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Gilbert Charbonnier : Les religions et l’au-delà

D’une transcendance métaphysique à une transcendance « méta-ontologique » 1

La transcendance métaphysique.

L’ensemble des traditions religieuses sont affectées par la mondialisation. Elles doivent se côtoyer et trouver comment vivre ensemble, sous peine d’entrer dans un processus d’affrontements dramatiques pour défendre leurs identités respectives et pour assurer leur existence menacée par d’autres traditions ou visions du monde. Ces conflits sont bien évidemment exacerbés par les relations de pouvoirs économiques et politiques. Tandis que les uns se trouvent dans une position d’auto-défense face à des courants majoritaires ou dominants [Par exemple, les minorités chrétiennes du Proche ou Moyen-Orient], pour d’autres au contraire le moment semble venu d’imposer leur vérité et leur vision du monde, dans une perspective universaliste [les divers fondamentalismes]. C’est ainsi que la thèse du conflit des civilisations débouche sur une perspective d’affrontement sans merci, et de divers ethnocides.

Les relations de dialogue inter-religieux conduisent heureusement à une meilleure connaissance réciproque, à l’acceptation de la cohérence des diverses traditions, et au respect réciproque nécessaire à leurs rapports mutuels. Mais cette démarche ne permet pas d’aller au-delà de la perspective d’une fraternité morale possible et nécessaire entre les divers mondes religieux de la planète2. Celle-ci est condamnée à un précaire équilibre entre le danger d’un confusionnisme religieux mettant tous les héritages religieux dans le même sac, le désir de se retrancher dans la sécurité de ses convictions, et la tentation de chercher dans une autre tradition le moyen d’accéder à une vérité meilleure en abandonnant ses racines propres. Cet idéal de fraternité est aussi prisonnier des pouvoirs sociologiques (familiaux, ethniques, linguistiques, culturels) qui s’exercent dans la communauté mondiale.

La société occidentale d’origine européenne a été le moteur principal du phénomène de la mondialisation. Elle est à l’origine de l’industrialisation, tout comme de la science informatique et de la robotisation des services et des moyens de production, ainsi que de la vie financière et économique. Ce phénomène a conduit au surgissement d’une globalisation culturelle de type occidental, qui tend à s’imposer partout. Cette nouvelle culture globalisée comprend l’héritage philosophique et spirituel méditerranéen, avec notamment le monothéisme judéo-chrétien et islamique. Le concept même du Dieu monothéiste y est tributaire de la métaphysique hellénistique où l’esprit prévaut sur la matière, et le monde des idées sur l’expérience.

Un phénomène de sécularisation a commencé, en Europe occidentale, dès la Renaissance. Se développant à partir du Siècle des Lumières, il a abouti à une sorte de mise entre parenthèse de la religion au XX° siècle, avec le processus de laïcisation. Mais tout cela s’inscrit toujours dans la même vision d’un monde dont les limites, repoussées toujours plus loin, sont celles de la connaissance et de la pensée.

Dans ce contexte, la transcendance (que les religions appellent souvent, « dieu ») se situe donc au niveau d’un idéalisme philosophique distinguant entre immanence et transcendance, entre nature (physique) et sur-nature (métaphysique). C’est ainsi que s’est ouvert le débat sur l’existence de Dieu. Dieu est, pour certains. Et dans ce cas, de quelle manière ? – D’où les diverses approches philosophiques (raison) ou religieuses (révélation) – Ou bien Dieu n’est pas, pour d’autres. Et dans ce cas une société sans religion est possible. – Débat sans fin sur les preuves de l’existence ou de la non-existence d’un Dieu (ou d’une transcendance) métaphysique.

Pour une transcendance « méta-ontologique ».

L’ouverture actuelle des sciences religieuses à la mondialisation, et donc à d’autres visions du monde, devrait conduire à une problématique nouvelle en matière de transcendance, au- delà des diverses visions du monde (ou cosmologies). Au lieu de la situer au sommet du monde créé, ou de l’univers dans toutes ses dimensions, y compris celles que l’on ne connaît ni n’imagine encore, il convient de concevoir la transcendance comme un au-delà de l’être même. Elle n’est plus d’ordre métaphysique ; elle est au-delà de la réalité ontologique, au-delà de l’ »Essence » de toutes choses, peut-on dire ; transcendance « méta-ontologique ».

