Je ne suis pas spécialement fan d’Amélie Nothomb, mais je dois dire que la lecture de son Soif m’a touché. C’est un texte émouvant. Bouleversant parfois. Nothomb se glisse dans la peau de Jésus et elle imagine le monologue intérieur de Jésus dans les heures terribles de sa passion. Son texte est fort, puissant, dérangeant, parfois troublant en ce sens qu’il est construit autour d’un « Je ». C’est Jésus qui parle. Elle ne met aucune distance entre elle et Jésus. On est invité à entrer dans ce « Je », on se glisse dans la tête, dans le cœur d’un Jésus qui se livre sans réserve. Depuis le fond de sa prison, Jésus parle librement, ouvertement, sans filtre, sans réserve.
Il évoque des regrets surprenants dans la suite de son « miracle préféré » de Cana :
« Le pire, c’est l’attente des gens. À Cana, à part ma mère, personne n’exigeait rien de moi. Ensuite, où que je me sois rendu, on avait préparé le coup, on avait placé sur mon chemin un grabataire, un lépreux. Accomplir un miracle, ce n’était plus offrir une grâce, c’était remplir mon devoir ».
Il nous dit sa peur devant ce qui l’attend :
« À présent, je découvrais la peur. Non pas la peur de mourir, qui est la plus partagée des abstractions, mais la peur de la crucifixion : une peur très concrète ». C’est cette peur qui fait dire à Jésus : « J’ai la conviction infalsifiable d’être le plus incarné des humains ».
Il parle de son désir, de ses amours. Il évoque le visage de Marie-Madeleine avec des paroles extraordinaires d’amour et de tendresse :
« Quand j’ai vu ton visage, je n’en suis pas revenu. Je ne savais pas que tant de beauté était possible. Et puis tu m’as regardé et cela a empiré : je ne savais pas qu’on pouvait regarder comme cela. Quand tu me regardes, j’ai du mal à respirer. Est-ce que tu regardes tout le monde de cette manière ? ».
Il évoque sa relation avec les disciples. Il parle de ses amis comme nous parlons nous-mêmes de nos amis. Avec liberté. À propos de Pierre, il sait qu’il va le renier, mais paradoxalement il ne peut pas ne pas lui réserver une pleine confiance :
« Moins inspiré que Jean, moins fidèle que le premier venu, j’ai choisi Pierre comme commandeur parce qu’il a cette qualité d’être un colosse. Quand c’est lui qui parle, les gens sont impressionnés. Le comble c’est que c’est valable pour moi aussi. Je sais pourtant qu’il me reniera, mais il m’inspire une telle confiance ». À propos de Judas, le paradoxe est encore plus éclatant : « C’était un drôle de type. Avec lui, tout était toujours à recommencer de zéro. Il aurait découragé n’importe qui, il m’a découragé plus d’une fois. L’aimer relevait de la gageure et je ne l’en aimais que plus ».
On pourrait encore relever de ce monologue de Jésus de très nombreuses pépites Le « Je » qui s’exprime étonne par sa liberté et son audace. Il est bien évident que nous ne sommes pas avec ce texte dans une lecture stricte et rigoureuse des évangiles. Il s’agit d’une reconstruction romanesque, littéraire. Pourtant, rien n’est dit qui viendrait en contradiction de ce que disent les évangiles. Nothomb s’exprime en fait pour combler les creux et les silences du récit évangélique. Les évangiles restent sobres et c’est ce qui leur a donné autorité. Ils ne relèvent pas du roman. Ils relèvent du témoignage. Le témoignage s’intéresse à l’essentiel. Le roman s’intéresse au détail. Et Nothomb s’intéresse tout particulièrement à un détail qui est passé sous silence dans le récit des évangiles, c’est le détail de tout ce qui concerne le corps. Le corps qui souffre ; le corps qui prend plaisir ; le corps qui est soumis au rythme des émotions ; le corps qui fatigue ; le corps qui désire ; le corps qui aime. Dans son monologue de fin de vie, Jésus du fond de sa cellule revendique la vérité du corps. Dans un dialogue surprenant avec le Père, Il lui reproche vertement sa distance, son ignorance du corps. C’est brutal. C’est blasphématoire, diront certains. Pourtant, c’est puissant, extraordinairement puissant : Il faut un corps pour raconter l’amour !
« Que sais-tu de l’amour ? Tu ne connais pas l’amour. C’est bien cela le problème. L’amour est une histoire, il faut un corps pour la raconter. Ce que je viens de dire n’a aucun sens pour toi. Si seulement tu avais conscience de ton ignorance ! ».
Pour le Jésus de Nothomb, le corps raconte l’amour et il le raconte jusqu’au point où il atteint l’innommable, jusqu’au point où il n’y a plus de mots pour dire les choses. Nothomb convoque alors une métaphore pour décrire cette expérience de l’innommable. Elle évoque la brûlure de la soif et elle fait dire à son Jésus :
« En vérité, je vous le dis : ce que vous ressentez quand vous crevez de soif, cultivez-le… Quand on cesse d’avoir faim, cela s’appelle satiété. Quand on cesse d’être fatigué, cela s’appelle repos. Quand on cesse de souffrir, cela s’appelle réconfort. Cesser d’avoir soif ne s’appelle pas. La langue dans sa sagesse a compris qu’il ne fallait pas créer d’antonyme à la soif. On peut étancher la soif et pourtant le mot étanchement n’existe pas. Il y a des gens qui pensent ne pas être des mystiques. Ils se trompent. Il suffit d’avoir crevé de soif un moment pour accéder à ce statut. Et l’instant ineffable où l’assoiffé porte à ses lèvres un gobelet d’eau, c’est Dieu ».
