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Lettre ouverte à Amélie Nothomb par Serge Soulié

Lettre ouverte à Amélie Nothomb à propos de Soif 

Le jour même où votre livre est sorti, je me suis précipité à la librairie habituelle. Je n’ai pas eu de mal pour me le procurer. Il trônait dans la vitrine.   Il y en avait deux piles sur les étals à l’intérieur. Le livre de Jean-Paul Dubois prenait place aux côtés du vôtre. Le nombre de livres était à peu près le même. Le libraire avait vu juste. Vous avez été, les deux auteurs, retenus pour le Goncourt. Le livre de Jean-Paul Dubois a retenu mon attention probablement parce que l’un des personnages est, comme moi,pasteur. Paradoxe, l’humain est toujours à la recherche de ce qu’il croit être déjà ! Le titre de votre livre m’a interpelé : Soif. Je n’ai pas eu à le feuilleter pour me convaincre de l’acheter. Les humains ont toujours soif. Ils cherchent sans relâche à étancher cette soif sans jamais y arriver. Le livre m’intéressait. Surprise supplémentaire, le héros principal était Jésus. S’il est facile de disserter sur Dieu qui se prête sans résistance à des raisonnements philosophiques, il est bien plus compliqué de parler de Jésus. Le divin fait rêver. L’humain tracasse. Quoique l’on puisse dire et écrire sur Jésus, auditeurs et lecteurs sont toujours insatisfaits. Telle est en tout cas mon expérience. Les catholiques en font un Dieu et s’adressent à lui comme tel. Quant aux protestants, je ne sais pas très bien où ils en sont. Eux aussi croient au père, au fils et au Saint-Esprit, mais réfutent l’expression « mère de Dieu ». Jésus ne serait donc pas Dieu selon eux ! Ce n’est pas très clair et s’ils rejettent l’expression « mère de Dieu » ce n’est pas pour nier la divinité de Jésus mais pour s’opposer au catholicisme au sujet de la vierge Marie qui ne serait pas montée au ciel (assomption) et n’aurait aucun rôle aujourd’hui auprès de Dieu. Elle est morte comme tous les mortels. Comme eux, elle attend la résurrection. Seul, Jésus le Christ est ressuscité.

Dès les premières pages, j’ai apprécié la liberté avec laquelle vous cherchez à comprendre qui est ce fameux Jésus. On sent bien que votre préoccupation est sincère. Vous ne vous laissez pas intimider par les définitions de l’Église. Vous ne suivez pas les compréhensions habituelles et canoniques. Ceci est d’autant plus remarquable que vous avez grandi dans un milieu religieux classique. Votre démarche est toute personnelle à l’image de ces catholiques tels Luther, Calvin, Jean Hus et tant d’autres qui ont osé dire ce qu’ils découvraient par eux-mêmes dans la lecture des Écritures. Ils l’ont affirmé avec force et détermination. Ils ont été exclus de l’Église. Certains l’ont payé de leur vie. L’histoire les a appelés Réformateurs, protestants, vaudois, huguenots et bien d’autres noms encore selon les lieux où ils se trouvaient. Certes, aujourd’hui vous ne courez aucun risque en disant ce qui n’est pas catholiquement correct mais en vous imaginant dans ces siècles passés on ne peut que constater que vous ne vous seriez pas tue tant votre désir de connaitreet de comprendrevous tenaille. Ces deux verbes sont synonymes de liberté et honorent ceux qui s’y engagent quel que soit le chemin pris par la suite.