Cette perspective renvoie à la réflexion d’E. Husserl et à la phénoménologie, tout comme à JP. Sartre, pour qui le transcendant est l’objet vers lequel la conscience et la vision du monde se dépassent ; il est un au-delà absolu où la parole humaine (pensée et connaissance) n’a aucune prise. Cette notion a donc une signification infinie, multiple et complexe Il convient d’ailleurs de noter que le mot n’appartient pas aux seuls philosophes ou religieux. En mathématiques aussi, il y a des nombres transcendants (cf. les nombres π et e), ainsi que des équations et des fonctions transcendantes.

« Dieu » transcendant étant au-delà de tout discours, le débat sur son existence ou sa non-existence devient alors un non-sens. Le postulat de « Dieu » se situe au-delà de l’être et du néant. Contrairement à ce que le rationalisme occidental semble affirmer, l’au-delà de l’être ne serait pas le néant, mais la transcendance. Le néant, la négation de l’être, n’exclut pas lui aussi sa propre transcendance.

Mais que peut signifier ce postulat d’une transcendance antérieure à l’être et au non- être, au-delà de tout discours, et dont on ne peut rien dire ? Loin de pouvoir constituer la source ou le fondement d’une nouvelle religion, il permet seulement de replacer toutes les traditions religieuses dans une position seconde, et relative à un au-delà absolu. Aucune d’entre elles, en tant que telle, ne peut vraiment plus prétendre à l’universalité pour son discours (sa mystique, sa sagesse, sa théologie, son éthique, …). Toutes sont reconnues et respectées dans leurs spécificités éminentes, mais toujours dans une perspective inclusive. Et chacune a besoin des autres pour parvenir à ses fins ultimes.

Dans leur diversité, les spiritualités de type animiste invitent à un décentrement vers un autre savoir, un autre pouvoir, au-delà de ceux du sujet ou de la collectivité, soit dans un avant (ou un passé, celui des ancêtres), soit dans un ailleurs invisible, au-delà de l’expérience des choses ou des personnes.

La diversité religieuse de l’humanité peut être comprise comme autant d’expressions de la pluralité complexe de cette transcendance ; tout à fait conciliable avec son caractère unitaire profond et radical. C’est pourquoi les diverses religions sont appelées à inventer (découvrir) leur complémentarité, tout en restant fidèles à l’héritage particulier qui leur est propre. Dans toute diversité, la partie est relative au tout, avec les conséquences que cela entraîne pour les relations de chacune avec son environnement.

Dans le monde religieux oriental, la référence hindouiste au « brahmane » semble donner à divers dieux (Vishnou, Shiva, etc.), à diverses traditions ou familles spirituelles la possibilité de se ranger sous cette transcendance pure ou radicale, tout en poursuivant leur propre voie. Par ailleurs, dans les religions juive et chrétienne, la tradition yavhiste désigne la transcendance (ou le nom de Dieu) par le tétragramme, YHWH. On le traduit généralement par « Je suis » ; on devrait sans doute mieux dire, « Je viens à l’être », dans une forme progressive. Dieu rejoint et appelle Moïse (dans le buisson ardent) d’au-delà de ce qui est. Quelle transcendance ! – Il serait intéressant de vérifier si finalement chaque tradition religieuse ne se réfère pas à une telle transcendance radicale, et de quelle manière. Le bouddhisme, avec son appel à l’éveil, est précisément un appel à l’effacement et au dépassement de la conscience par rapport à la transcendance de la vie. Reste à s’ouvrir à un au-delà du mystère de la vie. L’ensemble de ces démarches sont autant de remèdes à tous les radicalismes ou extrémismes religieux du monde, à commencer par ceux que font naître les diverses spiritualités monothéistes.

Il semble notamment nécessaire de s’affranchir de ce dualisme de la pensée chrétienne qui distingue entre les diverses traditions religieuses du monde, nobles fruits de la conscience ou de la spiritualité humaines, objets d’une science propre, voire d’une « histoire (des religions) », et d’autre part les religions judéo-chrétiennes qui auraient reçu la révélation de la proximité de Dieu, de l’incarnation, ou de « Dieu-avec-nous », Emmanuel, indépendamment de toute démarche religieuse. Il n’y a aucune raison pour que cette théologie de la proximité divine (transcendantale) ne soit pas, elle aussi le fruit de la spiritualité humaine, objet d’étude pour les sciences humaines, comme les autres traditions spirituelles.

