Méditation Théologie

Prédication de François Clavairoly à Sète

1 Cor. 2, 1-4
1 Pour moi, frères, lorsque je suis allé chez vous, ce n’est pas avec une supériorité de langage ou de sagesse que je suis allé vous annoncer le témoignage de Dieu. 2 Car je n’ai pas eu la pensée de savoir parmi vous autre chose que Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié. 3 Moi-même j’étais auprès de vous dans un état de faiblesse, de crainte, et de grand tremblement ; 4 et ma parole et ma prédication ne reposaient pas sur les discours persuasifs de la sagesse.

Frères et sœurs en Christ,

Je voulais vous saluer fraternellement au nom de la FPF et vous dire combien votre présence fait sens en ce jour, car vous voici tous rassemblés pour vous tenir à l’écoute de la Parole dont témoignent les écritures saintes, la bible, une parole de vie et d’espérance qui vous est personnellement adressée.

Le culte se trouve au cœur de la culture, il est cet espace « cultivé », d’où son nom, où se vit et s’expérimente librement l’écoute d’une parole. Le culte est un espace-temps d’une heure où chacun peut accueillir l’autre différent, ou le tout Autre. Et pour en expérimenter la chose, je vous propose simplement de tourner votre visage à gauche et à droite et de porter le regard vers votre voisine et votre voisin afin de découvrir le visage de l’autre, votre semblable si différent, de l’accueillir et de le reconnaître. Le culte est bien ce lieu où se cultive l’humanité au cœur de la culture et sous le regard bienveillant de Dieu dont nous invoquons le nom, lui qui se rend présent et qui nous bénit (Ex 20, 24 donne dans ce verset l’une des plus anciennes définitions du culte).

Des régimes politiques et des sociétés ont tenté d’éradiquer le culte de la culture et c’est la barbarie qui est advenue. Alors, en cette heure si symbolique, qui rappelle avec persévérance que la société n’est pas saturée de politique ni noyée dans l’économie, mais que s’y trouve inscrite la possibilité d’une écoute et d’un partage qui nous ouvrent d’autres horizons, je vous invite à suivre le propos de l’apôtre Paul. En effet, annoncer la parole de l’évangile dans la cité relève de sa mission et n’est pas chose facile. Lui-même en convient et son propos illustre cette conscience vive qu’il ne s’agit ni d’imposer ni de contraindre, ni même de persuader ou de convaincre, mais d’exposer et d’amener l’auditeur à l’intelligence du cœur et de la raison. Paul écrit à Corinthe, il sait bien que son propos se mêle à mille autres propositions de foi ou de sagesse, comme aujourd’hui la foi chrétienne rencontre d’autres propositions, d’autres convictions et bien des formes de l’athéisme. Mais il ose écrire et parler publiquement et, comme aujourd’hui où ce culte public se déroule, comme tous les cultes et ce en conformité avec la loi de 1905 (s’il ne s’était agi de tolérer le culte en privé point n’eût été de besoin d’une loi !), il rend public son message. Et son message pose délibérément une question vive : de quoi s’agit-il ?

Ces quelques versets posent sans conteste la question de la singularité du statut de la religion chrétienne parmi les religions du monde, et celle de sa spécificité au regard des discours porteurs de sens, les discours de philosophie, de spiritualité et de sagesse qui s’expriment en même temps qu’elle.

Les termes de ces deux questions du statut et de la spécificité de la religion chrétienne posent alors de fait, et comme en filigrane, le problème antique et classique et tellement actuel de son originalité et de sa vérité.

Le mot est lâché : vérité. La foi chrétienne peut-elle prétendre être religio vera [1] ? Et si tel est le cas, quel est son argument ? J’aimerais par ces quelques mots introduire une réflexion sur la question de la vérité du christianisme et de son rapport à la raison. Introduire une réflexion et laisser chacun la poursuivre avec ses pensées propres, ses références et ses convictions… Au moment où les constats et les résultats d’analyses sont si nombreux pour aller dans le même sens, je pense à ceux très documentés de Fourquet, de Willaime ou Portier, et les études philosophiques ou historiques de Bauman, Joas, Gauchet, Berger, Gisel et tant d’autres, pour le dire en une phrase, au moment où la matrice judéo-chrétienne ne fonctionne plus, au moment où la sécularisation efface le référent religieux du paysage social et politique et où la fabrication de la loi s’émancipe du dogme, au moment où le religieux se recompose et se vit autrement, dans une ultra modernité aux coordonnées théologiques en crise profonde, au moment où les institutions ecclésiales millénaires ou pluri séculaires voient leur légitimité et leur existence même vaciller, quelle vérité peut être défendue et par qui, puisqu’elle n’opère plus, quelle vérité chrétienne serait véritablement vraie quand elle n’apparait plus comme performative ?

