Nationale Théologie

« Voici l’homme ! » Jean 19,5 Céline Rohmer

Dimanche dernier, ils étaient nombreux à défiler dans les rues de Paris, à s’être mobilisés contre le projet de loi relatif à la bioéthique et notamment contre sa proposition d’ouverture de la procréation médicalement assistée pour toutes les femmes. L’événement fait signal de ce qui agite notre société, des défis auxquels elle craint de devoir faire face. Parmi ces défis, on peut facilement en repérer quelques-uns, majeurs, liés à ce qui est présenté le plus souvent comme des progrès techniques :

– la PMA et avec elle, la tentation de la gestation pour autrui (GPA) ou d’une éventuelle rétribution pour le don de gamètes et plus généralement pour le don d’organes, pour l’étude des cellules souches

– les prétentions du trans-humanisme, idéologie particulièrement à la mode, où l’homme devient agent de sa propre transformation, où la technique vise la constante amélioration de nos capacités et de nos compétences

– enfin ces dernières décennies, l’augmentation vertigineuse de la durée de vie a porté de sérieuses conséquences sur la qualité de la fin de vie, et avec elle, sur l’interruption volontaire de la vie

Notre perception de l’existence humaine bouge et semble moins évidente qu’auparavant. Nos collègues en témoignent, avec plus ou moins de satisfaction, dans le dernier numéro du journal Hier et aujourd’hui. « Et maintenant tout est changé » dit l’un d’eux. C’est également ce constat que le professeur de médecine Israël Nisand dresse lors de la troisième édition du Forum européen de bioéthique réuni à Strasbourg en janvier 2013. Je le cite :

« Là où, pour nos grands-parents, le monde n’avait guère changé entre leur naissance et leur mort, nous assistons désormais à une accélération sans précédent de l’accumulation des connaissances et des techniques. Nous sommes tous collectivement embarqués dans un train à grande vitesse mais dépourvu de signal d’alarme et de freins. Le vertige collectif est bien sûr au rendez-vous.1 »

Les repères du vivant sont donc modifiables, et ils le seront assurément de plus en plus. Et plus nous mesurons la complexité des enjeux sociétaux que ces changements soulèvent, plus l’inquiétude grandit et avec elle l’appétence quasi frénétique de nos contemporains pour les questions d’éthique. Ces évolutions nous contraignent à poser à nouveaux frais la question de ce qu’est une existence humaine et plus précisément encore quelle signification apporter au :

– début de l’existence humaine, – à son déroulement,
– et à sa fin.

Et puisque ce matin c’est à une bibliste que vous vous adressez, je me dois de vous l’annoncer : la Bible n’apporte pas de réponse à ces questions. La Bible n’est pas un manuel d’éthique, elle n’est pas, comme le rappelle Luther, un recueil de préceptes « où nous devons apprendre ce que nous devons faire2 ». Mais la Bible participe du dévoilement de la réalité de l’existence humaine, elle l’explore à la lumière de l’événement Jésus Christ, et exprime ainsi une certaine vision de l’humain. C’est donc vers elle qu’il nous faut inlassablement revenir – là même où, dans le vacarme d’un train lancé à grande vitesse, la Parole de Dieu prend le risque de se faire entendre.

C’est vers Paul, lui le premier, que je me tourne. Face aux débats qui agitent la communauté chrétienne de Rome, Paul distingue deux groupes, l’un appelé « les forts » et l’autre appelé « les faibles ». Les premiers ne manquent pas de mépriser les seconds sous prétexte de se sentir libres de tout interdit – après tout, c’est bien à la liberté que nous avons été appelés, pourquoi donc des règles et des codes de bonne conduite – quant aux seconds, ils ne manquent pas de pointer un doigt accusateur vers les premiers sous prétexte de se sentir dépositaires de ce qui est juste et bon. Faibles ou forts, Paul les exhorte ensemble à une obéissance joyeuse au Dieu de Jésus Christ (12,1-2), il les invite à parler entre eux des implications concrètes de l’Évangile (12,3-8). Et votre assemblée ce matin atteste qu’à l’évidence, le conseil paulinien a été entendu. Dans la longue section parénétique de son épître aux Romains, comme une pointe saillante, laissée là en repère, Paul ramasse son propos, et d’un trait, ramène le tout de notre existence à la seigneurie du Christ (Rm 14,7-9) :

7 οὐδεὶς γὰρ ἡμῶν ἑαυτῷ ζῇ
καὶ οὐδεὶς ἑαυτῷ ἀποθνῄσκει·

Car personne, parmi nous, ne vit par / pour soi-même, et personne ne meurt par / pour soi-même.

8 ἐάν τε γὰρ ζῶμεν, τῷ κυρίῳ ζῶμεν,
ἐάν τε ἀποθνῄσκωμεν, τῷ κυρίῳ ἀποθνῄσκομε.

ἐάντε οὖν ζῶμεν ἐάν τε ἀποθνῄσκωμεν, τοῦ κυρίου ἐσμέν.

Car, et si nous vivons, nous vivons par / pour le Seigneur, et si nous mourons, nous mourons par / pour le Seigneur.

Donc, et que nous vivions, et que nous mourions, nous sommes au Seigneur.

9 εἰς τοῦτο γὰρ Χριστὸς ἀπέθανεν καὶ ἔζησεν, ἳνα καὶ νεκρῶν καὶ ζώντων κυριεύσῃ.

Car c’est pour ceci que Christ est mort et qu’il a repris vie,
pour qu’il exerce sa Seigneurie et sur les morts et sur les vivants.