Merveilleuses sont les pages décrivant la relation de Jésus avec Madeleine. Et peu importe que ces relations aient existé ou pas. Nul doute qu’elles vont scandaliser ceux pour qui Jésus est un Dieu empli de pureté. Ils se trompent. Les Dieux ont fait du sexe leur spécialité. Il suffit de regarder vers l’Olympe pour constater combien Zeus, leur maître, les entraîne dans cette activité. Les humains s’en régalent. Ce sont des voyeurs. Ils réduisent l’amour à la sexualité et le confient aux dieux. Le récit de la nativité selon lequel la puissance du Très-Haut couvre Marie de son ombre afin qu’elle devienne enceinte est une trace de cette vision des dieux auxquels est réservé l’acte sexuel créateur. Jésus, à l’inverse, vit et pratique tout amour. Il ne le réduit pas à une seule dimension. L’amour empreint toutes ses relations. Il est différent selon qu’il a devant lui un homme, une femme, un animal ou un élément de la nature. Au sein même de chaque groupe il manifeste ces différences. Il n’a pas la même relation avec Madeleine et avec la samaritaine, avec Pierre et avec Jean, avec l’aveugle et le possédé de Gaza, avec la brebis perdue et celle restée au bercail, avec le figuier stérile et les épis de blé… Il manifeste ainsi en toute liberté sa totale humanité et son intérêt pour la création toute entière. Il est pleinement homme tout en étant différent des autres humains. Les œuvres pieuses, peintures et sculptures, soucieuses de marquer la différence entre Jésus et les humains ordinaires le présentent asexué. Vous montrez au contraire qu’il est pleinement homme parce qu’il a le sexe et les sentiments des humains. Comment les chrétiens pourraient-ils regarder à lui, le prendre comme modèle et souhaiter qu’il vive en eux s’il en était autrement ?

Le monologue de Jésus lors de sa passion est riche en réflexion. L’amour s’y manifeste à toutes les pages quels que soient les auteurs mis sur le devant de la scène. Avec les deux crucifiés, Jésus montre clairement combien la morale serait inappropriée pour juger. Vous lui faites dire : « Car si j’ai aimé ce qu’a dit le bon larron, j’ai aimé aussi la fierté du mauvais, qui n’était d’ailleurs pas mauvais ».Cela ressemble à du Spinoza commenté par Deleuze. Comment ne pas citer ce qu’il dit concernant les femmes : « non, je ne préfère pas les femmes. Je crois qu’elles me protègent. Je n’attribue pas cela à autre chose qu’à la douceur de mon comportement envers elles, qui n’est pas dans les mœurs des hommes d’ici…L’amour qui me consume affirme que chacun est irremplaçable ».Jésus trouve moins lourde la croix qu’il doit porter parce que Simon voulait s’en charger alors qu’il a été empêché par un soldat romain. « Ce miracle dit Jésus, car c’en est un, ne me doit rien. Trouvez-moi une magie plus extraordinaire dans les écritures. Vous chercherez en vain ». Le miracle ici n’est ni magique ni surnaturel. Il est le fruit du soutien que Simon veut apporter à Jésus. A travers Jésus, vous présentez Dieu ne se manifestant ni par solidarité ni par compassion mais seulement par son existence. Il n’est pas cet être suprême juge et dominateur campé dans son ciel, il est, dites-vous, dans le geste, dans l’instant, dans l’émerveillement, dans l’éblouissement. Dieu n’est pas le bien. Il est amour : « L’amour n’est pas le bien. Il est une intersection entreles deux (le bien et le mal) et encore pas toujours ». Avec Marie et Joseph, vous placez l’amour au-dessus de la passion : « Mes parents n’étaient pas amoureux l’un de l’autre, mais ils s’aimaient beaucoup ». Avec les disciples, vous montrez comment Jésus les accueille dans leur différence. Pierre et Jean ne se ressemblent pas mais chacun a sa place : « je sais que l’écoute de Jean est amour et me bouleverse », « je sais qu’il me reniera mais il m’inspire une telle confiance ». Judas se juge négativement, il ne supporte pas d’être aimé, Jésus répond par la patience et la persuasion. La trahison de Judas s’expliquerait donc par sa dévalorisation, sa culpabilité, son impossibilité d’accéder à l’amour et à la considération qui lui sont portées. Jésus ne lui en veut pas.