Sachez-le, si quelqu’un vous annonce un jour la fin du christianisme, croyez votre interlocuteur ! Ses arguments sont nombreux. Toutefois, sachez-le aussi, la bonne nouvelle de ce jour, car le culte est l’occasion d’annoncer la bonne nouvelle, c’est que la foi au Christ crucifié est imprenable.

Précisément, en Europe, depuis les découvertes savantes de la Renaissance et les affirmations critiques de la Réforme et des Lumières, depuis les processus d’émancipations intellectuelles de la Modernité proposant une refondation des discours des origines du monde et des formulations scientifiques novatrices, le christianisme se trouve dans une crise profonde quant à sa prétention à la vérité.

Il apparaît, de plus, que se pose la question de savoir s’il est juste, devant cette nouvelle donne, d’appliquer la notion même de vérité à la religion, et si les hommes, par le truchement de la religion, peuvent avoir un quelconque accès à une vérité sur la marche du monde, sur les hommes et sur Dieu.

Pour avancer, devant un tel questionnement, un peu brutal j’en conviens, un vendredi matin, mais un questionnement ressenti confusément par beaucoup comme profond et déstabilisant demandant qu’on s’y attèle, dans une laïcité qui elle-même se prend pour une alternative religieuse séculière souvent dénuée d’intelligence et oublieuse de la foi chrétienne qui la fonde, nous nous retrouverons sans doute plus à l’aise pour avancer un peu avec un petit récit illustrant tout cela, le récit de cette parabole venue de l’Inde, une parabole qui n’est pas biblique, certes, la parabole de l’éléphant et des aveugles, mais qui illustre notre propos et en ouvre quelques perspectives : un roi réunit un jour tous les habitants aveugles d’une ville. Il fit passer devant ces aveugles un éléphant. Il laissa les uns toucher la tête en leur disant : « C’est cela un éléphant ». D’autres purent toucher l’oreille ou la défense, la trompe, la patte, la croupe, les poils de la queue… Puis le roi demanda à chacun : « Qu’est-ce qu’un éléphant ? ». Alors, selon la partie qu’ils avaient touchée, certains disaient : « C’est comme une corbeille tressée, c’est comme un pot, c’est comme la barre d’une charrue, c’est comme un entrepôt, comme un pilastre, comme un mortier, comme un balai… ». Là-dessus, ils se mirent à se disputer en criant : « L’éléphant est comme ceci, non, il est comme cela… ! », et ils se jetèrent l’un sur l’autre et se frappèrent avec les poings, pour le plus grand divertissement du roi.

La querelle des religions, y compris celle qui concerne le christianisme en débat avec d’autres, ressemble un peu à cette querelle des aveugles-nés. Et le christianisme, en l’occurrence, ne se retrouve en aucune manière dans une situation privilégiée ou plus positive que les autres, bien au contraire. Sa prétention à la vérité, en effet, le rend particulièrement aveugle à la limite de toute notre connaissance du monde et du divin, et le marque parfois d’un fanatisme insensé, lui faisant prendre à lui aussi pour le tout, le petit bout touché par l’expérience personnelle de chacun par son sentiment personnel.

Autrement dit, il n’y a pas de certitude de la vérité, sur Dieu, mais seulement des opinions.

Et la porte s’ouvre, alors sur une forme d’indifférentisme, de tolérance et de cohabitation de toutes les croyances, où chacune s’insère paisiblement dans la symphonie polymorphe d’un éternel finalement inaccessible.

Où en sommes-nous, aujourd’hui ? Et que s’est-il passé pour que nous en soyons arrivés là ? Le christianisme aurait-il définitivement renoncé à se percevoir comme discours de vérité ? Et ce faisant, n’étant plus porté par cette quête exigeante de discernement du monde et du mystère divin, aurait-il renoncé à s’aider de la raison pour en exprimer avec rationalité les enjeux et l’espérance pour le monde entier, au-delà de toute frontière culturelle ?

Aurait-il divorcé avec la raison après avoir été humilié par elle au temps des Lumières ?