Le sujet croyant n’a pas d’autre fondement ni horizon pour mener son existence que le Christ. Il n’est justiciable que devant Lui. La perspective paulinienne n’est pas de distinguer le fort du faible, le bon du mauvais, mais de comprendre l’existence humaine – la nôtre écrit Paul – à partir de l’événement Christ crucifié et ressuscité. Cet événement-là pour seul repère, la radicalité de Paul devra plus tard s’atténuer pour permettre une lente intégration. C’est à cela que les auteurs du Nouveau Testament s’emploient, à dire ce que signifie précisément « vivre par / pour le Seigneur ».

À la radicalité de Paul, Matthieu répond par une réappropriation des termes : il reformule à sa manière la compréhension de l’existence humaine soumise à la seigneurie du Christ et réfléchit à la trajectoire d’une telle existence dans la réalité concrète de ses contemporains.

À l’argumentation de Paul, Matthieu répond par la narration: sa compréhension de l’existence humaine soumise à la seigneurie du Christ en passera donc par la mise en récit d’un personnage – celui à qui les premiers partisans de Jésus ont reconnu une certaine autorité, Pierre, premier disciple selon la tradition dont Matthieu hérite. Mais l’auteur construit son propre Pierre, il en sculpte les contours. Par son travail rédactionnel et ses ajouts de matériaux propres, Matthieu trace pour ce disciple un parcours spécifique qu’il propose en retour à ses lecteurs. C’est ce parcours que je vous invite à suivre ce matin. Nous nous arrêterons en 3 lieux précis. De la Galilée jusqu’à Jérusalem, il semble en effet que la métaphore de la pierre s’anime et que la solidité liée à son image s’estompe lentement – la pierre est rendue progressivement vivante. Sur ce parcours, le Pierre matthéen, est mené d’échec en déception, d’inquiétude en reniement. Il « devient, écrit Corina Combet-Galland, pierre vivante3 ». La trajectoire de cette pierre, vivifiée par l’événement de la rencontre avec son Seigneur, laisse entrevoir une compréhension singulière de l’existence humaine. Et ce que Paul proclamait à la face de « tous les bien-aimés de Dieu qui sont à Rome » (Rm 1,7), Matthieu s’en est manifestement saisi, et il choisit pour nous de le raconter.

1. En mer de Galilée : le poids de nos prétentions (Mt 14,22-33)

Premier lieu à explorer : les bords de la mer de Galilée. C’est là que la trajectoire du disciple a été initiée, et c’est là que les Douze sont un jour contraints à une certaine distance de leur maître. Ils sont seuls dans la barque, ils vivent, à proprement parler, leur première expérience ecclésiale. Et la réalité du monde s’annonce violente, mouvante. Parce qu’ils sont seuls et que leurs repères changent, les disciples sont en danger. Je relis avec vous cet épisode bien connu, dans une traduction volontairement plus littérale qu’à l’habitude :

Mt 14 22 Et aussitôt il obligea les disciples à monter dans la barque et à le précéder sur l’autre rive pendant qu’il renverrait les foules. 23 Et, ayant renvoyé les foules, il monta dans la montagne pour prier à l’écart. Le soir étant venu, il était là, seul.
24 La barque était déjà éloignée de la terre de plusieurs stades, elle était tourmentée par les vagues car le vent était contraire. 25 À la quatrième veille de la nuit, il arriva vers eux en marchant sur la mer.

26 En le voyant marcher sur la mer, les disciples furent troublés [ἐταράχθησαν] disant : « C’est un fantôme ! ». Et de peur, ils crièrent.
27 Aussitôt Jésus leur parla : « Ayez confiance, moi je suis [ἐγώ εἰμι], n’ayez pas peur. » 28 Lui répondant, Pierre dit : « Seigneur, si toi tu es, ordonne-moi d’aller auprès de toi sur les eaux. » 29 Celui-ci dit : « Viens ».

Et descendant de la barque, Pierre marcha sur les eaux et alla près de Jésus.
30 Mais voyant le vent (fort) [βλέπων τὸν ἄνεμον (ἰσχυρὸν)], il eut peur, et commençant à s’enfoncer, il s’écria en disant :

« Seigneur, sauve-moi ! ».
31 Aussitôt, étendant la main, Jésus le saisit et lui dit :

« Homme de peu de confiance, pourquoi as-tu douté ? »

32 Et quand ils furent montés dans la barque, le vent se calma. 33 Ceux dans la barque se prosternèrent devant lui en disant : « En vérité, tu es fils de Dieu. »

Trois éléments, dont le texte grec porte les traces, me semblent ici potentiellement éclairants pour notre propos :

 

– Le premier est le trouble que les disciples ressentent. Verset 26, on nous dit qu’ils « furent troublés ». Matthieu sélectionne ici un verbe tout à fait précis – ταράσσω – qu’il n’a employé qu’à une seule autre reprise dans son évangile, alors que Jésus n’était qu’un enfant et qu’il était là aussi, comme à distance des personnages. Des mages viennent interroger Hérode sur le lieu où doit naître le roi des Juifs, Hérode et tout Jérusalem avec lui, « fut troublé » écrit Matthieu (2,3). Hérode, lui qui dispose de tout et de tout pouvoir, est troublé par la naissance d’un enfant. Mais que pouvait donc craindre ce puissant roi d’un enfant si ce n’est d’être contesté dans ce qu’il s’imaginait être ? Le verbe ταράσσω fait indice. Les disciples embarqués ne sont pas d’abord troublés par la réalité de la violence du monde, ce qu’ils craignent, c’est d’être contestés dans ce qu’ils sont ou s’imaginent être. Ils craignent ce que cette réalité mouvante peut révéler de leur faiblesse. La dépossession de la puissance qu’ils s’imaginent détenir les effraie. Jusque dans la barque, la mise à nu de soi inquiète davantage que les vents changeants au point de les nommer contraires.