J’ai trouvé dans la lecture de ce texte, un ton, une liberté, une inspiration, des audaces, des fulgurances assez extraordinaires. On sent que chez Nothomb, cela vient d’extrêmement loin. C’est vraiment depuis ses propres profondeurs, son corps, son cœur, son intime, qu’elle nous livre son Jésus. Pour reprendre une image qu’elle utilise elle-même à propos de Jésus, elle l’a véritablement dans la peau. Cela donne bien évidemment à ce texte un caractère unique. On aime ou on n’aime pas. Pour ma part, j’ai aimé.
Il est évident que cette positive appréciation du Jésus de Nothomb n’est pas nécessairement partagée par nos théologiens spécialistes des écritures. Lors de la pastorale de Sète, Céline Rohmer avait été interpellée sur ce texte de Nothomb. Pour ceux qui étaient présents, on se souvient qu’elle n’avait pas voulu commenter. Pour elle, la démarche était trop étrangère. Le texte, rien que le texte, tout le texte ! On retrouve la même exigence, chez Daniel Marguerat, le même souci du texte. Dans son article de Réforme, il écrit :
« Il y a gros à parier que les lecteurs d’Amélie Nothomb sont poussés par le même intérêt que les passionnés de la littérature apocryphe : découvrir une vérité sur Jésus autrement que par les quatre textes « officiels ». Un accès libre, non contrôlé, non dogmatisé, impertinent s’il le faut ».
Je suis pour ma part trop redevable de tout ce qu’ont apporté nos chercheurs et professeurs spécialistes des textes bibliques pour ne pas respecter ce point de vue. De plus, je trouve que fondamentalement ils ont raison de le défendre. C’est une rigueur qui est nécessaire, salutaire. Dans le même temps, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’ils manquent de disponibilité et d’accueil vis à vis d’une approche qui n’a aucune prétention scientifique. Nothomb ne se situe pas dans le scientifique. Elle fait au contraire parler les silences du texte. Elle va rechercher tout ce qui est dans les creux, les interstices, les non-dits du récit. Elle nous livre son Jésus. Le Jésus de sa foi. Elle nous livre sa lecture des évangiles et comme toute lecture, c’est une lecture qui est marquée ; marquée par une histoire, par une culture, par une théologie. C’est bien évidemment une lecture qui n’est pas innocente.
Parmi les autres critiques venues des milieux protestants, on reproche à Nothomb d’être trop imprégnée d’une « doxa » catholique traditionnelle. Il est vrai que le Dieu qu’elle présente est plutôt lointain, froid, étranger à la souffrance. Un Dieu qui ne sait pas ce que c’est que d’aimer. Il ressemble fort à la figure du Dieu contre laquelle le petit moine d’Erfurt s’est dressé. Dans une lettre ouverte à Amélie Nothomb[1], Serge Soulié alimente le procès en catholicisme en soulignant le lien étroit qu’elle tisse entre souffrance et sacrifice. J’ai dû relire le texte pour y trouver cette trace. À la relecture, il est vrai qu’ici et là elle fait référence au sacrifice pour donner sens à la souffrance. Pourtant, ce n’est pas la première chose que j’avais retenue dans son texte. Ce que j’avais au contraire retenu c’est la dimension du vulnérable : « La souffrance me cloue à mon corps ». La souffrance comme langage d’un corps fragile qui raconte l’incarnation par un côté qui est étranger à la majesté. La souffrance en dehors de toute idée d’expiation : « Comment croire que mon supplice expie quoi que ce soit ? L’infini de ma souffrance n’efface en rien celle des malheureux qui l’ont endurée avant moi. L’idée même d’expiation répugne par son absurde sadisme ». La souffrance ici n’est rattrapée par aucun sens. Elle n’a pas de sens. Elle n’a même pas le sens de conduire Jésus à se pardonner à lui-même puisque c’est ainsi que Nothomb nous présente Jésus sur la croix, dans les derniers moments de son dialogue avec lui-même. La souffrance est sans raison. Et l’incarnation, chez Nothomb, nous est donnée à être entendue et reçue par le côté absurde d’une souffrance toujours en excès.
Ce texte d’Amélie Nothomb est étonnant. Serge Soulié en parle comme d’un conte philosophique. Je souscris. C’est un conte qui n’abîme rien des évangiles qu’on connaît. Il leur donne au contraire du relief, de la densité. On peut bien évidemment ne pas être d’accord avec tout ce que dit Nothomb. Elle a des audaces qui dérangent, qui bousculent. C’est pourtant un texte utile, nécessaire, incontournable, un peu comme le seraient les midrash dans la tradition rabbinique. Les midrash, ce sont des commentaires et des récits qui éclairent, qui enrichissent la compréhension des textes. C’est vraiment le cas de ce texte d’Amélie Nothomb.
Alain Rey – Pasteur retraité
[1]Serge Soulié : Lettre ouverte à Amélie Nothomb publiée sur le site amicale-pasteurs.com
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