La foi se réduirait-elle à une expérience religieuse personnelle et individuelle comme on le voit dans toute une partie du christianisme en plein développement et marqué notamment par le pentecôtisme, en Afrique, en Amérique latine et maintenant en Europe-même ? Serait-elle, au mieux, cette foi, même plus une expérience mais réduite à un discours en forme de commentaire du monde et de l’histoire parmi d’autres, mais un commentaire seulement ? Ne pourrait-elle pas être plutôt le lieu d’une herméneutique exigeante, comme l’appelait Ricœur de ses vœux, ne devrait-elle pas être la proposition d’un message, le témoignage d’une interpellation critique et l’expression d’une vérité, en débat, justement, avec les sagesses de ce monde et se plaçant sans crainte sur le terrain de la raison, d’autant plus que l’un des mots clés de son discours est précisément celui de Logos ? L’apôtre Paul, nous y voilà enfin, à notre texte ! écrivant à Corinthe, a un avis sur le sujet : sagesse contre sagesse, raison contre raison, discours contre discours, c’est bien avec des mots, avec un discours et avec la raison qu’il argumente. C’est avec la « parole de la croix » qu’il défend son point de vue. Il ne présente d’ailleurs que cet argument discursif, un argument qu’il nomme « Jésus-Christ crucifié ».

Trois mots seulement pour dire en même temps ce qui est de l’ordre de la foi et ce qui est de l’ordre de la raison, mais trois mots pour les lier l’un à l’autre :

Religieux, en effet, est le nom de Jésus qui signifie vous le savez, sauveur, Religieux est le mot Christ, qui signifie choisi, élu par Dieu ; mais raisonnable enfin, le fait qu’il s’agisse bien ici d’un homme et non d’une chimère, d’un mythe, d’un demi dieu, d’un titan ou d’un héros. Il est un mortel donc, puisqu’il meurt sur la croix : « Jésus-Christ crucifié ».

Le langage de Dieu, pourrait-on dire, est donc religieux, mystérieux, et il demande qu’on le croie, car il nous faut y entendre dans la foi que Jésus vient donc de la part de Dieu.

Mais ce langage religieux, notre raison le comprend et le lit même, le déchiffre dans le texte, le critique et le cerne, le fait passer au crible du doute, l’examine, l’étudie, comme n’importe quel langage. Il est langage humain, inscrit dans une logique humaine, celle d’un homme du premier siècle de notre ère, inscrit dans un contexte précis, un homme au destin étonnant mais compréhensible pourtant, au regard des discours qu’il a prononcés et qu’on a retranscrits ou réinterprétés et dont on a gardé trace, comme on a gardé les discours de ceux, prophètes d’Israël, qui l’ont précédé et que la raison analyse et comprend à son tour.

En Jésus-Christ crucifié, foi et raison peuvent donc se conjuguer pour qui prête une attention spirituelle et intelligente, une attention croyante et raisonnée au récit et à la pensée de cet homme dans ce qu’il a de transcendance et d’horizontalité, de mystère et de rationalité, de foi et de raison.

Mais il y a plus que cela encore, et ce point est décisif dans notre réflexion qui se poursuivra ici de façon provisoire mais heureuse : la foi et la raison, placés devant cet homme Jésus-Christ crucifié dont parle l’apôtre aux corinthiens, la foi et la raison, autrement dit le croyant et l’incroyant, s’étonnent soudain d’y découvrir, pour l’un l’envoyé de Dieu, pour l’autre, un mortel au destin étonnant.

Ainsi, la foi découvrant l’envoyé de Dieu veut partager ce message, et la voici enjointe d’utiliser le langage de la raison pour en rendre compte. La voici qui témoigne dans le lieu où elle se trouve et devant ses contemporains, dans le but de se faire comprendre, la voici qui chante sa joie et célèbre son Dieu, la voici comme aujourd’hui reconnaissante pour ce mystère mais dans une rationalité reçue par toutes et tous, dans des liturgies, des cantiques et des commentaires bibliques, dans des catéchèses et des prédications multiples et variées.

La raison, pour sa part, voyant dans le crucifié un « type épatant », certes, mais pas vraiment autre chose qu’un maitre de sagesse qui aura eu raison trop tôt, veut en savoir plus : elle critique, elle analyse le texte et scrute l’histoire, elle vérifie les données, et elle tombe toujours sur cette question sans réponse raisonnable à savoir pourquoi parler encore de Jésus 2000 ans après comme d’un Christ, d’un envoyé de Dieu, comme de Dieu lui-même, alors qu’il est bien mort. Quel est cette étrange destinée, quel est son ressort, quelle est la dynamique de « l’événement Jésus », quelle est sa vérité ? Comment raisonnablement en parler sans être assigné à résidence à une foi aveugle ou la superstition ?