– Un deuxième élément apparaît dans l’échange entre Pierre et Jésus, un échange que seul Matthieu raconte. Son histoire de marche sur les eaux évoque bien des épisodes vétérotestamentaires4 mais elle renvoie surtout au récit pascal du passage de la mer (Ex 14– 15)5. Matthieu fait ici le récit d’une nouvelle pâque. Et lorsque le Seigneur secourable s’approche de sa communauté, ses mots confirment la théophanie qui est en cours : « Ayez confiance, moi je suis n’ayez pas peur » (14,27). Le ἐγώ εἰμι renvoie au nom divin révélé pendant l’Exode. Pierre l’entend, il reconnaît cet ἐγώ εἰμι et il le reprend – « Seigneur, si toi tu es » 14,28 – mais il l’assortit d’une condition – exactement comme le diable au désert – « sitoi tu es, alors… ». Pierre est pris dans ses représentations du Dieu de l’Exode, et réclame de prendre part au miracle d’une marche sur les eaux. Son élan hors de la barque affiche sa prétention. Convaincu de ses capacités à reconnaître le Dieu de l’Exode, Pierre laisse libre cours à son désir de puissance : il répond, il conditionne, il ordonne, il cherche à s’approcher au plus près de l’ἐγώ εἰμι. Chargé d’un tel poids, la pierre coule. Il lui faudra revenir sur la terre ferme des hommes et placer ses pas à la suite de son Seigneur pour comprendre comment mener son existence.

– Un dernier élément apparaît à travers la curieuse expression du v. 30 : « Voyant le vent fort, il eut peur ». Le curieux choix du verbe « voir » (βλέπω) invite ici à une lecture symbolique de l’événement. Pierre est victime de ce qui se voit et s’impose à lui. Le vent prend ainsi valeur d’idole au sens où il fait fatalité et destin dans son existence. Il semble que ce vent l’aveugle au point de devenir la représentation indépassable de la réalité6. Pierre « voit » le vent comme seul horizon possible. Et en paraphrasant Jean-Luc Marion, je dirais qu’ici le regard du disciple se « fixe, loin de transiter au-delà, demeure face à ce qui lui devient un spectacle à re-specter. Le regard se laisse combler7 ». La pierre coule et c’est alors, et seulement alors, que monte à la surface l’expression d’une relation vivante au Seigneur, non plus sous forme conditionnelle mais exclamative. Le désir de puissance de Pierre s’est mué en prière : « Seigneur, sauve-moi ! » (14,30). Pierre voulait saisir, et c’est lui qui en réalité est saisi (14,31). L’expérience fissure ce qui faisait loi dans sa vie et le retenait captif. En criant vers leMoi je suis, Pierre est révélé par contrainte à son humaine réalité, une réalité prisonnière de ses représentations et qu’il était comme empêché de voir.

L’épisode de la non-marche sur les eaux est l’occasion pour Matthieu de faire parler pour la première fois son personnage – jusque-là, la pierre était muette. Lentement, Matthieu la vivifie et la propose en miroir à son lecteur, à quiconque veut comprendre ce que vivre par / pour le Seigneur signifie. Embarqués à notre tour, nous comprenons que l’existence ramenée à la seigneurie du Christ débute dans une nécessaire mise à nu de soi et de son désir d’emprise, dans le dévoilement des illusions confondues avec la réalité. À nos élans de puissance, le Christ répond par l’insécurité d’une itinérance sur la terre ferme des hommes, à sa suite. Dans ce patient effort de reconnaissance, au rythme lent de nos avancées, la seigneurie du Christ rend progressivement visible la vérité de l’existence humaine. En mer de Galilée, nous comprenons que ce qui fait sombrer l’existence, c’est d’abord le poids de ses prétentions.

2. À Césarée de Philippe : la vie véritable procède d’une autre vie (16,15-28)

La trajectoire de la pierre se poursuit, elle mène le disciple jusqu’en terre païenne, à Césarée de Philippe, deuxième étape de notre parcours. C’est là que Matthieu choisit d’insérer un autre échange, lui aussi unique, entre Pierre et Jésus. Le Maître interroge les Douze : au dire des hommes, qui est le Fils de l’homme ? Leurs réponses ne font que répéter les noms des prophètes attendus – leur parole se confond avec celles du monde et affiche leur pleine confusion. C’est à nouveau Pierre qui ose sortir de la barque et faire réponse :

Mt 16 15 Il leur dit :

« Et vous, qui dites-vous que je suis ? »

16 Répondant, Simon Pierre dit :
« Toi, tu es le Christ le fils du Dieu vivant » [Σὺ εἶ ὁ Χριστὸς ὁ υἱὸς τοῦ θεοῦ τοῦ ζῶντος]17 Répondant, Jésus lui dit :

« Heureux es-tu, Simon fils de Jonas, parce que chair et sang ne te l’ont pas révélé[ἀπεκάλυψέν], mais mon Père qui est dans les cieux.
18 Et moi je te dis que toi tu es Pierre, et sur cette pierre je construirai mon église[μου τὴν ἐκκλησίαν] et les portes d’Hadès ne l’emporteront pas sur elle.

19Je te donnerai les clefs [τὰς κλεῖδας] du royaume des cieux, et ce que tu lies sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délies sur la terre sera délié dans les cieux. »

« Tu es le Christ le fils du Dieu vivant » – la déclaration permet de mesurer la trajectoire immergée de la pierre depuis l’épisode en mer de Galilée. La condition « si » a disparu : ce n’est plus « si tu es » mais « tu es ». La vérité émerge lentement, elle s’affirme. Et l’on comprend qu’il ne s’agit pas ici d’une vérité argumentée, obtenue à coup d’intelligence, mais d’une vérité qui relève d’un lent procès que Matthieu passe sous silence, c’est une vérité que le langage ne saurait contenir8. La pierre est vivifiée dans le lieu secret du Père, le lieu qu’au sommet de la montagne, Jésus a désigné comme lieu du don (6,6).