Ces derniers temps, j’ai eu l’occasion d’entendre des théologiens catholiques et protestants. Ils étaient indifférents à votre texte. Ils laissaient entendre qu’ils ne s’abaisseraient pas à le lire. Leur ironie était parfois teintée de mépris. Or, dans les  pages de votre livre vous faites triompher un amour incarné dans les hommes et les femmes côtoyés par Jésus. Tous portent en eux un trésor. Alors, je m’interroge : le christianisme aurait-il renoncé à cet amour ? Je ne peux pas le croire. Les Églises se soucient du prochain, parfois avec maladresse, souvent avec sincérité. Attachés à la rigueur du texte, les théologiens ont du mal à accepter la fantaisie de l’imagination. Que l’on puisse inventer des paroles et des comportements attribués à Jésus leur est insupportable. Ils feignent d’ignorer que les Évangiles ne contiennent que des paroles attribuées à Jésus. Certaines ont été entendues, d’autres modifiées, d’autres entièrement inventées. Le but de Matthieu, Marc, Luc et Jean, auteurs des évangiles n’étaient pas de faire un reportage mais de construire un récit, (nous pourrions dire une légende), concernant le personnage de Jésus. Ce récit a été validé par l’histoire, il est devenu fondateur. D’autres ne l’ont pas été, ce sont des apocryphes. Votre texte est en quelque sorte un apocryphe. Il n’est pas l’histoire comme vos détracteurs le voudraient, il est une histoire. Les évangélistes ont compris que Jésus n’est pas un être en soi mais que le regard que nous portons sur lui le crée et le recrée. Il n’est pas figé dans une écriture ou dans un dire. Comme Socrate ou Bouddha, Jésus n’a rien écrit. Ces théologiens oublient combien le roman permet de transmettre des sentiments et d’approcher ainsi une réalité vécue. Il permet de se mettre dans la tête d’un autre. La pensée y prend plusieurs directions. Les mots s’y bousculent pour créer, inventer. Plus étonnant encore, ces penseurs de Dieu négligent les traits de lumière qui peuvent jaillir d’une histoire racontée. Proust, Sartre, Camus, pour ne citer que les plus proches, en sont les témoins. Roman et pensée philosophique s’entremêlent avec bonheur. Les traits de lumière sont nombreux dans votre texte. Ils pensent l’humain. Ils pointent la vérité. Je ne résiste pas à en citer encore quelques-uns :

« Il n’y a pas de causalité amoureuse puisqu’on ne choisit pas, les parce que, on les invente après pour le plaisir ». « Comment s’étonner que la soif mène à l’amour ? Aimer cela commence toujours par boire avec quelqu’un ».

 « Il n’y a pas d’art plus grand que celui de vivre ». « La flamme de la vie ne vacille pas ».

  « L’amour est une histoire, il faut un corps pour la raconter ». « Avoir un corps, c’est ce qui peut arriver de mieux ». « Si Judas avait davantage habité son corps, il aurait possédé ce qui lui manquait : la subtilité. Ce que l’esprit ne comprend pas, le corps le saisi ».

« Nul besoin de croire en quoi que ce soit pour sonder le mystère de la présence ». « Concentre-toi », dit-on. Cela signifie « rassemble ta présence ».

 « La joie ne coule pas de source, le très bon vin est souvent l’unique moyen de la trouver ». « L’ébriété délivre de la pesanteur et donne l’impression que l’on va s’envoler. L’esprit ne vole pas, il se déplace sans obstacle, c’est différent ».

« …l’espoir et la peur sont l’envers et l’endroit d’un même sentiment, pour ce motif, il faut renoncer au deux ».

« Mourir, c’est faire acte de présence par excellence. Je n’en reviens pas de ces gens innombrables qui espèrent mourir dans leur sommeil ».