La vérité, la vérité enfin, la voici ! La vérité se révèle au moment où chacune des deux, la foi et la raison, découvre en elle-même que ce dont elle veut rendre compte et ce qu’elle cherche n’existe pas sans le lien avec une troisième dimension, sans un troisième partenaire, sans l’élément perturbateur, révélateur, et c’est l’amour. Non pas le bon sentiment ni l’idéal romantique d’une vision naïve des relations humaines, mais la force imprenable de Caritas.

Ratio (la raison) n’y avait pas pensé, en effet. Malgré toute sa sagesse, elle pour qui tout s’explique en ce monde par des processus et des logiques, des enchaînements et des probabilités, des causes et des effets, mais sans autre éthos que celui qu’autorisent les lois de la physique ou celle de l’évolution, Ratio pouvait très bien raisonner le monde et le destin des hommes sans faire appel à une éthique, sans introduire la dimension de l’amour. Ratio ne connaissait pas l’amour comme critère décisif.

Et Fides (la foi) non plus, n’y avait pas pensé. Elle qui se croyait comme en surplomb du monde et des hommes, n’ayant besoin de rien de plus que sa superbe et la force de sa conviction, Fides la foi, sûre comme une Eglise sûre d’elle-même et de son Dieu fort comme un rempart, se complaisait dans sa certitude.

Voici donc une troisième invitée au débat de la vérité, en plus de Fides et Ratio, les deux sœurs jumelles et concurrentes :

Caritas, la troisième sœur et la plus jeune (ou alors l’aînée qui était restée si discrète jusqu’ici ?), autrement dit l’amour, qui préside à tout ce que fait et dit « Jésus-Christ crucifié »,Caritas oriente les actes et le comportement du Christ, ses paroles, sa vie même, jusqu’au dernier souffle sur la croix : « Père, pardonne-leur… »

La foi chrétienne a ceci de bien singulier et sans doute d’original – et de vrai – qu’elle ose le pari de rendre compte de sa foi, de faire entrer en dialogue incessant la foi et la raison, y compris dans le débat public avec les autorités, avec les gouvernements, avec ceux qui ont en charge la justice et l’enseignement, la recherche et la santé, mais tout cela au bénéfice des plus vulnérables, avec ceux qui souffrent, avec les exclus, avec les exilés, les pauvres et les victimes de toute violence, et pour la création toute entière qui se trouve aussi concernée, et cela parce que précisément elle place à chaque instant sa foi et sa raison sous le regard bienveillant et critique de l’amour. Un amour qui aime jusqu’à l’abandon de soi, au-delà de toute loi et de toute raison…

Nous délivrant de l’impossible duel entre la foi et la raison, dénonçant cette fraternité assassine de Fides et Ratio, la foi chrétienne croise la transcendance de l’une et l’horizontalité de l’autre au critère unique de la Caritas.

La vérité du christianisme est ainsi une vérité fragile, offerte, vulnérable, misérable même. Elle ancre la foi dans le réel du monde quand la foi est tentée de s’évader dans le ciel. Elle humanise la raison quand celle-ci est tentée de devenir absolue et froide. Et ainsi, frères et sœurs, chers amis, elle donne sens à toute existence humaine et s’offre à qui veut la faire sienne, aujourd’hui même, pour une vie en plénitude.

Abandonnant toute prétention à imposer quoi que ce soit qui vienne de Dieu, Christ vient dans la vulnérabilité d’un enfant à naître et nous invite à faire naître en nous à notre tour, à notre façon et dans ce monde, à « cultiver » par le culte, au cœur de la culture, c’est-à-dire par toute notre vie, cette trinité de vie : la foi la raison et l’amour : Fides comprise enfin comme relation de confiance, Ratio comprise comme effort de l’intelligence et Caritas comme vie dans la bienveillance,

Amen

[1] Voir particulièrement la communication de Joseph Ratzinger « Vérité du christianisme ? », in Christianisme : héritages et destins, LGF, Paris, 2002 (p.303 et ss).

À propos de l'auteur

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Alain Rey

Directeur de la publication Hier & Aujourd'hui
Pasteur de l'EPUdF
Études à Montpellier, Berkeley et Genève
Pasteur à Fleury-Mérogis, Mende, au Defap et à la Cevaa

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