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Une conversion radicale est nécessaire. Il y a un au-delà des identités religieuses, un au-delà de la divinité et des Dieux. Un dépassement est nécessaire partout. Il correspond à un dépassement de soi, et à une reconnaissance de l’autre. L’autre est ce qui me manque, et non ce qui me contredit ou me menace.

Il convient que toutes les religions reconnaissent que leurs spiritualités, leurs piétés et leurs réflexions théologiques appartiennent à leurs auteurs, qu’elles reconnaissent leurs caractère relatif, et qu’elles invitent à se tourner au-delà de toute mystique, prière, savoir, doctrine, rite, beauté ou perfection.

Il convient que toutes les religions confessent leurs péchés, les sources de malheurs ou de violences qu’elles ont représentés ou représentent dans leurs textes fondateurs, dans leur exercice, et dans leur histoire. Quand le mal et violence se manifestent, sortir enfin du déni qui consiste à répéter : « Tout cela n’a rien à voir avec notre religion » ; mieux vaut les reconnaître pour mieux les surmonter.

Le christianisme est un des éléments de l’éventail religieux mondial. Si cette spiritualité monothéiste a la vertu de connoter la transcendance de la notion de proximité, il n’est pas moins nécessaire de connoter le message chrétien de l’incarnation et de la rédemption en Jésus-Christ (l’homme-nouveau) de la référence à une transcendance radicale, à un tout-autre qui fait aussi de l’être humain un « chercheur de Dieu ». À cet égard, la spiritualité musulmane constitue sans doute un apport non négligeable à la spiritualité chrétienne.

Dans cette perspective, pour ce qui concerne l’héritage judéo-hellénistique et chrétien, la théologie apophatique3 ou négative paraît bien la plus pertinente. Tout discours (toute élaboration doctrinale) sur Dieu devient impossible, en fin de compte. On ne peut se fonder sur une pure parole de Dieu du simple fait que celle-ci est indissociable des humains qui l’entendent et la reçoivent ; et elle n’a par ailleurs que l’être humain pour la dire, pour la transmettre ou en témoigner, voire s’y soumettre ou y obéir. La doctrine de l’inspiration du Saint-Esprit pour les Écritures, textes fondateurs, correspond à la sacralisation d’une production humaine. C’est là notamment, la limite et le danger qui habitent le principe du Sola Scriptura appliqué par la théologie protestante depuis la Réformation. Il convient de l’assortir et de l’équilibrer systématiquement par l’exigence de l’action du Saint-Esprit chez le ou les lecteurs (individu ou communauté) des Écritures. Voilà alors l’ouverture d’un débat très ouvert, et nullement péremptoire.

Pour une théologie des religions : De la transcendance (à la fois une, unique, et plurielle à l’infini …) au-delà de l’être, on ne peut qu’en dire ce qu’elle n’est pas … Sinon qu’elle est sans doute à l’origine des diverses traditions religieuses (mystiques, rituels, liturgies, communautés, traditions, institutions, engagements), objets de convictions, de pratiques, de savoir et de pensée. Toutes sont relatives, même leurs respectives visions du monde.

Une distinction s’impose entre l’espace commun des religions, avec leurs divinités (uniques ou plurielles) d’une part, et le domaine de la transcendance d’autre part. Il en résulte que toutes les religions, dans le déploiement de leur spiritualité (piété, rite, éthique ou doctrine), connaissent une limite « apophatique », qui devrait les rendre toutes inclusives. Aucune d’elle ne devrait plus se réclamer d’une vérité impliquant un caractère de mensonge pour ce qui en diffère. Il devient alors nécessaire de s’ouvrir à une théologie des religions s’intéressant aux diverses élaborations théologiques religieuses, sans exclusion. À cet égard, il convient de se référer à l’œuvre de Raimon Panikkar4.