« Tu es le Christ le fils du Dieu vivant » – la déclaration associe le titre « Fils de Dieu » à l’expression « Dieu vivant » et ainsi, elle propose un titre unique, propre à la foi chrétienne, où messianité et divinité sont affirmées ensemble. Sa singularité se situe précisément dans l’affirmation d’une relation vivante à Dieu. Pierre reconnaît en Christ celui qui rend Dieu vivant dans son existence. La pierre prend donc vie, celle que Dieu lui donne dans le secret par Christ. Cela signifie encore que reconnaître en Jésus le Christ, offre de devenir vivant d’une autre vie – l’existence humaine que Pierre découvre à la suite du Christ, est une vie rendue vivante, vivifiée par le Père. J’en déduis que l’homme peut vivre d’une vie morte. Christ est celui qui peut faire naître à la vie vivante. Si nous vivons, écrivait Paul aux Romains, nous vivons par le Seigneur (Rm 14,7).

Dieu a donc œuvré jusqu’au cœur de la pierre. Jésus met au jour l’événement et précise trois choses :

– la première affirme la gratuité de la révélation offerte par le Père. Pierre est au bénéfice d’une apocalypse. La parole qui le traverse est reconnue par Jésus comme un don gratuit et reçu hors de tout mérite. Le don de Dieu ne dépend pas des vues humaines, il leur échappe. La seule béatitude nominative de tout l’évangile est adressée ici à Pierre comme une prolongation à son peu de confiance, découvert en mer de Galilée un jour de tempête – cette béatitude exprime la grâce faite à l’élu de Dieu. « La vie véritable ne découle pas de la condition humaine 9 » écrit Corina Combet-Galland. Le commencement de l’existence humaine échappe aux circuits humains qui, toute intelligence et technologie confondues, ne peuvent donner vie à la vie.

– deuxième précision (et pas des moindres) : l’Église naît ici, de cet événement de la révélation divine offerte et accueillie intimement. L’Église provient de la grâce de Dieu, elle ne peut donc pas être possédée comme un avoir mais sans cesse renouvelée en tant qu’événement. Cela implique pour nos débats que vivre sous la seigneurie du Christ ne consiste pas à mener une quête individuelle mais consiste à « entrer dans une construction communautaire, [à] devenir une pierre vivante parmi d’autres, se laisser bâtir, s’édifier mutuellement aussi10 ». Les pierres vivifiées sont donc reliées les unes aux autres, de telle sorte que la situation de chacune d’entre elles, et notamment des plus fragiles, importe à toutes. Le déroulement de l’existence humaine par / pour le Christ est une marche en solidarité sur la terre ferme des hommes.

– troisième précision : Jésus est désigné comme unique propriétaire de l’Église et le seul à fournir les critères de son action. Deux sortes de pouvoirs sont évoquées. Le pouvoir des clefs : si les Pharisiens ferment les accès à Dieu par leur enseignement (23,13), Jésus donne autorité à qui le Père a donné de le reconnaître, d’enseigner fidèlement à sa prédication, dans le but d’ouvrir le Royaume aux individus de toutes les nations. Le pouvoir de lier et de délier (élargi aux disciples au chap. 18 dans le discours adressé à la communauté) insiste sur l’ouverture nouvelle au Père. L’existence humaine rendue vivante est résolument placée sous le sceau de l’engagement et de la responsabilité, entièrement tendue vers les autres pierres en attente de vivification.

Autrement dit, Matthieu – à la suite de Paul – ne défend pas un modèle de vie constitué en soi, mais une vie reçue dans la relation à Dieu, offerte dans la rencontre avec Christ, et logiquement appelée à ouvrir la voie pour d’autres. La Bible ne contient pas une définition de l’existence humaine qu’il s’agirait pour nous de promouvoir – en ce sens on peut dire qu’elle défend une anthropologie ouverte sans cesse à re-prendre, à re-discuter – la Bible ne promeut pas une identité humaine donc, mais une rencontre de laquelle naît, chaque fois à nouveau, un sujet singulier et créatif, un sujet d’initiative et de liberté, responsable et fécond. Ainsi la tradition n’hésitera pas, plus tard, à faire du personnage de Pierre un auteur. Elle lui attribuera même deux épîtres – attestant ainsi qu’une existence vivifiée reçoit vocation à participer à l’Église du Christ, à tracer un chemin pour les pierres suivantes. Et de faire écrire à Pierre : « Approchez-vous […]. Vous-mêmes, comme des pierres vivantes, entrez dans la construction de la Maison habitée par l’Esprit » (1 P 2,4a.5a). Voilà ce que signifie selon Matthieu, « vivre par / pour le Seigneur ».

Après la confession de Pierre, Jésus interrompt l’apparente évidence des mots prononcés et annonce pour la première fois, ce que signifie « être le Christ ».

Mt 16 20 Alors il ordonna aux disciples qu’ils ne disent à personne qu’il est le Christ.21 Alors Jésus commença à enseigner à ses disciples qu’il lui faut [δεῖ] s’en aller à Jérusalem et beaucoup souffrir de la part des anciens et des grands-prêtres et des scribes et mourir et le troisième jour être réveillé.

