation nouvelle ?

Ce sont les milieux du Réveil en Grande-Bretagne qui, les premiers, dénoncent l’esclavage comme une faute morale au regard de l’Évangile et surtout un empêchement absolu pour la mission en Afrique. Ils entreprennent du lutter contre la Traite d’abord pour tarir la source du trafic en participant au désarmement des bateaux de négriers sur les côtes africaines et contre l’esclavage en militant pour son interdiction au Parlement. C’est chose faite en 1833 en Angleterre… en 1848 seulement en France grâce, entre autres, à l’action sur l’opinion d’hommes comme les pasteurs Frossard et de Félice, souvent oubliés de la mémoire historique française.

Certains ont utilisé le récit de la malédiction de Canaan par Noé pour justifier l’esclavage. Trouve-t-on en France une trace de cette idéologie ?

C’est Frossard, le premier qui conteste l’interprétation du mythe de Cham (Genèse 9 et 10) qui avait enfermé les Noirs dans la malédiction et justifié leur esclavage. L’argument ne tombe en désuétude que tardivement. En 1930 encore, Raoul Allier, professeur à la Faculté de théologie protestante de Paris écrivait une brochure, Une énigme troublante. La race nègre et la malédiction de Cham dans laquelle il explique que, jamais on ne trouve dans la Bible, ni dans l’Antiquité chrétienne la moindre allusion à une malédiction destinée à poursuivre les Africains [2]. Allier indique que c’est au XVIe siècle que cette doctrine a commencé à être formulée au moment où la traite des esclaves démarrait.

Comme bilan, peut-on faire un lien entre l’esprit abolitionniste et l’esprit de résistance des protestants ?  

En histoire, il faut se méfier des anachronismes. Les protestants sont venus à l’abolitionnisme au temps des Lumières et des Droits de l’Homme. Leur mérite est d’avoir su montrer alors le lien entre ces innovations sociales et la nouveauté de l’Évangile. Avant, comme on l’a vu, ils ont été esclavagistes. Quant au lien entre abolitionnisme et résistance, tout dépend de quelle résistance on parle : la résistance des protestants à l’oppression religieuse est antérieure à l’abolitionnisme ; leur résistance au nazisme lui est postérieure. Mais en reliant les courants de pensée, on peut sans difficulté établir une continuité d’esprit entre abolitionnisme et résistance. Il s’agit dans les deux cas de refuser l’inacceptable : l’atteinte portée à l’intégrité de l’homme créé à l’image de Dieu.

[1] Synode national d’Alençon (1637), Recueil des Actes ecclésiastiques et civils de tous les Synodes nationaux des Églises réformées de France (Article IV du chap. XV) Par Aymon – La Haye, 1710.

[2] Raoul Allier, Une énigme troublante. La race nègre et la malédiction de Cham, Les Cahiers missionnaires n°16, Paris, SMEP, 1930.

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Jean-François Zorn

Jean-François Zorn a passé sa jeunesse en Franche-Comté. En 1971, il obtient sa licence en théologie à la Faculté de théologie protestante de Montpellier et sa maîtrise en sociologie à l'université Paul-Valéry de Montpellier. Il est l’auteur du premier travail universitaire en français sur le penseur anticonformiste Jacques Ellul. Dans le cadre du Service national en coopération, il part avec son épouse à la découverte de l’Afrique en tant que professeur de philosophie au Collège protestant de Lomé au Togo (1970-1973).

De 1973 à 1979, il est pasteur de l’Église réformée de France à Pau où il dirige le Centre rencontre et recherche. De 1979 à 1989, il occupe divers postes au Service protestant de mission (Défap) dont celui de secrétaire général. De 1988 à 1994, il est chargé de cours de missiologie à la Faculté de théologie protestante de Paris, à l’Institut catholique de Paris et à la Faculté de théologie catholique de Lyon.

De 1989 à 1994, il est coordonnateur des stages de formation permanente des pasteurs au titre du Conseil permanent luthéro–réformé (CPLR) et secrétaire de la coordination nationale « Edifier-Former » de l’Église réformée de France.

En 1992 il soutient sa thèse de doctorat en histoire religieuse à l’université Paris-Sorbonne sous la direction de Jean Baubérot sur le sujet : Le grand siècle d’une mission protestante. La Mission de Paris de 1822 à 1914.

En 1994 il est nommé maître de conférence en théologie pratique à l’Institut protestant de théologie – Faculté de Montpellier. En 2004, à la suite de son habilitation à diriger des recherches il devient professeur d’histoire du christianisme à l’époque contemporaine jusqu’en 2011.

Jean-François Zorn, né le 11 mars 1946 à Lausanne, est un historien et un théologien protestant français. Ses travaux couvrent des champs variés comme l’anthropologie, la sociologie et l’histoire du christianisme à l’époque contemporaine, spécialement la missiologie.
Spécialiste de l’histoire du protestantisme et de la missiologie, il est actuellement directeur honoraire du Centre Maurice-Leenhardt de recherche en missiologie qu’il a cofondé en 2006, et chercheur associé membre du Centre de recherches interdisciplinaires C.R.I.S.E.S. de l’université Paul-Valéry Montpellier III.

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