Dans la perspective d’une théologie des religions, il faut aussi citer la réflexion de Jacques Dupuis5, pour qui la présence et l’action universelle du Verbe de Dieu et de son Esprit font de l’histoire du monde et des peuples le « récit de Dieu », où s’inscrit le message évangélique sans exclusion d’autres courants spirituels. On notera aussi par ailleurs le travail de Claude Geffré6 pour qui il est impossible de se contenter d’une histoire comparée des religions, et pour qui il convient de viser à la fécondation mutuelle ou réciproque des religions dans une perspective de convergence, notamment en ce qui concerne le dialogue islamo-chrétien.

R. Panikkar paraît celui qui a le mieux élaboré le cadre convenant à une théologie des religions. Pour lui,

– l’expérience humaine, ou le propre de l’homme, est d’être capable de ce qui n’a pas de frontière, d’user de la notion d’infini, de s’ouvrir toujours à quelque chose de plus ; c’est le dépassement, c’est l’expérience de Dieu et de la transcendance ;

– le christianisme paraît être un exemple de dépassement. Jésus comme image de Dieu supplante celle de YHWH de la première alliance. Mais la confrontation de ces images doit être source d’enrichissement, et non d’exclusion, ni d’affrontement.
– il ne faut pas oublier le lien d’interdépendance existant entre religion et culture. La culture peut être le langage de la religion ou de la transcendance ; la religion peut représenter la finalité et le contenu ultime de la culture.

N.B. : Dans cette perspective, il conviendra aussi de souligner l’importance de la Théologie du Process en relation avec l’élaboration d’un théologie des religions qui sera résolument une théologie ad extra et non ad intra. À cet égard, il est nécessaire de mentionner la contribution d’Arnold Toynbee (1889-1975) qui plaide en faveur de religions au service de l’homme et de sa réalisation.7

Il devient alors précieux que des penseurs8 appellent à découvrir la fraternité qui traverse l’ensemble de ces familles religieuses, à l’horizon d’une transcendance « méta-ontologique » (au-delà de l’Être ou de l’Essence, et du non-être ou néant) dépassant une transcendance métaphysique qui sera toujours menacée par la tentation identitaire exclusive.

 

1 Référence. Définition de la transcendance dans « LES PROTESTANTS, 500 ANS APRÈS LA RÉFORME », Éd. Olivétan, 2017 – Glossaire (p. 406) :

« D’une racine latine qui veut dire « ce qui franchit, ce qui dépasse », le mot désigne dans le domaine « philosophique ou religieux, les réalités qui se situent hors de portée de la connaissance ou de l’entendement « humains. Dans la philosophie contemporaine, on parlera de « transcendance » pour désigner le mouvement de « la conscience qui la conduit au-delà d’elle-même et de ce qui est. C’est une capacité de liberté et de « dépassement qui fait que l’être humain ne peut se réduire ni à la matière, ni à la nature, ni à l’histoire. Quand on « parle de la transcendance de Dieu, on souligne son caractère tout-autre, insaisissable. En christianisme, la « transcendance de Dieu n’exclut toutefois pas sa proximité puisqu’il s’incarne en Jésus-Christ : Dieu Emmanuel « (« Dieu avec nous »), celui qui se tient aux côtés de l’humain … »
2 – Abdennour Bidar en est le brillant avocat. Plaidoyer pour la Fraternité (Albin Michel, Paris, février 2015).
3 – cf. Pseudo-Denys l’Aréopagite. Maître Eckhart. St Jean de la Croix. Et notamment aujourd’hui Raimon Panikkar. Autres références, : Jacques Dupuis, Claude Geffré, Arnold Toynbee.
4 – R. Panikkar, L‘expérience de Dieu (Albin Michel, 2002).
5 – J. Dupuis, Vers une Théologie chrétienne du Pluralisme religieux ( Le Cerf, Collection Cogitatio Fidei – N° 200,octobre 1997).
6 – Cl. Geffré, De Babel à Pentecôte, Essais de Théologie interreligieuse (Le Cerf, Collection Cogitatio Fidei – N° 247,
février 2006).
7 – A. Toynbee, Le Changement et la Tradition, le défi de notre temps (Payot, Paris, 1969).
8 – cf. Abdennour Bidar.

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Gilbert Charbonnier

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