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La Nouvelle-Calédonie au cœur Portrait de Jacques Stewart : une vie d’engagement et de fidélité

C’est aux Ollières sur Eyrieux que nous rencontrons avec Elisabeth, mon épouse, Jacques et Monique Stewart. C’était une journée sans lumière et pluvieuse de fin janvier mais qui en rien, n’est venue altérer l’intérêt joyeux des retrouvailles.

Un attachement à l’Ardèche

C’est au moment de la retraite de Jacques, en 2002, que les Stewart s’installent dans la basse vallée de l’Eyrieux. Jadis, les parents de Monique y avaient acquis une maison. Ils y avaient donc quelques attaches qui, avec le temps, ont évolué vers un véritable attachement. C’est un pays qu’ils ont adopté. Ils ont été conquis par les paysages rustiques et naturels qui portent avec les innombrables terrasses sur les flancs des pentes escarpées, la trace du labeur difficile des hommes. Ils ont découvert parfois avec surprise le caractère des gens d’Ardèche, marqué par une rudesse de premier abord mais dont les profondeurs recèlent une insondable générosité. Ils ont appris à connaître l’histoire immensément riche du protestantisme ardéchois avec ses hauts faits de résistance, ses déchirures, ses guerres ; avec ses figures héroïques : les Court, les Durand, et tous les pasteurs du Désert. Jacques précise cependant que tous ces personnages illustres dont on a retenu le nom, ont été portés par un peuple de témoins anonymes, des paysans, des petites gens qui, malgré la dureté de leur existence, prenaient le temps de réfléchir et savaient faire des choix spirituels déterminants. Ce sont ces attaches nombreuses qui relient aujourd’hui les Stewart à l’Ardèche. « La seule chose qui me manque, dit Jacques, c’est la mer ». Jacques est en effet cannois d’origine. Il est un enfant du sud et de la mer. Pourtant il a vécu la totalité de son ministère en dehors du Midi. Au moment d’être nommé pour son premier poste après un proposanat chez Michel Bouttier à Lyon, il a refusé d’être nommé dans le Midi. La Commission des ministères avait décidé cette année-là que tous les jeunes pasteurs seraient affectés dans le Gard, la Drôme ou l’Ardèche. « Pas moi », dit Jacques à Maurice Pont, le président de la Commission des ministères : « Je veux être nommé dans le Nord ».
« Impossible » lui répond celui-ci, « c’est trop dur ! ». D’âpres discussions s’ensuivirent jusqu’au point de faire jouer, s’il n’était pas nommé dans le Nord, l’intérêt d’un appel que Jacques avait reçu pour l’Eglise du Maroc. Un mois après, il était nommé à Calais : « Nous ne l’avons jamais regretté. On a vécu une époque passionnante de mutations. Pourtant je ne connaissais rien à la culture du blé ou de la Betterave ! ».

Un ministère passionnant dans les prisons

Après Calais, Jacques fut appelé à Strasbourg dans une paroisse plutôt classique et plutôt bourgeoise, Saint-Paul. Ce sont les prisons qui le conduisirent ensuite à Nancy. Dans l’été 74, les prisons sont en feu. A Nancy, Toul, Ecrouves, Nîmes, La Santé, St-Martin de Ré, Loos-les- Lille, les détenus se révoltent et demandent des conditions de détention plus salubres. Ils veulent être traités dans la dignité : « Nous ne sommes pas des bêtes. Nous sommes des humains ! ». Après cet été de révoltes, l’administration pénitentiaire fait le ménage dans le rang des aumôneries aussi bien catholique que protestante. Les aumôniers étaient en effet coupables aux yeux de l’administration d’avoir été trop favorables à la cause des mutins. Il fallait donc pour les Eglises trouver des pasteurs pour aller dans les prisons. Ils ne se sont pas bousculés. Jacques, en tant que dernier arrivé, fut en quelque sorte désigné d’office. Depuis Strasbourg, puis ensuite depuis Nancy, il a desservi les prisons d’Ecrouves, Nancy, Toul. « Ce fut une période passionnante. Je me souviens de rencontres avec des détenus où nous lisions des textes de théologiens tels que Louis Evely, Leonardo Boff, et d’autres encore. On se passionnait. C’était d’une richesse inouïe ! ». En 79, il était nommé président de la région du Grand Est et s’installait en 82 à Bar-le-Duc, au siège du Secrétariat régional. C’est ainsi que les prisons puis la présidence de région l’ont naturellement conduit à fréquenter les commissions puis le Conseil de la Fédération Protestante de France. En 1987, il était nommé président de la Fédération Protestante de France.