Plus difficiles sont les pages sur les réflexions de Jésus en croix. La liberté du texte romancé atteint ici ses limites. La souffrance causant la perte de la lucidité, le supplicié peut-il encore penser ? Le lecteur est mis à rude épreuve. Placé en position de voyeur, sans possibilité d’intervenir, il est en souffrance lui aussi. Accorder un tant soit peu de vérité aux propos du crucifié devient alors compliqué. Les atrocités ne réjouissent que les bourreaux volontaires et idéologisés. L’actualité nous apprend que le terroriste avant de passer à l’acte se nourrit d’images de tortures et d’exécutions. Voir le Christ se tordre de douleur sur une croix ne favorise ni la réflexion ni l’édification. Nombreux sont les protestants qui ont renoncé au crucifix au profit d’une croix simple et entièrement dépouillée. Les huguenots sont allés jusqu’à symboliser cette croix par « la croix huguenote »construite sur la base de la croix de malte à laquelle ils ajoutent une larme ou la colombe. Selon eux, le salut passe avant tout par la résurrection. Des milliers, voire des millions d’humains ont été torturés dans le monde, beaucoup le sont encore, seul Jésus est ressuscité. Il est devenu Christ parce qu’il est proclamé ressuscité et non parce qu’il a été torturé. Ceci contraste avec la culture de la croix ou Jésus est représenté sanguinolent comme dans les cellules de moines du couvent-musée San Marco à Florence. Dans chaque cellule le peintre Fra Angelico a peint un tableau du Christ (nous devrions dire Jésus) en croix, saignant de ses membres et de son corps.

Vous vous êtes émancipée de la religion catholique dans sa forme et dans sa tradition. Je retrouve cependant ici la théologie de la croix et du martyr qui marque tant l’Église catholique encore aujourd’hui. Le crucifix reste son symbole le plus courant et le plus visible, y compris dans l’espace public. Je me suis souvent demandé pourquoi un catholique mal à l’aise dans son Église, a autant de mal à la quitter. « C’est parce que l’Église est notre mère » me suis-je souvent entendu dire. C’est vrai. Il est plus facile de quitter le père que la mère. Le cordon ombilical résiste. Il n’est jamais tout à fait coupé. Tant pis pour Dieu, tant mieux pour l’Église ! Mais à voir l’insistanceavec laquelle vous maintenez Jésus sur la croix, je ne peux pas m’empêcher de penser que le supplice attire et repousse à la fois. Lorsque les exécutions avaient lieu sur la place publique une foule de badauds se précipitait sans qu’il y ait des sentiments de vengeance. La mort fascine. Là est une des raisons pour lesquelles la crucifixion l’emporte sur la résurrection dans la pensée des hommes et des femmes du monde.

Je ferai la même remarque sur l’idée qui est la vôtre selon laquelle Jésus se serait trompé en acceptant de s’offrir en sacrifice pour l’humanité. Je retrouve la théologie sacrificielle de l’Église selon laquelle Jésus a donné sa vie pour nos péchés. Vous vous représentez Jésus comme faisant tout ce que son père lui a ordonné. Il regrette – mais trop tard, la croix est déjà là – d’avoir accepté une pareille mission. Cette obéissance à Dieu vous trouble. Vous faites de cette histoire entre le père et le fils, l’histoire d’une émancipation, Jésus s’opposant à son père au moment de la crucifixion, se sauvant ainsi lui-même en quelque sorte. Il serait plus simple me semble-t-il d’abandonner cette vision de Dieu – et vous le faites sans en prendre la mesure dans toute la première partie – pour éviter à la fois la naïveté menant à une obéissance servile et l’erreur, reconnue par la suite, dont aurait fait preuve Jésus selon vous. Cela nous éviterait d’être, à notre tour, les victimes du Dieu selon nos représentations, comme Jésus l’a été lui-même lorsqu’il s’imagine selon vous qu’il n’avait droit « ni à la sexualité ni à l’état amoureux ».