22 Et Pierre le prenant avec lui commença à lui adresser des reproches, disant : « Qu’Il te soit favorable, Seigneur ! Ceci ne sera sûrement pas pour toi. »

23 Lui, se retournant, dit à Pierre :
« Va-t’en derrière moi, Satan, tu es une occasion de chute pour moi car tu nevis [φρονεῖς] pas les choses de Dieu mais les choses des hommes. »

24 Alors Jésus dit à ses disciples :
« Si quelqu’un veut venir derrière moi, qu’il se renie lui-même et prenne sa croix et me suive. 25 En effet, qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi, la trouvera. »

L’identité de Jésus est organiquement liée à l’annonce de sa mort : il n’y a pas d’autre Messie qu’humilié et crucifié – il le faut / δεῖ. Les disciples sont donc conduits à reconnaître dans la crucifixion l’authentique chemin de la gloire divine. C’est ainsi que Dieu est rendu vivant dans leur existence. Mais Pierre refuse ce Christ-là. Il s’y oppose de toute ses forces. La résistance de « la pierre révèle alors le fossé radical entre l’humanité et Dieu » tant ce que les hommes rejettent est précisément ce qui devient précieux aux yeux de Dieu – ce qui échappe aux valeurs du monde, reçoit un prix de la part de Dieu. C’est que « l’Évangile n’est pas à la mesure de l’homme » (Ga 1,11) écrivait Paul aux Galates. Et Matthieu de raconter cette béance radicale. Ce n’est pas une question de mesure, c’est une différence de point de vue : Pierre nevit pas les choses de Dieu mais les choses des hommes. Le verbe φρονέω utilisé ici précise que Pierre n’a la faculté de penser et de sentir que les choses des hommes, c’est-à-dire qu’il ne peut évaluer ce qui arrive qu’à partir de lui-même, qu’à partir d’une vie de pierre. De ce point de vue-là, son existence est maintenue du côté des images trompeuses et du confort d’un Christ, fils du Dieu vivant vainqueur à la manière des hommes.

Ce que Pierre rejette affiche en retour les limites auxquels il se cogne. « L’homme est un néotène, écrit Israël Nisand, un être mal fait, terriblement incomplet à sa naissance11 », il exprime ainsi, dans des catégories médicales pas si éloignées que les nôtres, la réalité d’une existence humaine marquée, écrit-il encore « par le manque et l’avoir moins ». Pierre, en bon néotène, réclame réparation et se heurte de plein fouet aux choses de Dieu. Le parcours de Pierre doit se poursuivre car il n’a pas encore compris pourquoi Christ doit mourir et reprendre vie – resté sous la seigneurie du monde, Pierre n’entend même pas l’invitation à le suivre de Jésus. Comment pourrait-il entendre que suivre Jésus signifie renier la confiance qu’il met en lui-même, et prendre sa croix, se comprendre lui-même comme un crucifié, marqué par ses limites et ses « avoir moins » ? Pierre ne peut pas l’entendre. Il compte sur ses certitudes et entend bien sauver sa vie. Resté dans une compréhension de l’existence humaine façonnée à la manière du monde, Pierre continue pourtant la route qui le mène, à la suite du Christ, jusqu’à Jérusalem. C’est là, que la réalité de son humanité lui sera entièrement dévoilée.

3. À Jérusalem : Voici l’homme ! (Mt 26,69-75)

Jérusalem est le dernier lieu de notre exploration biblique. Sur le chemin qui les mènent à Jérusalem, Jésus enseigne ses disciples. Les adversaires sont tenus à l’écart, la violence du monde se tait momentanément. Le Christ parle aux pierres de sa construction nouvelle et il leur révèle progressivement la réalité qu’ils sont empêchés de voir. De Césarée à Jérusalem, la figure de Pierre permet à Matthieu de rendre pleinement participant le lecteur, il lui propose cet espace d’investissement. Le parcours est balisé par une succession de renoncements.

– D’abord en haut d’une montagne (17,1-13), l’épisode de la transfiguration contraint Pierre à renoncer à capturer la vision offerte d’un Christ en gloire. Dresser des tentes pour retenir ne fait pas sens, l’existence humaine n’est vivifiée que dans une relation vivante d’écoute du Christ. La parole qu’est le Christ est désignée comme la source unique du vivant.

– Ensuite, au cours d’un curieux épisode concernant l’impôt au Temple à payer ou non, Jésus grave dans la première pierre de son édifice la déclaration fondamentale de la liberté des fils : « les fils sont libres » dit-il à son disciple (17,26). Ainsi chaque enfant est reconnu, par la voix du Père, libre du monde dans lequel il grandit. La révélation de la véritable filiation offre conjointement une vie libérée des déterminismes de l’existence, ouverte à la responsabilité, c’est-à-dire apte à répondre de ses actes. Dans son ouvrage sur bioéthique et protestantisme, Jean-François Collange déduit qu’ainsi, je cite, « la réalité relationnelle joue un rôle décisif dans l’anthropologie protestante. Ce à quoi l’homme est fondamentalement appelé, c’est à vivre en harmonie avec son Dieu et avec ses frères. Dès lors, ce qui fait la personne est moins son potentiel génétique que le réseau de relations dans lequel elle s’insère, qui la modèle et qu’elle modèle à son tour.12 ». Au fondement de notre existence, est la liberté qu’offre le Père.

– Et c’est après avoir été enseigné sur la correction fraternelle, qui a rappelé à Pierre que l’attitude propre à la liberté des fils réside dans l’accueil des petits (18,2-5), que le disciple doit renoncer à sa compréhension comptable du pardon. La parabole d’un roi démesurément bon ouvre Pierre à un nouveau registre, celui du don gratuit. Pierre expérimentera à travers le jeu des paraboles que la vie est don.