«Je tenais mon protestant de choc»

La Nouvelle-Calédonie est alors en feu. Le dossier s’impose comme une urgence sur le bureau du tout nouveau président de la Fédération. Saïlali Passa, le président de l’Eglise Evangélique en Nouvelle-Calédonie (ENCIL) est venu à ce moment-là rencontrer le Conseil de la Fédération. Il souhaitait que le nouveau président de la FPF se rende rapidement sur le territoire. Mais les événements vont précipiter les choses. En avril 1988, deux jours avant les élections présidentielles, des indépendantistes kanaks attaquent la gendarmerie de Fayaoué sur l’île d’Ouvéa. Quatre gendarmes sont tués dans l’assaut. Seize autres gendarmes sont séquestrés dans la grotte de Watetö près de Gossanah. On est alors entre les deux tours de la présidentielle. Chirac, premier ministre et candidat, tient absolument à ce que la situation soit réglée avant le 8 mai, jour du vote. L’ordre de l’assaut de la grotte est donné le 5 mai. L’issue est tragique. 19 kanaks trouvent la mort ainsi que deux soldats français. C’est une véritable catastrophe ! Deux jours après l’assaut de la grotte, la France vote. Mitterand est élu et nomme Rocard à Matignon. L’idée de Rocard en arrivant à Matignon, c’est de renouer le dialogue avec les kanaks :

« Il fallait envoyer sur place un groupe de personnalités incontestables et ne représentant qu’elles-mêmes pour renouer le dialogue », dit-il. « Comme je suis protestant, j’ai commencé par mon ami Jacques Stewart, alors président de la Fédération protestante de France. Je lui présente mon projet : Je veux une mission qui parte dans les trois jours, faites-moi une courte liste de noms de pasteurs susceptibles d’en faire partie. Sa réponse a été immédiate : « Monsieur le Premier ministre, cher Michel, si vous me permettez, je me chargerai moi-même de cette mission ». « Je tenais, dit Rocard, mon protestant de choc 1!».

A la lecture de cette interview de Michel Rocard, Jacques réagit avec vigueur :

« Mais c’est faux, c’est le roman de Rocard ! Les choses ne se sont pas du tout passées comme cela ! On avait convenu au Conseil de la Fédération que je répondrais à l’invitation de l’ENCIL. Trop d’événements se passaient en Nouvelle-Calédonie. Il y avait trop de tensions. Le Conseil de la Fédération avait même souhaité avant les élections qu’une intervention soit faite auprès du premier ministre. Avec Jacques Maury, nous sommes allés voir Jacques Chirac pour plaider la cause d’une politique davantage tournée vers le dialogue. Il nous a quasiment évincés. J’avais par ailleurs reçu Tjibaou et le président de l’ENCIL, le pasteur Saïlali Passa, avait rencontré le Conseil de la Fédération en insistant sur le fait que les liens entre l’ENCIL et la Fédération devaient être resserrés et qu’une visite du président de la Fédération était attendue et souhaitée en Nouvelle-Calédonie. Je devais donc partir début mai. J’avais mon billet. Là-dessus, Rocard appelle. Il est vrai que je le connaissais bien. Je l’avais fréquenté assez régulièrement dans un groupe de réflexion où se trouvaient Ricoeur, Encrevé, Maury. Et il me demande tout de go : « Vous ne voulez pas venir, vous ? ». La question de Rocard m’a plongé dans un embarras complètement fou. Il n’était pas question pour moi de partir dans le cadre d’une mission gouvernementale. J’y allais pour l’Eglise et dans le cadre de la relation entre l’ENCIL et la Fédération mais absolument pas pour le gouvernement. Le lendemain, coup de fil de Christian Blanc que Rocard avait nommé comme chef de mission. Il me donne rendez-vous à Nouméa pour rejoindre les autres membres de la mission. Je lui fais part de mes questionnements. Je lui dis que je serai à Nouméa avant l’arrivée de la mission, dans le cadre d’une visite d’Eglise. Mais pour lui, la chose était entendue. « Peu importe, me dit-il, arrangez-vous comme vous voulez, pourvu que vous soyez à Nouméa, tel jour, telle heure ». J’avais consulté Jean-Pierre Monsarrat. Je l’ai appelé trois fois. Finalement, il m’a dit : « Oui, c’est bien que tu y sois ». Outre la bénédiction de Jean- Pierre Monsarrat, il n’y en a qu’un qui m’a soutenu, c’est Jacques Maury. D’autres ont désapprouvé et me l’ont fait savoir. »

Les choses ne se sont donc pas passées comme Michel Rocard les décrit dans l’interview qu’il donne à Télérama en 2013. Jacques Stewart tient absolument à ce que cela soit rappelé. Il est en effet parti pour rencontrer l’Eglise Evangélique de Nouvelle-Calédonie, dans le cadre d’une mission d’Eglise. Ce qui est exact, c’est qu’une fois sur place à Nouméa, il a rejoint les rangs de la mission du dialogue mais avec l’assentiment et le soutien de l’Eglise Evangélique en Nouvelle-Calédonie. Cela s’est fait en toute clarté et transparence. Monseigneur Guiberteau qui représentait l’Eglise catholique dans la mission du dialogue éprouvait d’ailleurs les mêmes scrupules vis à vis de cette mission gouvernementale. Etait-ce bien la place des Eglises ?

