En 1989, de retour de Nouvelle-Calédonie où j’accompagnais pour le Défap le pasteur Jean Domon et l’équipe de Présence protestante (1), je gardais en tête à la fois le gouffre qui séparait les deux communautés, kanak et caldoche, mais aussi leur volonté de tourner la page des « évènements » qui avaient ensanglanté le Territoire.
Près de 30 ans après le constat est à peu près le même, une volonté forte de bâtir un « destin commun » mais des inégalités flagrantes.
L’année 2018 est cruciale avec le référendum sur l’accession de la Nouvelle-Calédonie à la pleine souveraineté qui doit se tenir avant le mois de novembre 2018. La date de la consultation reste à définir (par le Congrès calédonien au plus tard en mai 2018), mais surtout il reste à trouver un consensus sur la question posée. Déjà il a fallu des années de négociations entre les partis pour arrêter la liste spéciale référendaire instituant l’inscription d’office sur cette liste de tous les natifs de Nouvelle-Calédonie, des mois en 2017 pour élire le président du gouvernement… Et le mot « indépendance » figurera-t-il dans la question ? Le débat reste ouvert. Les divisions au sein des deux camps, loyaliste et indépendantiste, bloquent les discussions, chacun joue sa carte entre, dans chaque camp, ceux qui souhaitent un référendum couperait, oui ou non à l’indépendance (notamment Les Républicains calédoniens, loyaliste, l’Union Calédonienne, indépendantiste) et ceux qui privilégient le lendemain du référendum, la construction d’un avenir commun en évitant qu’il y ait un vainqueur et un vaincu (notamment Calédonie Ensemble, loyaliste, le Palika, indépendantiste). La société calédonienne reste profondément divisée malgré de nombreuses initiatives pleines d’espérance.
Bâtir sur des fractures
La carte démographique de la Nouvelle-Calédonie est l’exemple même de ces fractures. Les Kanak sont présents principalement sur la côte est du caillou, dans les îles Loyauté et dans les quartiers populaires ou marginalisés du nord de Nouméa, les Caldoche sur la côte ouest et dans les quartiers aisés du sud de Nouméa.
Même constat dans l’éducation, 4% des Kanak ont suivi des études supérieures contre 26% des non-Kanak (cf Le Monde du 2 décembre 2017). Une partie de la jeunesse, désœuvrée, coupée de leur famille, sans repère coutumier, glisse vers la délinquance. Bétail tué, caillassage de véhicules, coups de feu (notamment du côté de la tribu de St Louis entrainant la fermeture de la seule route vers le sud), font la une de la rubrique des faits divers.
Et cela malgré 30 ans de politique de rééquilibrage, l’instauration de trois provinces, la province sud à majorité loyaliste, les provinces nord et des îles Loyauté à majorité indépendantiste. Ces deux provinces se partageant près de 50% de la Dotation de fonctionnement pour 26% de la population totale.
Le rééquilibrage passe aussi par le développement économique avec notamment les mines et l’usine de Nickel du Koniambo détenues majoritairement par la province Nord. L’industrie du Nickel est l’une des principales richesses du Pays, avec… le secteur public. Mais depuis 2015, le Nickel est en crise et réveille les tensions.
D’autant que de nombreuses tribus vivent de son exploitation sur leur terre, sujet à de nombreuses revendications qui parfois bloquent l’accès aux mines.
Face à ces contradictions, des initiatives se développent pour construire le « destin commun ».
Bâtir le « vivre ensemble »
Régulièrement des gestes coutumiers mettent fin à de vieux conflits, ou permettent de renouer le dialogue.
Depuis 2010 la plupart des mairies et les institutions du Pays lèvent côte à côte les drapeaux français et indépendantiste.
Le pardon entre les familles Tjibaou, Yeiwéné et Wéa, en 2004, quinze ans après l’assassinat de Jean-Marie Tjibaou et de Yeiwéné Yeiwéné par Djubelly Wéa (2), est un de ces gestes d’une force inouïe voulue par les veuves, un long chemin vers la réconciliation (3). C’est souvent par ce « chemin kanak », une tradition coutumière, que se règlent les tensions. Exemple la petite commune de Pouembout, au nord de la côte ouest, une commune limitrophe de la ville de Koné qui a connu un développement accéléré tant en population (multiplié par trois en quinze ans) qu’en infrastructures grâce au Nickel et à l’usine du Nord. Face à ce voisin envahissant, en empruntant ce « chemin », en travaillant avec les tribus, Pouembout n’a pas subi cette proximité mais au contraire elle en a profité en se développant à son échelle, selon ses propres besoins, dans le respect des équilibres.
Ne pas subir, rester maître de son destin, construire sans tourner le dos au « progrès », se sont les défis auxquels la Nouvelle-Calédonie doit répondre. Et sur ces enjeux la classe politique est souvent absente, toute embourbée dans ses querelles politiciennes. C’est au niveau local, communal, associatif, coutumier que la population prend ces questions à bras le corps. Lifou, l’île la plus importante des Loyautés, forte de ses espaces naturelles, plages, falaises,
grottes, forêts notamment de santal… propices au tourisme, est très convoité par les croisiéristes. Un projet de croisières permettant l’arrivée de plusieurs milliers de touristes par semaine a été proposé. Mais, prenant le risque de tourner le dos au développement touristique, les Vieux, représentant la chefferie, la mairie, les associations, l’ont rejeté au cours d’une réunion à Miami. L’île ne peut gérer un tel afflux. Stupeur des tour-opérateurs les voyant quitter la salle malgré leurs menaces d’abandonner la destination. Finalement un accord a été trouvé permettant chaque année à une centaine de bateaux de croisière d’accoster. Les exemples de ce type d’initiative ne manquent pas et les Eglises participent à ces réflexions.
Au début de cette année, durant les vacances d’été (de mi-décembre à mi-février en Nouvelle-Calédonie), l’Eglise Protestante de Kanaky-Nouvelle-Calédonie (EPKNC) a rassemblé 300 jeunes venus des 8 consistoires, sur le thème « Concitoyens d’un nouveau pays » (Ephésiens 2/19). Si la position en faveur de l’indépendance de l’EPKNC est connu, cette réflexion n’a
pas pour but d’entrer dans le débat politique, mais de transmettre des valeurs, comment
« vivre avec l’autre, accepter l’autre tel qu’il est, avec ses différences » (4). C’est l’enjeu majeur de 2018 pour éviter le retour des vieux démons.
Gilles Marsauche
(1) Présence Protestante et le Défap ont réalisé en 1989 quatre émissions sur la Nouvelle- Calédonie, notamment « Les chemins de la réconciliation ».
(2) Le 4 mai 1989 Jean-Marie Tjibaou et Yeiwéné Yeiwéné, dirigeants du Front de
libération nationale kanak et socialiste (FNLKS), viennent à Ouvéa pour la levée de
deuil et se recueillir sur la tombe des dix-neuf Kanaks tués par les gendarmes en avril
1988. Au cours de la cérémonie, Djubelli Wea, militant indépendantiste, se sentant
trahi par la signature des accords de de Matignon, tue les deux dirigeants, avant d’être
abattu à son tour.
(3) En 2006, Walles Kotra (actuellement directeur exécutif en charge de l’outre-mer de
France Télévisions) et Gilles Dagneau ont réalisé un documentaire sur cette démarche « Tjibaou, le pardon ».
(4) Interview d’Evangéline Fraîtr sur Nouvelle-Calédonie 1ère.
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