La trajectoire de Pierre atteste la radicalité de la transformation que l’événement Christ provoque. Une transformation que Matthieu raconte par évidement progressif d’une pierre pleine de ses certitudes et de ses élans de puissance. Mais le cœur de la pierre n’est atteint qu’au soir de la Pâque. C’est après un repas de fête partagé avec le Seigneur qu’a lieu la dernière annonce : « Cette nuit même, vous allez tous tomber à cause de moi. Il est écrit, en effet : Je frapperai le berger et les brebis du troupeau seront dispersées. Mais une fois ressuscité, je vous précéderai en Galilée. » (26,31-32). L’annonce creuse un tel écart entre la réalité imaginée et celle mise à nu que la pierre sombre à nouveau et les autres à sa suite. Le disciple rejette l’annonce et lui oppose son ἐγὼ – je cite littéralement :

« Si tous seront scandalisés à cause de toi, moi / ἐγὼ jamais je ne serai scandalisé » (26,34)

Pierre, figure intermédiaire offerte en miroir, refuse la réalité que Dieu est venu vivre. Pierre refuse de se reconnaître dans une humanité trahissant et il mise, à nouveau, sur ses propres capacités à en bâtir une autre, fidèle, forte, au plus près de son Seigneur, celui qu’il s’est forgé et auquel il se soumet. Sa vie entière demeure sous la seigneurie d’un dieu qui n’est pas celui de Christ, mort et ressuscité – l’idole à laquelle Pierre jure fidélité le condamne au dépassement de ses propres limites et en réalité, à une vie morte. C’est la figure de Judas qui permet à Matthieu d’exprimer la mort à laquelle est destinée toute vie restée hors d’atteinte du Christ. Judas abandonne, il fuit, il fait son propre chemin, sans Christ. Judas s’enferme dans une impasse synonyme de mort que seul Matthieu prend soin de raconter (27,3-10). Mais que voulait Judas si ce n’est un Christ répondant à son désir ? Une existence en tout point fidèle aux idoles que le monde lui avait façonnées, lui avaient promises ? Judas est mort de s’imaginer justiciable devant le monde. C’est le dieu qu’il s’est construit qui l’a tué.

Pierre abandonne aussi, et fuit, mais il observe de loin Jésus. Son arrestation, son procès. Le lien est ténu mais il persiste. Pierre continue sa trajectoire et le voilà contraint à une suivance qu’il ne soupçonnait pas. Sa dernière apparition dans l’évangile de Matthieu vaut leçon pour quiconque s’interroge sur une possible anthropologie évangélique. Je lis avec vous les versets où le nom du disciple apparaît pour la dernière fois dans l’évangile de Matthieu :

Mt 26 69 Or Pierre était assis dehors dans la cour et une servante s’approcha de lui en disant : « Toi aussi tu étais avec Jésus le Galiléen ! »

70 Celui-ci nia devant tout le monde en disant :

« Je ne connais pas ce dont tu parles. » [οὐκ οἶδα τί λέγεις] 71 Sortant vers le portail, une autre le vit et dit à ceux qui étaient là : « Celui-ci était avec Jésus le Nazôréen ! » 72 Et de nouveau il nia avec serment :

« Je ne connais pas l’homme. » [οὐκ οἶδα τὸν ἄνθρωπον] 73 Peu après, ceux qui étaient là s’approchèrent et dirent à Pierre : « Vraiment, toi aussi tu es des leurs ! Et d’ailleurs ton accent te met au jour ! » 74 Alors il commença à jurer avec des imprécations :

« Je ne connais pas l’homme. » [οὐκ οἶδα τὸν ἄνθρωπον]

Et aussitôt un coq chanta. 75 Et Pierre se souvint de la parole de Jésus qui disait : « Avant le chant d’un coq, tu me renieras trois fois » Et il sortit, dehors il pleura amèrement.

L’abandon de Pierre est raconté comme une mise à nu progressive. L’échec d’un défi qu’il n’a ni su ni pu relever :

– D’abord une simple servante le reconnaît, Pierre nie et l’affirme une première fois :Je ne connais pas ce dont tu parles. C’est un aveu : Pierre ne connaît pas. οὐκ οἶδα en grec. L’expression vient du verbe ὁράω / voir, autrement dit, Pierre ne connaît pas pour ne pas voir, ne pas sentir. Maintenu dans les illusions de son ἐγὼ, Pierre est aveugle, privé. Le rejet de la vie vivante offerte en Christ par le Père, est le véritable « manque et l’avoir moins » de l’existence humaine.

– Ensuite l’accusation se fait devant un plus grand nombre. Cette fois, Pierre nie avec serment. L’enseignement délivré en haut de la montagne revient en mémoire : « Vous avez encore appris qu’il a été dit aux anciens : Tu ne te parjureras pas, mais tu t’acquitteras envers le Seigneur de tes serments. Et moi je vous dis de ne pas jurer du tout : ni par le ciel car c’est le trône de Dieu, ni par la terre car c’est l’escabeau de ses pieds, ni par Jérusalem car c’est la Ville du grand Roi. Ne jure pas non plus sur ta tête, car tu ne peux en rendre un seul cheveu blanc ou noir. Quand vous parlez, dites « oui » ou « non » : tout le reste vient du malin. » (5,33- 38). Ni la sphère religieuse, ni la sphère politique, ni la sphère des relations interpersonnelles ne doivent enfermer l’homme dans le piège des engagements intenables – les promesses technologiques et leurs corollaires idéologiques de dépassement n’ont pas valeur ultime. Leur fausse sécurité participe de l’illusion et leur seigneurie est aveuglante. La seule exigence, qui ne relève pas de la logique du serment, écrit Matthieu, c’est une parole responsable qui prononce un oui et un non, toujours révisable, fondés dans la parole de Celui qui donne vie à la vie. C’est même à cette condition-là qu’on est humain : dire oui ou non, faire des choix.