Une mission pour réparer les fils du dialogue rompu

Finalement, les scrupules se sont rapidement estompés. Il faut dire que l’équipe de la Mission du dialogue n’avait reçu aucun mandat, aucune injonction, aucun impératif, de la part du premier ministre. Rocard leur avait dit une seule chose : « Il faut que vous répariez les fils du dialogue rompu ». La force de cette équipe, c’était en effet qu’elle n’avait rien à proposer. Aucune solution. Aucun statut pour le territoire. Les membres de l’équipe étaient là pour écouter. Ils avaient des mains vides et rien d’autre que des oreilles pour entendre et pour écouter. Le résultat, c’est que des fils ont été renoués ; des hommes se sont à nouveau parlé ; une communauté tout entière s’est sentie reconnue, écoutée ; les fils du dialogue rompu ont retrouvé des connexions nouvelles. Jacques Stewart attribue à Michel Rocard le bénéfice d’un véritable coup de génie : « Le génie de Rocard, c’est la confiance qu’il fait à la personne ». Il a fait en effet confiance à Tjibaou et Lafleur. Il a su que ces deux personnages avaient un intérêt commun à construire la paix. Un mois après le passage de la Mission du dialogue, ils se retrouvaient en effet à Matignon pour une poignée de main historique et la signature des accords dits de Matignon-Oudinot. La Nouvelle-Calédonie avait basculé d’une situation insurrectionnelle à une situation de dialogue possible. Tjibaou et Lafleur savaient pourtant en signant ces accords que cela ne manquerait pas de soulever en Nouvelle- Calédonie des résistances passionnées. Ils savaient qu’ils engageaient leur propre existence. Mais pour eux, il fallait impérativement redonner à la Calédonie la chance du dialogue !

Un modèle d’intervention qui intéresse le monde entier

Jacques parle de son engagement dans cette mission comme d’un événement extraordinaire dans son ministère. On le comprend ! Il insiste pour souligner combien c’était génial de la part de Rocard de concevoir cette mission :
« L’autre dimension du coup de génie de Rocard, c’est qu’il connaissait bien l’histoire de France. Il connaissait parfaitement le rôle qu’avaient joué les Eglises catholique et protestante, les courants philosophiques, la maçonnerie, dans l’histoire de la colonisation. Il a très bien vu et parfaitement compris qu’il était important de mobiliser toutes ces familles confessionnelles pour réparer, ainsi qu’il le disait lui- même, les fils du dialogue rompu ».
Partout dans le monde, on s’est intéressé à ce qui s’était passé en Nouvelle-Calédonie. Jacques évoque à cet égard le souvenir d’une visite qu’il avait faite avec plusieurs membres de la mission, autour de Michel Rocard lui-même, à Jérusalem. Le gouvernement israélien les avait en effet invités parce qu’il s’interrogeait sur le point de savoir si le modèle de la mission en Nouvelle-Calédonie ne pourrait pas s’appliquer aux relations entre Israël et Palestine. En fait, cela n’a rien donné. Le contexte et les équilibres entre les communautés n’étaient absolument pas les mêmes. Le modèle ne pouvait pas être reproduit. Chaque situation exige probablement la production de son propre modèle de résolution. Ce fut le cas en Afrique du Sud avec la mise en place de la Commission Vérité et Réconciliation présidée par Desmond Tutu. La Mission du dialogue en Nouvelle-Calédonie restera une expérience unique, extraordinaire. Dans le souvenir de Jacques et dans son témoignage aujourd’hui, c’est un privilège extraordinaire que de l’avoir vécue.

Une capacité d’indignation intacte

C’était bon avec Jacques de se retrouver autour de ces souvenirs, mais n’allez pas croire qu’il serait un homme tourné vers le passé et enfermé dans le souvenir. Il conserve sur le présent un regard plus que vigilant et une capacité d’indignation totale. Les derniers mots de notre entretien glissent vers la question préoccupante des migrants et de l’hospitalité. C’est l’ancien président de la Cimade qui alors se met à parler :
« La politique menée par la France depuis des décennies conduit à une catastrophe, dit-il. C’est un formidable gâchis. Quand je lis les textes de la Fédération, on parlait déjà des migrants du temps de Chirac. On a toujours voulu traiter la question des migrants par le biais du contrôle et de la sécurité. Comme si nous étions menacés ! Mais quand donc accepterons-nous l’idée que les migrations sont indispensables et qu’on a besoin de ce brassage permanent de populations et qu’on en aura encore besoin demain ! De toutes façons, après l’Irak et la Syrie, on aura des réfugiés climatiques et on ne pourra pas fermer les frontières. On ne peut jamais fermer ! Quand donc allons-nous changer d’état d’esprit ? ».
Alain Rey

1 Interview de Michel Rocard donnée à Télérama le 07/10/2013.

À propos de l'auteur

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Alain Rey

Directeur de la publication Hier & Aujourd'hui
Pasteur de l'EPUdF
Études à Montpellier, Berkeley et Genève
Pasteur à Fleury-Mérogis, Mende, au Defap et à la Cevaa

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