Méditation Théologie

Gérard Delteil : Le récit de Marc nous laisse devant la croix comme devant une énigme….

La Parole de Pâques n’efface pas le vide de l’absence

Le plus ancien récit de Pâques, celui de Marc, est aussi le plus surprenant. Les mots semblent ici balbutier un mystère. Il n’y a ni gardes, ni disciples, ni anges, ni même aucune apparition du ressuscité. Seules trois femmes, dans le soleil qui se lève, devant le tombeau vide. Et là, un jeune homme, vêtu d’une tunique blanche, et sa parole qui les saisit : Vous cherchez Jésus de Nazareth, le crucifié. Il est ressuscité. Il n’est pas ici. Il vous précède en Galilée. Et les femmes s’enfuient, effrayées…

Qu’est-ce qui se dit entre les mots ?

C’est d’abord le vide de l’absence. Le tombeau est vide. Le corps n’est plus là. Tout ce qui était signe palpable d’une présence est perdu. La foi ne peut vivre que d’une parole nue, elle ne peut se fonder que sur la parole, et rien d’autre. Le tombeau vide est un symbole très fort qui marque l’absence, la dépossession, le dénuement, mais aussi la mort dépossédée, comme une brèche dans la mort elle-même.

Le récit creuse d’abord en nous la trace d’une absence, et donc d’une quête, d’un désarroi, d’un manque, que rien ne peut venir combler.

Dans l’absence se donne une parole. Cette parole de Pâques détourne les femmes du lieu de la mort pour les adresser à la vie. Vous le cherchez. Il n’est pas ici…Il vous précède en Galilée. C’est là que vous le verrez. En Galilée, c’est-à-dire là où tout a commencé. Là où ont été dressés par Jésus les premiers signes de l’espérance du Royaume. Il ne s’agit pas pour elles de revenir en arrière, mais d’aller en avant, puisqu’il les devance vers un nouveau commencement. De le chercher, de le guetter, ni au Temple de Jérusalem, ni sur les nuées du ciel, mais sur les routes de tous les jours, dans les marges de la société, au plus vif du quotidien[1] (Corina Combet-Galland). Puisque, à tout moment, sa parole peut venir les surprendre. Et s’il est devant, c’est que l’avenir est ouvert, et qu’il s’appelle espérance.

A cette parole, les femmes s’enfuient, car elles étaient toutes tremblantes et bouleversées. Et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur (Marc 16.8). Rien n’est plus surprenant que ces derniers mots de l’évangile, qui laissent tout en suspens. La fuite, le tremblement, la peur. La parole de Pâques fracture notre univers. Elle bouleverse tous nos repères. Premières à entendre cette parole, ces femmes en sont toutes désorientées. Elles s’enfuient, en silence, et s’effacent ainsi du récit. Comme pour nous laisser nous-mêmes, lecteurs et lectrices, face à face avec cette parole.

L’absence comme la trace d’une présence

Plus tard d’autres récits s’écriront. Plus tard, on complètera même ce récit de Marc : l’histoire ne peut pas s’achever comme ça, sur cette fin abrupte, sur la fuite et l’effroi. Plus tard, la résurrection s’écrira autrement par les apparitions du ressuscité, le chemin d’Emmaüs, par exemple.

Marc, lui, plus fortement, plus sobrement que tous les autres, me dit l’absence comme la trace d’une présence. Son récit est tissé de silences : le silence de Jésus pendant son procès, sous les outrages des soldats ; son silence sur la croix jusqu’à l’ultime cri. Le silence des femmes au matin de Pâques. Tout se dit entre ces silences, comme quelque chose qui se chuchoterait à mi-voix.

D’un bout à l’autre de l’évangile est posée la question : qui est-il ? L’identité de Jésus est la grande interrogation en débat. La réponse, nous l’avons vu, n’est jamais donnée. Ou bien, à peine donnée, la question est aussitôt relancée. La réponse reste en suspens. Le lecteur pourrait s’attendre à ce que cette réponse naisse enfin de la parole de Pâques. Mais les femmes s’enfuient, et ne disent rien à personne.

Il faut remonter plus haut. C’est devant la mort que surgit la réponse. Quand l’absence est la plus totale. Quand tout est fini, quand tout est perdu. Et dans la bouche de qui ? de l’ennemi romain, du centurion, responsable de l’exécution.

Le centurion qui se tenait face à lui, voyant qu’il avait ainsi expiré, dit : en vérité cet homme était fils de Dieu (Marc15.39). Mais qu’a-t-il vu ? Un corps défiguré, inerte. Il n’a entendu qu’un cri de désarroi ou de révolte. Il n’a vu que l’absence. Et la nuit. Dans cette nuit, il discerne le Fils, la présence même de Dieu. Et cet étranger devient comme la voix de la communauté primitive, la vois de sa confession de foi : en vérité, il était fils de Dieu. Il y a même comme un brin d’ironie : c’est le représentant du pouvoir de Rome, de l’empereur romain maître de l’univers, qui reconnaît dans ce supplicié, dénué de tout pouvoir, la présence même de Dieu.

Peut-on mieux dire que l’Évangile est le renversement de toutes nos images de Dieu ? Nous associons presque toujours Dieu à quelque pouvoir surnaturel, à quelques pouvoir au-dessus de tous les pouvoirs, qui nous ferait échapper à notre condition humaine. Le rêve religieux de tous les temps, c’est d’échapper à nos limites, à notre finitude, c’est un rêve de tout puissance. Mais ici, Dieu se dit dans la faiblesse, non dans la puissance. Dans la nuit, non dans la clarté. Dans la peur et la révolte, non dans l’apaisement. C’est dans l’absence que se donne la présence. La mort de Jésus exorcise toute image de Dieu qui ne serait pas celle d’un amour allant jusqu’à l’extrême du don. La théologie chrétienne, dit en substance Martin Luther, n’a pas son origine sur les hauteurs, mais tout en bas, au plus bas des profondeurs[2]. Elle s’arrête à cette figure du crucifié. Parce qu’ici Dieu se dévoile comme celui qui assume l’indicible de la souffrance humaine, toute cette souffrance qui n’a pas de sens, qui n’aura jamais de sens.

Le récit de Marc nous laisse devant la croix comme devant une énigme. Il n’impose rien. Il ne ferme rien. Il place chacun, chacune devant cette parole et devant ce silence.

Dans la nef de l’Église de Caylus (Tarn-et-Garonne) figure un Christ monumental, taillé dans le tronc d’un ormeau, oeuvre du sculpteur Zadkine. Corps immense, étiré, que prolonge encore la verticalité du bras droit, qui semble tenir en main, le clou qui le crucifie. Décollé de la croix, en oblique, le bras gauche s’étend, la main ouverte, comme un geste de bénédiction, en un signe de victoire. Tout est ramassé dans cette présence massive et cette dissymétrie des bras : la violence de la mort et le don de la vie. Le tragique et l’espérance.

Gérard Delteil : Par-delà le silence – Quand Dieu se tait – Éditions Olivetan, Lyon, 2018, p. 126-129

 

[1] Corina Combet-Galland, « Des murs quand les pierres sont roulées ? A travers l’évangile selon Marc. », Foi et Vie, Cahiers bibliques, 2016,3, p.58

[2] Martin Luther, Commentaire de l’Epitre aux Galates. Œuvres XV, Genève, Labor et Fides, 1969, p. 45.

À propos de l'auteur

Gérard Delteil

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.