– Car enfin, pour la troisième fois, Pierre ajoute les imprécations et le répète : il ne connaît pas l’homme. La formulation intrigue. Qui est l’homme que Pierre ne connaît pas ? Matthieu est manifestement intervenu ici en modifiant la formule héritée de Marc. Il élimine le pronom démonstratif, de sorte que le Pierre matthéen affirme non pas « ne pas connaîtrecet homme » (Mc 14,71) mais ne pas connaître l’homme. Pierre ne renie pas tant le Christ que l’humanité qui se découvre à lui. Sa suivance lui donne d’expérimenter malgré lui ce que signifie « se renier soi-même ». Pierre renie le Christ trois fois en reniant sa propre humanité. Pierre a été mené jusqu’au paradoxe de la suivance : « en effet qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi la trouvera » (16,25). Son reniement raconte une rupture radicale, une perte, une mort : Pierre meurt à l’homme qu’il s’était imaginé être ou vouloir être. Il pleure amèrement.

Ses larmes ne sont l’expression ni d’un repentir ni d’un regret. L’événement de la rencontre avec le Christ a mené Pierre face à son humanité. Sans rien pour la cacher à ses yeux. Pierre voit face à face. Et les représentations mensongères de son existence coulent de ses yeux. L’homme se vide de ses illusions. Ses limites lui apparaissent et leur goût est amer. Sa détresse est de se reconnaître incapable par lui-même, insuffisant à lui-même. C’est une détresse inconsolable.

Les larmes de Pierre ne seront l’objet d’aucun reprise dans l’évangile de Matthieu. Pierre s’efface, son nom disparaît du récit. Contrairement aux trois autres évangiles, Matthieu ne le nommera pas parmi les témoins de la résurrection. Mais en taisant son nom, il le fait entendre autrement. Dans le temps post-pascal, Pierre ne peut désigner qu’un homme revenu à la vie. Ils seront bien onze à l’envoi final. Il était mort et le voilà apôtre, il était coupable et le voilà pardonné. « La pierre sur laquelle Jésus bâtit son Église n’a rien d’infaillible, écrit Corina Combet-Galland, elle tire sa résistance véritable d’un échec pardonné 13 ». Pierre a expérimenté la vérité de son humanité. Le texte passe sous silence son retour à la vie mais il l’assure, Pierre est vivant à nouveau. « C’est pour ceci que Christ est mort et qu’il a repris vie, pour qu’il exerce sa Seigneurie et sur les morts et sur les vivants » (Rm 14,9). Pierre revient à la vie et du reste de son existence, l’évangile de Matthieu ne dit rien et les Écritures trop peu pour faire de lui un modèle de l’humain. On le voit, le texte résiste à la tentation totalisante de définir ce que l’humain est ou devrait être – cette prétention à savoir ce qui définit l’humanité, l’identité bonne ou idéale, est le propre des sociétés totalitaires. Les textes bibliques s’y refusent et nous obligent aux débats, donc à la pluralité des discours.

Rendu à sa singularité, Pierre poursuivra donc sa trajectoire sans que les Écritures ne l’érigent en modèle identitaire. Il œuvrera sans doute dans la liberté des fils qui se savent justiciables devant Christ, mort et ressuscité. Pierre prononcera des oui et des non, fondés dans la parole de Celui qui l’a sauvé des eaux et appelé à le suivre sur la terre ferme des hommes. Vivifié par cette autre vie, Pierre trouvera enfin sa vie. Et c’est ainsi que le tout de son existence a été ramené sous la seule seigneurie du Christ.

Depuis l’apocalypse offerte qui l’a révélé à lui-même, Pierre a cheminé à force de renoncements et de désillusions. Le geste libérateur est celui de l’évidement, pas celui du remplissage. C’est ainsi, selon Matthieu, que l’homme est apparu au disciple, en vérité. Promesse lui avait été faite de devenir « pêcheur d’hommes », il fallait donc qu’il soit mené jusqu’à cette humanité, qu’il la reconnaisse, qu’il la traverse pour partir vers d’autres pierres humaines. Nous voilà prévenus : ne devient pêcheur d’hommes que celui qui a été lui-même sauvé, un jour, depuis les profondeurs de son humanité. L’expérience de Paul vient ici interpréter le Pierre matthéen : « Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort » (2 Co 12,10).

C’est à la croix, que l’homme apparaît à l’humanité. Il n’en faudra pas plus à l’évangile de Jean pour reprendre à son compte la découverte et la faire sienne autrement encore. Pilate lui servira de porte-parole, c’est lui qui, publiquement, s’exclame au sujet du Christ : « Voici l’homme ! » (Jn 19,5). Devant un tel aveu, le monde sombre dans la détresse et réclame aussitôt de crucifier cette humanité-là (Jn 19,6). « Crucifie-le ! » répèteront-ils, deux fois. Aux larmes amères du Pierre matthéen, s’ajoutent pour Jean les appels à la crucifixion d’une humanité aveuglée sur elle-même, prise au piège de ses certitudes. La reprise johannique précise encore deux éléments d’anthropologie communs aux auteurs du NT :

– le premier est que pour eux, l’humaine vérité est révélée dans l’événement d’une rencontre. Christ, crucifié et ressuscité, met au jour la réalité de l’existence humaine. Avec insistance, Christ se révèle à nous en nous révélant à nous-même14 . À l’initiative divine, l’humanité éclate à la face du monde dans l’événement de la croix. Là, Jésus est l’homme. Et si Jésus est l’homme, alors on comprend qu’il ne s’agit pas pour nous de relever des défis anthropologiques mais bien plutôt d’en reconnaître les impasses. Ainsi, mener son existence, ce n’est pas dépasser les limites, s’arracher de son corps et de sa biologie, mais vivre vivant à l’intérieur de ces limites – vivre d’une autre vie, qui ne procède pas de la condition humaine.