Enfin vous faites dire à Jésus de très belles choses sur l’amour et le pardon. L’amour ce n’est pas mener une vie de chien, ne s’autoriser aucun plaisir et se tuer au travail pour laisser un héritage aux enfants. L’amour ce n’est pas se haïr, se faire du mal pour le bien des autres. L’amour ce n’est pas ne pas exiger une punition pour celui qui se conduit mal envers moi, ce n’est pas une obéissance aveugle au commandement « aime ton prochain comme toi-même ». Pardonner n’est pas seulement un élan du cœur qui n’exige aucune contrepartie. La souffrance de l’Un, n’efface pas celle des autres. En lisant toutes ces belles paroles, ici encore j’ai l’impression de me retrouver dans les questions habituelles de l’Église au sujet de l’amour et de tourner en rond. L’Église veut faire de l’amour et du pardon des fondamentaux qui sont devenus inadéquats avec le contexte actuel. Au nom de l’amour et du pardon on laisse des injustices prospérer, on ne sanctionne pas ce qui défavorise et pourrit la vie des autres. Ces deux vocables, amour et pardon, enferment l’Église et cela d’autant plus que ses membres sont dans l’incapacité de vivre ce qu’ils prêchent. Son histoire en témoigne : inquisitions, intolérances, agressions, violences, guerres. La liste est longue et interminable tant ce qui ne fait pas « amour » est multiple. Ne serait-il pas plus sage de se tourner vers la pensée grecque qui s’intéresse à divers types d’amour ( philéia : amitié, amour bienveillant ; eros : amour naturel, plaisir du corps ; storgé : affection familiale ; agapé : amour désintéressé, inconditionnel ) et à la qualité des liens qu’ils définissent avec les autres et avec les choses. En Espagne par exemple, on n’aime pas sa femme avec le même mot avec lequel on aime les gâteaux : quierola mujer, me gustanlos pasteles. Par ailleurs, l’amour ne se manifeste pas seulement dans le lien avec les autres mais aussidans l’accueil qui est fait à toutes les structures, religieuses, politiques, culturelles, supportant les différences. Dans « la religion de l’amour », Ibn Arabi, poète soufi andalou écrit : « Mon cœur est devenu capable d’accueillir toute forme. Il est pâturage pour les gazelles et abbaye pour les moines ! Il est un temple pour idoles et la Ka’ba pour qui en fait le tour, il est les tables de la Torah et aussi les feuilles du Coran ! La religion que je professe est celle de l’amour ».

Ces remarques n’enlèvent rien à votre roman en forme de conte philosophique où se mêlent subtilement légèreté et profondeur. Il était important de comprendre ce qui a pu vous motiver et vous pousser dans cette direction. Votre livre laisse entendre un « non »  très clair aux conceptions classiques de l’opinion en général et des religions en particulier concernant Dieu et le Christ. J’ai envie de dire bravo avec toutefois cette réserve : vous faites encore vôtre, sans doute à votre insu, les croyances et les errements de l’Église. Nombreux sont les chrétiens qui voudraient s’émanciper du Dieu et du Christ de l’Église pour rencontrer le Dieu et le Christ de leur intelligence, de leur intuition et de l’Évangile. Ils n’y parviennent  pas. L’Église semble les avoir marqués à vie au fer rouge, le fer de la peur et de la culpabilité en particulier. Il y a pour eux des zones sacrées auxquelles ils s’interdisent de  toucher. La rupture ne peut pas être totale. Un lien avec l’institution s’impose. C’est ce qui se passe pour vous lorsque vous dites avoir été bien reçu par un prêtre ouvert et moderne qui vous a proposé d’officier à la messe avec lui. Vous semblez avoir besoin de ce lien. Est-il possible à vous et – je le précise avec force – à nous tous, d’aller au bout de la liberté pour penser le Christ ?