– le second élément d’anthropologie répond plus directement à la question que notre assemblée se pose : quelle espérance pour l’humain ? La trajectoire matthéenne de la pierre n’a pas raconté autrement l’espérance chrétienne que comme un être avec Christ. De la Galilée jusqu’à Jérusalem, Pierre ne prend véritablement vie qu’en Christ. De sorte qu’on peut dire que notre conception de l’espérance ne saurait se dire sous forme interrogative : il n’y a rien d’autre à espérer que cet être avec Christ (1 Th 4,10). À la suite de Paul, Matthieu n’envisage pas l’espérance comme une ligne d’horizon à tracer, comme une chose posée au- devant de notre existence, mais comme l’événement qui s’y plante pour la rendre vivante.

Je conclus en trois brèves remarques qui permettront, je l’espère, d’ouvrir notre discussion :

1. Paul, Matthieu et les autres ne répondent pas à la question de ce qui fait l’humanité vivante de la vie humaine par des propositions éthiques15, mais par une réflexion, dans tous les sens du terme, sur les attitudes existentielles, la compréhension de soi, la vie de l’âme et donc du rapport établi par l’esprit avec les richesses et les limites de sa propre histoire.

2. Les stratégies qui mettent les nouvelles technologies en œuvre sont tantôt thérapeutiques, oui, mais tantôt des dénis de la finitude qui est pourtant la vérité humaine – et dans ce cas, ce sont donc des dénis de la beauté du don gratuit de la vie.

3. L’espérance pour l’humanité ne passe sans doute pas par des stratégies de reniement, qui mettent en œuvre des tactiques à court terme permettant à chacun d’obtenir par le chemin le plus direct ce à quoi il estime avoir droit, au risque de récolter un avenir plein de larmes amères, mais cette espérance passe par une réflexion sur la meilleure voie permettant d’imaginer une habitation reconnaissante de la finitude comme un don et pour tout dire, comme une chance.

Pastorale nationale de Sète, 9 octobre 2019 – Céline ROHMER

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1 Jean-François MATTÉI – Israël NISAND, Où va l’humanité ?, Uzès, Éditions Les liens qui Libèrent, 2013, p. 9-10.
2 Martin LUTHER, « Brève instruction sur ce qu’on doit chercher dans les évangiles et ce qu’il faut en attendre », dans : ID, Œuvres, vol. I, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 1037.

3 Corina COMBET-GALLAND, « Susciter des pierres vivantes, un destin pour Pierre », Foi et Vie 106 (2007), p. 60.

4 Es 43,16 ; Ps 74,13-15 ; Ps 104,5-95 Le vent contraire (14,25) évoque le puissant vent d’est refoulant les eaux (Ex 14,21), la quatrième veille de la nuit évoque celle du matin (Ex 14,24), la peur des disciples celle du peuple (Ex 14,13), etc.
6 Il y a idole dès lors que ce qui se manifeste comme évident pour tous prétend être la seule réalité disponible et vérifiable, l’unique vérité offerte à la vue et à l’entendement : Jean-Luc Marion, Dieu sans l’être, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1991, passim.
7 J.-L. MARION, Dieu sans l’être, op. cit., p. 20.

8 « Mais il s’agit de ce que, à côté des vérités énoncées – argumentées, il est des vérités sécrétées, tardant à affleurer. Des vérités qui ne sont pas obtenues à coup d’intelligence, mais qui relèvent d’un lent procès de la conscience. Des vérités non pas déduites, mais sur lesquelles on débouche à partir du déroulement même de la vie, détectées et décelées dans son élément même : vérités non pas décrétées, mais « exsudées » », François JULLIEN, Une seconde vie, Paris, Grasset, 2017, p. 33.

9 Corina COMBET-GALLAND, « Susciter des pierres vivantes, un destin pour Pierre », art. cit., p. 74.

10 Ibid., p. 78.

11 Jean-François MATTÉI – Israël NISAND, Où va l’humanité ?, op.cit., p. 17. Néotène = le mot est emprunté à Louis Bolk, 1926, désigne l’homme comme un animal dont la juvénilité est définitive. La néoténie, en biologie, c’est le fait que des caractéristiques juvéniles normalement transitoires, perdurent.
12 Jean-François COLLANGE, La vie. Quelle vie ?, Lyon, Olivétan, 2007, p. 45.

13 Corina COMBET-GALLAND, « Susciter des pierres vivantes, un destin pour Pierre », art. cit., p. 61.
14 Ainsi Calvin peut ouvrir son Institution de la religion chrétienne en affirmant que « La connaissance de Dieu et de nous sont choses conjointes », IRC, Livre I, chap. I,1.

15 Que faire pour bien faire ?

À propos de l'auteur

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Alain Rey

Directeur de la publication Hier & Aujourd'hui
Pasteur de l'EPUdF
Études à Montpellier, Berkeley et Genève
Pasteur à Fleury-Mérogis, Mende, au Defap et à la Cevaa

2 Comments

    • Je ne comprends pas la question : « Pourquoi privilégier l’anglais ? ».
      Où l’anglais est-il privilégié ?
      Merci d’apporter un éclairage sur ce message qui est un peu énigmatique pour moi.
      Cordialement.
      Alain Rey

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