Je reviens à la soif qui est le titre du livre. Comme vous semblez le dire, comment ne pas être d’accord avec cette idée qu’il faut éviter d’étancher totalement la soif. Michel Tournier faisait de soif son mot favori : « un homme qui n’a pas soif n’est pas un homme qui vit».Cette soif toujours présente, d’autres l’appellent désir. Gaston Bachelard différencie le désir du besoin. Le besoin dit « assez, assez ! »(On ne boit plus quand on n’a plus soif). Le désir crie « encore, encore ! ». Il n’est jamais satisfait. Il est une force qui entraîne toujours plus loin, parfois dans une impasse voire un précipice comme l’addiction. Pour Spinoza, « le désir est l’essence de l’homme, c’est à dire l’effort par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être ». Il entraine vers la vie. L’homme est un être de désir. Beaumarchais notait que le désir distingue l’homme de l’animal. Jésus aurait-il renoncé au désir, autrement dit à la vie ?  Impossible. Il  opte pour la vie dans ses actes comme dans ses paroles. Il se dit être le pain de vieet sur la croix il s’écrie « j’ai soif » parce que l’eau c’est la vie.   Mais plutôt que d’écrire comme vous le faites, « pour éprouver la soif, il faut être vivant », je pencherai pour « l’épreuve de la soif nous rend vivant ». La soif apparait lorsque nous sommes malades de la fièvre, ou déprimés, ou paralysés par la peur, ou tout simplement après un coup de chaud. Ensuite ce n’est pas la soif qui vivifie mais l’eau dont on s’abreuve. On sait aujourd’hui combien il devient difficile d’obtenir de l’eau pure, riche en minéraux et non polluée.

PS : JourJpour vous. J’apprends en direct que le Goncourt vous échappe. La cause, je ne la connais pas. C’est peut-être parce que votre livre est empreint de religieux. Celui-ci domine dans toutes les pages. Ce religieux paraît coupé de la vie, du monde. Je ne vous cacherai pas qu’à la fin je trouvais l’histoire lassante pour ne pas dire morbide. Jésus tourne autour de lui-même. L’Évangile le présente tourné vers les autres. Il n’existe pas sans les autres. Jésus existe chaque fois que cet autre s’accomplit pleinement dans son humanité. Il n’est retenu ni sur la croix ni dans son tombeau. Jésus est l’homme accompli, il n’a pas d’autre lieu que l’humain. Il s’accomplit en l’homme. Le livre de Jean-Paul Dubois qui vient d’obtenir le Goncourt tient en haleine parce qu’il décrit ce chemin qui mène à l’accomplissement de chacun depuis la place qu’il occupe. Votre livre laisse le lecteur bien seul après avoir enduré le spectacle d’une mort cruelle.

Enfin Madame, faites- moi la grâce d’apparaitre sur les plateaux de télé habillée de noir avec le grand chapeau. Telle était la tenue de ma grand-mère. Il n’y a aucune dérision dans ma demande. Loin de moi de vous comparer à elle, ni pour l’âge ni pour la beauté, encore moins pour son état physique. Cette paysanne était courbée à quatre- vingt dix degrés tant le travail de la terre était dur et difficile. Ceci l’obligeait à poser son magnifique chapeau sur un magnifique foulard noir noué sous le menton. Ce foulard cachait sa calvitie et retenait le chapeau sur sa tête.  Elle était toute habillée de noir parce que disait-elle « je suis veuve et tu n’as pas connu ton grand père.» Mais qu’elle était belle ma grand-mère ! Le teint de la peau du visage contrastait avec le noir de ses habits. Cette peau était ridée avec une telle régularité, une telle grâce et une telle harmonie que, cinquante après, j’y pense encore. Courbée, elle devait relever la tête pour me regarder. J’étais émerveillé. Lorsqu’apparait votre chapeau, me revient le visage de celle que j’appelais «  Mémé ».

Bonne route, Amélie et merci pour votre œuvre littéraire.

À propos de l'auteur

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Serge Soulié

2 Comments

  • Merci , Serge , pour ta lettre magnifique à Amélie Nothomb . Qui me donne envie de relire « Soif » avoir attention , accompagnée par ton empathie , éclairée par ta théologie fluide , limpide , enthousiasmante. Mais lui as- tu seulement envoyé cette lettre ?

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